Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/6

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 90-95).
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VI

Vous connaissez les grâces touchantes et naturelles de Mme  Deshoulières ; on vient d’imprimer un assez grand nombre de ses poésies qui n’avaient pas vu le jour ; on n’a pas donné tout ce qu’on a trouvé d’ouvrages posthumes, on a choisi, et, à ce qu’il me paraît, assez heureusement[1]. L’éditeur a accompagné son présent d’une vie de la dame, où vous ne trouverez que des faits ennuyeux et mal exprimés. S’il y a quelque chose de curieux dans cette préface historique, c’est l’aventure que je vais transcrire.

Mme  Deshoulières étant allée voir une de ses amies à la campagne, on lui dit qu’un fantôme avait coutume de se promener toutes les nuits dans l’un des appartements du château, et que depuis bien du temps personne n’osait y habiter. Comme elle n’était ni superstitieuse, ni crédule, elle eut la curiosité, quoique grosse alors, de s’en convaincre par elle-même, et voulut absolument coucher dans cet appartement. L’aventure était assez téméraire et délicate à tenter pour une femme jeune et aimable. Au milieu de la nuit, elle entendit ouvrir sa porte ; elle parla, mais le spectre ne lui répondit rien ; il marchait pesamment et s’avançait en poussant des gémissements. Une table qui était au pied du lit fut renversée et les rideaux s’entr’ouvrirent avec bruit ; un moment après, le guéridon qui était dans la ruelle fut culbuté, et le fantôme s’approcha de la dame. Elle, de son côté, peu troublée, allongeait les deux mains pour sentir s’il avait une forme palpable ; en tâtonnant ainsi, elle lui saisit les deux oreillees sans qu’il y fît grand obstacle. Ces oreilles était longues et velues, et lui donnaient beaucoup à penser. Elle n’osait retirer une de ses mains pour toucher le reste du corps, de peur qu’il ne lui échappât, et pour ne point perdre le fruit de ses travaux elle persista jusqu’à l’aurore dans cette pénible attitude. Enfin, au point du jour, elle reconnut l’auteur de tant d’alarmes pour un gros chien assez pacifique, qui, n’aimant point à coucher à l’air, avait coutume de venir chercher de l’abri dans ce lieu, dont la serrure ne fermait pas. Le lendemain, elle railla de leurs frayeurs ses hôtes étonnés de sa bravoure.

— Nous venons de recevoir de Hollande un ouvrage intitulé Direction pour la conscience et un Roi[2]. C’est le détail de toutes les fautes que peut faire un monarque dans le gouvernement de ses États et la conduite de son peuple. Cet ouvrage, qui est encore peu connu, ne peut manquer de faire beaucoup de bruit. On l’attribue à l’illustre auteur du Télémaque, et on prétend qu’il a été fait pour le duc de Bourgogne. La morale de l’ouvrage me ferait croire qu’il est de M. de Fénelon, le style m’en ferait douter ; ce sont ses principes, mais ce n’est pas son langage. Ce livre n’est pourtant pas mal écrit ; on y trouve de l’exactitude et du naturel, mais point de cette élégance qui caractérise cette plume célèbre. On a jeté à la fin de cette brochure un morceau de politique qui est de main de maître.

— Le roi, pour embellir sa maison de Choisy, a ordonné onze tableaux d’histoire aux meilleurs peintres de son royaume. Chaque artiste a été le maître de choisir son sujet, et on lui a payé son travail d’une bourse de jetons ou d’une médaille de la valeur de deux cents livres à son choix. C’est peu pour un grand roi et trop pour les artistes qui ont très-mal répondu au choix du prince et mal soutenu l’honneur de notre école. Ces tableaux ont été exposés au Louvre. Voici le jugement qu’en a porté l’abbé Le Blanc dans son ouvrage imprimé[3].

