Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/7

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 95-100).
◄  VI.
VIII.  ►

VII

L’Opéra donne depuis quelque temps une pastorale nouvelle intitulée Daphnis et Chloé[1], dont le sujet est le même que celui du roman qui porte ce nom. Les paroles sont d’un jeune homme de dix-huit ans nommé Laujon, et la musique de Boismortier. Ce musicien, plus abondant que savant, plutôt mauvais que médiocre, s’est acquis dans son métier la même réputation que l’abbé Pellegrin avait dans le sien. Celui-ci était obligé de faire des vers pour vivre, et est mort en poëte ; celui-là a fait une petite fortune par le grand nombre d’ouvrages qu’il a donnés au public. On les achète sans les estimer ; ils ne servent qu’à ceux qui commencent à jouer des instruments ou à quelques tristes bourgeois dans les concerts dont ils régalent leurs voisines et leurs compères. On peut juger par là de la musique du ballet nouveau. Il faut cependant rendre justice à quelques morceaux de récitatif assez bien exprimés : tout le reste en est mauvais ou faible, ou pillé.

Les paroles ont le seul avantage d’être faites par un jeune homme qui laisse entrevoir une sorte de talent : le ballet est en trois actes avec un prologue. Ce prologue n’est guère ingénieux ; il est, comme tous les autres, collé au sujet. Le vieux jardinier du père de Chloé, à la vue de la beauté des fleurs qu’il cultive, se rappelle le temps passé où il donnait des bouquets à sa belle. Un enfant (c’est l’Amour) l’interrompt dans ses regrets. Le bonhomme, qui sait que les enfants sont étourdis, craint pour ses fleurs et veut l’arrêter. L’enfant se moque du vieillard et cueille ses fleurs. Le jardinier désespéré veut le chasser et le menace même de le punir. Mais un certain je ne sais quoi fait expirer sa colère ; d’autres enfants paraissent soudain et augmentent le dégât à la crainte du jardinier. L’Amour enfin se fait connaître en lui adressant ces paroles :


Je ne viens point ici faire verser des pleurs ;
Depuis longtemps j’habite ce bocage.
Je suis dieu des amants. Souvent, dans ton bel âge,
Je te comblai de mes faveurs.
J’attirais en ces lieux l’objet qui sut te plaire,
Je t’indiquais la fleur qui lui plaisait le mieux,
Et si j’étais invisible à tes yeux,
C’est que j’étais caché dans ceux de ta bergère.


Voici comment le poëte a traité le sujet en s’écartant un peu du roman. Chloé passe pour être la fille d’un nommé Drydas, jardinier de Saphir qui est son véritable père. Chloé est enlevée par des corsaires : Daphnis apprend cette triste nouvelle à Drydas, et lui reproche d’en être la cause par le refus qu’il lui a fait de la lui donner en mariage. Les nymphes sous la protection desquelles étaient Daphnis et Chloé ordonnent à Daphnis de s’embarquer et de laisser voguer sa barque au gré des vents jusqu’à l’endroit où elle s’arrêtera d’elle-même. Il accepte l’augure, il s’embarque. Sa nacelle vogue et s’arrête tout à coup près d’une île. Daphnis saute sur le rivage et aperçoit une bergère endormie ; il s’approche, son cœur tressaille. C’est Chloé elle-même : il craint de la réveiller : elle rêve et nomme en dormant son cher Daphnis. Enfin elle ouvre les yeux ; quel spectacle pour elle ! son amant à ses genoux ! mais leur bonheur est bientôt troublé, l’inflexible Drydas refuse d’écouter leurs vœux. Daphnis se plaint à Saphir qui, touché de la constance et de l’amour de Daphnis, lui promet de le rendre heureux. Drydas s’y oppose de nouveau et découvre le secret de la naissance de Chloé. Saphir la reconnaît pour sa fille au récit que Drydas lui fait, et à un bracelet qu’elle avait au bras lorsque l’inhumanité de son père la fit exposer pour la laisser périr afin que son fils fût l’unique héritier de ses richesses et de son rang. Daphnis perd de nouveau l’espérance de posséder Chloé. Saphir la lui refuse, Chloé en gémit et ne veut vivre que pour son berger. On éloigne Daphnis ; mais tandis que le père va rendre grâce aux dieux, Daphnis revient et trouve Chloé seule, qui déplore son sort. Ils se jurent l’un à l’autre un amour éternel, et, pour serrer leurs liens, ils vont en faire le serment sur l’autel de Pan, qui les a toujours protégés. Saphir avec son ami Agénor arrivent au moment où Daphnis et Chloé se donnent mutuellement la foi. La colère de Saphir veut éclater, mais Pan apparaît soudain et leur dit que ce mariage est approuvé des dieux, que Daphnis n’est pas ce qu’il paraît, et qu’il est fils d’Agénor. Chacun alors est content, et l’hymen des deux amants ne trouve plus d’obstacles.

