Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/63

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 387-390).
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LXIII


Il y a quatre-vingts ou cent ans que le goût des vers burlesques était si général en France qu’on n’osait donner que des ouvrages de cette nature. Un auteur pieux[1], qui voulait être lu et qui voulait l’être sur des matières de religion, imprima la Passion de Jésus-Christ en vers burlesques. Cette manie, qui était passée durant les beaux jours de notre littérature, nous est revenue depuis sept ou huit ans. Nous en avons une nouvelle preuve dans l’accueil que le public fait depuis quelques jours à une brochure intitulée le Paquet de mouchoirs, monologue en vaudevilles et en prose[2]. C’est un savetier qui discourt seul et en jargon de son métier, de ses voisins, de ses camarades, de sa

maîtresse. Le ton de tout cela est assez plaisant pour quiconque sait les finesses du langage de la plus vile populace.

— Un inconnu vient de nous donner un roman intitulé Kara-Mustapha et Basch-Lavi[3] dont voici à peu près l’idée. Le héros de ce livre, fameux par le siège de Vienne, était fils du grand vizir Achmet-Kuprogli. Il fut élevé dans le sérail avec Mahomet IV. Comme il était agréable et bien fait, il plut à la mère et à la sœur, mais d’une autre mère de ce jeune prince. Il recevait des leçons d’amour de l’une qu’il allait répéter à l’autre. Zencoub s’aperçut bientôt que sa jeune rivale faisait plus que la balancer dans le cœur de leur commun amant ; cela la détermina à la faire donner en mariage à Kalick-Assan-Bassa d’Alep, qui la mena dans son gouvernement. Zencoub depuis cet heureux jour posséda sans jalousie son amant, jusqu’à ce qu’on fût instruit à la Porte qu’Assan méditait une révolte. Mustapha fut chargé, à l’insu de la sultane, de prévenir ce malheur. Il porta au sultan la tête de Bassa et ramena d’Alep Basch-Lavi dont il était plus amoureux et plus aimé que jamais. Cette liaison déplut beaucoup à Zencoub et à l’épouse de Mustapha. Elles profitèrent du malheur arrivé aux Turcs devant Vienne pour déterminer Mahomet à faire périr son vizir Kara-Mustapha. On prétend que Basch-Lavi lui survécut peu et qu’elle mourut de douleur.

Ce roman est une vraie rapsodie sans goût, sans style, sans mœurs, sans imagination. Il y a longtemps qu’on voit de ces monstres dans notre littérature.

M. de Boispréaux, qui est connu par la Conjuration de Rienzi et par une traduction de Pétrone, vient de nous donner la Vie de Pierre Arétin[4]. Il résulte de cette lecture que ce célèbre écrivain était le plus effronté, le plus licencieux, le plus médisant, le plus menteur, le plus vain de tous les hommes. Il jouit pourtant d’une grande réputation.

Charles-Quint avait pour Arétin des attentions marquées. Un jour, ce prince étant en voyage et le secrétaire de ses commandements lui ayant présenté un grand nombre de dépêches, il leur demanda la lettre qu’il avait ordonnée pour recommander Arétin au grand-duc, la signa et remit le reste à un autre soir.

On raconte qu’un prince espagnol entretenait un courrier pour avoir le premier ce qui sortait de sa plume, sans compter les pensions qu’on lui faisait. Il se vantait d’avoir su, avec une bouteille d’encre et une main de papier, se créer deux mille écus de rente dont les fonds étaient assignés sur la sottise d’autrui.

Tani, parlant d’un babillard, dit qu’il était plus riche en paroles qu’Arétin en coups de bâton.

M. de Boispréaux aurait pu recueillir beaucoup de faits agréables sur l’Arétin. J’ignore pourquoi il ne l’a pas fait. Ces récits auraient jeté plus de vivacité et d’intérêt dans son ouvrage que des extraits, qui ne signifient pas grand’chose, des lettres et autres ouvrages de cet écrivain. Comme le fond de cette histoire n’est rien, je ne crois pas essentiel d’insister sur la forme, qui n’est pas grand’chose.

— On parle toujours beaucoup de la construction d’une place où doit être mise la statue de Louis XV. Comme cette place doit coûter des sommes immenses et que le royaume est fort obéré, un de nos poëtes, nommé de Bonneval, a adressé au roi le madrigal suivant :

On doit faire une place élégante et correcte ;
Chacun trace à son gré le plan qu’il a formé ;
ChacC’est pour Louis le Bien-Aimé,
ChacTout Paris devient architecte.
Vous êtes, il est vrai, le plus doux des vainqueurs ;
Ce titre seul mérite une gloire immortelle ;
Grand roi, contentez-vous de régner dans nos cœurs ;
ChacEst-il une place plus belle ?

— La tragédie d’Aristomène, qui avait été jouée l’été dernier avec tant d’éclat et qui a été reprise cet hiver avec assez de succès, vient de perdre par l’impression la meilleure partie de sa réputation. Tout l’intérêt de la pièce porte sur le péril de Leuxis et Léonide de la part du Sénat. Or, les connaisseurs prétendent que ce danger est chimérique, puisque les sénateurs n’auront point et ne peuvent pas avoir la hardiesse de faire périr la femme et le fils d’un homme que le peuple regarde comme son libérateur, et que l’armée, qui est sous les murs de la ville, adore comme un héros. La versification de cet ouvrage paraît dure à beaucoup de gens, les inversions hasardées, le dialogue obscur. Les maximes qui ont fait le succès de cet ouvrage sont assez heureuses, quelquefois fausses et presque toujours déplacées. Des personnages agités de violentes passions ne s’avisent pas de lâcher des sentences.

M. Marmontel a mis à la suite de son ouvrage des réflexions sur la tragédie ; le plus grand nombre se trouve partout. Quelques-unes plus neuves sont copiées de M. de Voltaire. L’auteur en a hasardé de particulières qui vont à sa manière d’écrire. Il prétend, par exemple, qu’on ne peut guère réussir aujourd’hui dans la tragédie que par des situations ; cela est faux, mais l’auteur a intérêt que cela soit vrai, et il appuie sur cela avec une vivacité qui le trahit.

— Le nouvel opéra de Zoroastre continue à attirer beaucoup de monde et à essuyer des contradictions. Je m’y trouvais il y a quelques jours à côté d’un Anglais. Il demanda une place aux balcons, aux loges, à l’amphithéâtre, à toutes les places où un galant homme peut être placé avec bienséance. Comme on lui répondait toujours que toutes les places étaient prises, il dit : « Je n’entre pas dans une maison que je n’entende dire des horreurs de cet opéra ; j’y viens dix fois de suite et je ne puis pas y trouver de place ; il n’y a que les Français au monde capables de ces contradictions. »

  1. L’abbé Pellegrin.
  2. Quérard assigne la date de 1755 à cette facétie de Vadé.
  3. Par N. Fromaget. Amst. (Paris), 1750, in-12.
  4. La Haye, 1760, in-12. Boispréaux est le pseudonyme de Bénigne Dujardin, ancien maître des requêtes.