Le premier tableau est de Restout. Il représente Alexandre qui, après avoir bu le breuvage qui lui a été préparé par Philippe, son médecin, lui donne à lire la lettre dans laquelle on lui marque que son médecin voulait l’empoisonner. Le très-beau côté de ce tableau est l’ensemble ; toutes les parties concourent parfaitement au but général. Il manque de la noblesse à la figure principale : Alexandre a l’air d’un Lazare qui ressuscite.

Le second tableau, qui est de Van Loo, représente Silène, nourricier et compagnon de Bacchus, Le coloris du tableau est parfait, chose remarquable dans un temps où cette partie est un peu négligée en France : on a trouvé trop blanches les chairs de Silène.

Le troisième tableau, qui est de Dumont, représente Mutius Scœvola qui se brûle le poing pour avoir tué le secrétaire de Porsenna au lieu de Porsenna même. Scœvola a une attitude peu naturelle. Le roi est représenté un diadème sur la tête, ce qui est très-mal entendu, parce que, en ce cas, le Romain n’a pas pu se tromper. La figure du secrétaire est admirable, et les figures si bien disposées que leur multitude ne cause point de confusion.

Le quatrième tableau, qui est de Roucher, représente Jupiter changé en taureau, portant sur son dos Europe qu’il enlève par surprise. Il n’y a rien de plus élégant, de plus gracieux, de plus voluptueux que cette composition. En général, son coloris n’est pas beau, et la couleur de rose y domine trop.

Le cinquième tableau, qui est de Natoire, est tiré d’Anacréon ; c’est une Fête de Bacchus. La perspective aérienne y est parfaite, et toutes les figures ont une âme infinie. La terrasse de la colline d’où l’on voit Bacchus descendre est trop grise et trop nue.

Le sixième tableau, qui est de Pierre, représente Armide qui, voyant l’armée des Sarrasins défaite et craignant de tomber entre les mains de Renaud, s’éloigne et tire de son carquois une flèche pour se tuer. Renaud survient et l’arrête. Les expressions qui sont sur le visage d’Armide et sur celui de Renaud ne sont ni assez pathétiques ni assez vraies : la figure d’Armide manque de grâces et celle de Renaud n’a pas assez de noblesse. D’ailleurs le peintre a quitté son coloris pour en prendre un maniéré.

Le septième tableau, qui est de Jeaurat, représente Diogène qui, voyant un Jeune garçon boire dans sa main, brise sa tasse comme lui devenant inutile. Le peintre a bien fait de placer le lieu de la scène dans une place d’Athènes ; par là il produit dans son tableau plusieurs habitants de cette ville qui, par l’attention avec laquelle ils regardent Diogène, font valoir davantage l’action de ce philosophe. Il n’y a pas assez de chaleur et de force dans cet ouvrage.

Le huitième tableau, qui est de Collin, représente Pyrrhus dérobé à la fureur des meurtriers de son père et embrassant les genoux du roi d’Esclavonie, auquel on l’amène, d’un air aussi suppliant que s’il était en âge de raison. Ce tableau ne fait pas l’impression qu’une action aussi intéressante devrait produire naturellement, et les figures y sont trop multipliées.

Le neuvième tableau est de Le Clerc ; il représente Moïse sauvé des eaux. Les figures sont bien dessinées, mais elles ont toutes la même physionomie ; d’ailleurs le coloris n’est pas heureux.

Les dixième et onzième tableaux n’ont pas été exposés, parce que quelques indispositions ont empêché Galloche et Cazes d’y mettre la dernière main.

L’auteur des jugements que je viens de rédiger en a hasardé d’autres sur quelques morceaux de peinture. On peut y ajouter quelque foi parce que La Tour, notre grand peintre en portraits et en pastels, a conduit la plume de l’auteur, qui n’entend rien à ces matières.