La construction de ce poëme est vicieuse, les scènes mal filées, les fêtes mal amenées, les reconnaissances étranglées et manquées. En général la poésie est assez douce et assez lyrique, mais faible. Il serait à souhaiter que l’auteur eût d’autres Aristarques que ses Mécènes. Il est sous la protection de la femme d’un fermier général ; car c’est ici un air que l’on se donne d’avoir des auteurs à ses gages. Le bel esprit est si fort en vogue à Paris depuis quelque temps que la maison du plus petit financier est remplie d’académiciens ou d’aspirants à l’être. Cependant, malgré cette fureur, le financier n’en est pas moins sot et l’auteur moins pauvre. Le rôle de celui-ci est un vrai supplice. Il faut, s’il veut tenir, qu’il applaudisse aux maussades discours du maître et au mauvais goût de la maîtresse ; qu’il pense comme l’un et qu’il parle comme l’autre ; qu’il essuie les hauteurs de celui-là et les caprices de celle-ci ; qu’il capte la bienveillance des complaisants ou commensaux de la maison. En un mot, il doit tout caresser, jusqu’aux moindres domestiques ; le portier, pour obtenir ses entrées libres aux heures du repas ; le laquais, pour qu’il ne le laisse pas languir à table lorsqu’il demande à boire ; la femme de chambre enfin, parce que souvent le sort d’un livre dépend du jugement qu’elle en porte lorsqu’elle en fait la lecture à la toilette de sa maîtresse. Telle est, au vrai, la condition d’un auteur qui fréquente les bonnes maisons à Paris.

— Comme on n’a pas occasion de parler souvent des ouvrages des grands, je m’empresse de vous faire part d’une romance intitulée : les Infortunées amours de Gabrielle de Vergy et de Raoul de Coucy, dont M. le duc de La Vallière est auteur. Elle contient vingt-deux strophes ou couplets de huit vers chacun. Elle est d’une impression élégante et sur très-beau papier ; ce qui annonce la grandeur de son origine sans garantir la bonté de l’ouvrage, dont voici le sujet tiré du roman très-connu des Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste.