— Puisque j’ai occasion de parler de M. l’abbé Le Blanc, je vais tacher de vous faire connaître cet écrivain, qui a envie de faire du bruit et qui a rêvé qu’il était un grand homme. Cet abbé a fait son entrée dans les lettres par un recueil d’élégies dont on n’a jamais parlé, même en mal. Il fit, quelques années après, une tragédie intitulée Aben-Zaïd ; quoique faible, on la joua parce qu’on la trouva au-dessus de l’auteur. Il a publié depuis les Lettres d’un Français. C’est un parallèle des Anglais et des Français sur les mœurs, les usages, les talents, les succès, le gouvernement des deux nations. Le premier volume se laisse lire, le second tombe des mains, le troisième indigne. Ces lettres sont écrites d’un style pesant, elles commencent presque toutes par des éloges puérils ; les répétitions y sont continuelles, et malheureusement les choses qui y sont répétées sont extrêmement communes. L’abbé Le Blanc est connu à Paris pour un insolent ; aussi l’abbé Hubert, homme riche, lui donna-t-il en mourant 4, 000 francs pour avoir soutenu la pauvreté avec impudence ; ce sont les termes du testament. — On discourait chez une dame à Paris sur l’orgueil de je ne sais quel homme ; l’abbé Le Blanc parut le plus acharné. Quelqu’un, indigné de ce procédé, lui demanda s’il n’avait pas aussi son orgueil : « Il est vrai, dit l’abbé Le Blanc, j’ai de l’orgueil, mais il n’humilie personne. — Non, lui répliqua-t-on, il fait pitié. » L’abbé Le Blanc vient de se faire peindre par La Tour, qui lui a conservé son air arrogant, bas et sot. Ce portrait a donné lieu à l’épigramme suivante qui a couru tout Paris :


La Tour s’est trompé, ce me semble,
ELn nous peignant l’abbé Le Blanc ;
C’était bien assez qu’il ressemble ;
Hé ! pourquoi le faire parlant[4] ?

— On vient de publier une Histoire des sièges de Berg-op-Zoom qui ont précédé celui qui vient de finir. C’est une rapsodie où il n’y a ni connaissance, ni style, ni goût.

— Il vient de paraître une ode sur la prise de Berg-op-Zoom : les pensées en sont triviales et les expressions basses et gigantesque : en voici la dernière strophe, qui est une des moins mauvaises :


Pour une conquête si belle
Lowendal, des mains de Louis,
Reçoit une palme immortelle,
Des vrais héros l’auguste prix.
Français si chers à Bellone,
Qu’un glorieux trépas couronne,
Vous mourez pour nous, mais la gloire
Vous porte au temple de mémoire
Nos hommages et nos encens.

— Un ingénieur nommé Bazin a régalé le public d’une épître éroïque sur les campagnes du roi. C’est un des ouvrages les plus burlesques qui aient paru depuis longtemps. L’auteur a voulu donner du grand ; il n’a donné que du gigantesque ; si la plupart de nos poëtes avaient entrepris de rendre le roi ridicule, ils ne devraient pas écrire autrement qu’ils le font. L’écrivain qui me donne occasion de faire cette réflexion est plus dans ce cas qu’un autre.

  1. Œuvres complètes de Mme  et Mlle  Deshoulières. Nouvelle édition augmentée de leur èloge historique (par de Chambors). Paris, 1747, 2 vol. in-12.
  2. Destiné d’abord à l’édition de Télémaque, publiée en 1734 par le marquis de Fénelon, neveu de l’auteur, l’Examen de conscience pour un roi (c’est là le titre primitif) parut en 1747, in-l2, sous la rubrique de Londres.
  3. Voir dans le livret du Salon de 1747 une longue description de ces tableaux exposés dans la Galerie d’Apollon. La Lettre (de l’abbé Le Blanc) sur l’exposition des ouvrages de peinture, de sculpture, etc. (de l’année 1747), in-12, est ornée d’un frontipiice gravé par Le Bas d’après un dessin de Boucher.
  4. Cette épigramme est de Piron.