Fayel, ayant épousé Gabrielle de Vergy, apprend que Coucy en est éperduement amoureux. La jalousie allume sa colère et malgré les preuves que sa femme lui donne de son innocence, il l’enferme dans une affreuse prison. Coucy frémit à cette nouvelle ; il ne peut plus vivre dans un lieu où il sait que sa maîtresse souffre pour lui les plus cruels tourments ; il se résout à s’exiler pour calmer du moins, par son absence, la jalousie du barbare Fayel et pour adoucir le sort de son amante. Il part et va combattre les Sarrasins. Déjà il revenait vainqueur, quand une flèche mortelle vient lui percer le flanc. Il tombe ; près d’expirer il appelle son écuyer et, d’une main qu’il conduit à peine, il écrit : « Va, lui dit-il ensuite, porte mon cœur à ce que j’aime avec ce billet. » Il expire en prononçant le nom de Gabrielle. Montlac exécute la dernière volonté de son maître, il s’embarque à l’instant pour la France, et arrive près du château où Fayel tenait sa femme enfermée. Montlac se déguise avec soin pour réussir plus sûrement. Fayel, que la jalousie ne laissait jamais en repos, l’aperçoit, le prend pour un de ses rivaux, l’arrête, croit le reconnaître, le perce de mille coups ; rien n’échappe à sa jalouse curiosité. Il fouille celui dont il est l’assassin. Quel plaisir pour lui de trouver le cœur de Coucy ! Il lit la lettre en frémissant : alors, n’écoutant plus que sa fureur, il lui tarde déjà de faire apprêter ce cœur comme un mets pour le présenter à sa femme. On sert ce repas cruel. Gabrielle, triste et tremblante, se met à table. Fayel l’excite, la presse de manger, elle se rend. À peine a-t-elle goûté à ce mets affreux : « Il doit te plaire, lui dit-il, c’est le cœur de ton amant. » À ces mots elle tombe sans vie ; mais craignant de perdre le fruit de sa vengeance, Fayel s’empresse de la rappeler à la lumière. Il la force de voir la lettre de son amant. D’une voix faible et mourante elle lit :


Bientôt je vais cesser de vivre
Sans cesser de vous adorer,
Content si ma mort vous délivre
Des maux qu’on vous fait endurer.
Elle n’a rien qui m’épouvante,
Sans vous la vie est sans attraits ;
Un regret pourtant me tourmente :
Quoi ! je ne vous verrai jamais !

Recevez mon cœur comme un gage
Du plus vif, du plus tendre amour ;
De ce triste et nouvel hommage
J’ose espérer quelque retour.
Daignez l’honorer de vos larmes,
Qu’il vous rappelle mes malheurs ;
Cet espoir a pour moi des charmes,
Je vous adore, adieu, je meurs.

Soudain un froid mortel la saisit ; elle veut répéter cet adieu si touchant ; mais elle expire en prononçant ces mots ; Je vous adore. En vain Fayel veut lui prêter de nouveaux secours, elle n’est déjà plus.

On peut juger du style de cette romance par les vers que je viens de citer. Tous les autres sont à peu près de même. L’auteur n’a pas assez conservé de naïveté et de simplicité qui convient à cette espèce de poëme et qui le fait goûter. Il faut avoir l’art d’intéresser, mais le cacher ; sans cela l’auteur, quoique duc, risque d’être plat et ennuyeux autant que le plus mince auteur bourgeois.

— M. de Voltaire vient d’adresser les vers suivants à Mme  de Pompadour :


Les esprits et les cœurs et les remparts terribles,
Tout cède à ses efforts, tout fléchit sous sa loi,
Et vous et Berg-op-Zoom, vous étiez invincibles ;
      Vous n’avez cédé qu’à mon roi.
Il vole dans vos bras du sein de la victoire,
Le prix de ses travaux n’est que dans votre cœur ;
      Rien ne peut augmenter sa gloire,
      Et vous augmentez son bonheur.

— Dans le temps qu’on faisait le siège de Berg-op-Zoom, nos ennemis firent courir le distique suivant :


Nittitur in cassum Gallus violare puellam ;
Casta fuit, casta est, castaque semper erit.

Depuis la prise de Berg-op-Zoom, un Français a répondu par d’autres vers, les voici :


Nittitur in cassum Batavus servare puellam ;
Nulla fuit Gallo casta puella pro eo.

Dans une cantate de Fuzelier, intitulée les Songes, on lit les vers suivants :


L’amant fidèle,
Loin de sa belle,
La voit toujours.
Tout parle d’elle,
Tout lui rappelle
Ses heureux jours.

À l’occasion de la prise de Berg-op-Zoom, on a fait la parodie suivante sur le même air :


Cette pucelle,
Toujours rebelle,
Est sous nos lois.
Non, jamais belle
Ne fut rebelle
Pour le François.

  1. Représentée pour la première fois le 28 septembre 1747.