Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/50

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 307-314).
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L

M. Jourdan, auteur de quelques brochures peu connues et peu estimées, vient de publier une Histoire de Pyrrhus, roi d’Épire, en deux gros volumes in-12#1. Il n’y a ni recherches, ni esprit, ni style dans cet ouvrage. Les caractères sont tous manqués, les réflexions ordinairement plates, les transitions négligées ou malheureuses. L’auteur a grossi son livre d’un grand nombre d’épisodes qu’il a mis dans la bouche de son principal personnage. Il a prétendu jeter par là de la vivacité dans son histoire, et il n’a fait que lui donner un air de roman qui déplaît à tous les gens de bon goût.

Le même auteur a saisi l’occasion de la tragédie d’Aristomène pour donner une vie de ce héros grec, ce qui a fait dire à plus d’un plaisant que M. Jourdan attendait que les autres écrivains eussent dîné pour vivre des miettes de leur table#2. Le train paraît pris, depuis quelque temps, de publier l’histoire qui fournit des catastrophes au théâtre. La Sémiramis de Voltaire nous procura une rapsodie sous le nom d’Histoire de Sémiramis ; le Catilina de Crébillon, une histoire burlesque et inintelligible de Catilina ; enfin l’Aristomène de Marmontel vient de donner naissance à l’avorton que j’ai l’honneur de vous annoncer.

Puisque nous sommes sur Aristomène, je vais vous conter une petite anecdote qui lui appartient. Je ne sais si vous savez que nous avons deux théâtres, l’un italien et l’autre français. Les [1][2] acteurs du premier sont inhumés sans contestation comme le reste des chrétiens ; les acteurs du second, par une bizarrerie dont on ne saurait rendre raison, sont excommuniés et privés des honneurs de la sépulture. L’acteur dont la maladie a fait suspendre les représentations d’Aristomène a été visité par son pasteur, qui voulait l’engager à renoncer à sa profession. Celui-ci n’a répondu à toutes les exhortations qu’on lui a adressées sur ce sujet que ce vers fort connu d’une de nos tragédies :

Seigneur, n’abusez pas de l’état où je suis.

Des dispositions si peu chrétiennes ont allumé la bile du curé ; il a menacé d’une mort prochaine et funeste un acteur qui est déjà rétabli et qui va remonter sur les planches dans peu de jours.

— Il y avait seize ou dix-sept ans que Rémond de Saint-Albine, auteur du Comédien, faisait la Gazette de France. Il vient d’être privé de cet avantage, parce qu’il s’est trouvé un homme qui a offert de l’écrire à meilleur marché, et cet homme c’est le chevalier de Mouhy. Un ouvrage si important ne pouvait tomber en de plus mauvaises mains. Le nouveau gazetier est totalement décrié, à prendre ce mot dans toute l’étendue qu’il peut avoir.

— J’ai eu l’honneur de vous marquer dans ma dernière lettre que M. de Montazet, évêque d’Autun, était comme désigné pour remplir la place vacante à l’Académie française par la mort de M. Amelot. L’évêque de Troyes, M. Poncet de La Rivière, a dérangé tout cela en se mettant sur les rangs. L’Académie, ne pouvant se déterminer sur le choix d’un des deux prélats, a nommé M. le maréchal duc de Belle-Isle. Il sera reçu sur la fin du mois, et personne ne doute que le P. de La Neuville, jésuite célèbre, ne fasse son discours de réception. La chanson qui a couru lorsqu’on croyait que l’évêque d’Autun remplacerait M. Amelot en a rappelé trois ou quatre autres sur des sujets à peu près semblables. Comme elles sont jolies et qu’apparemment vous ne les avez pas sues dans le temps, je vais les transcrire ici.

Les académiciens, pour être payés de leurs jetons, étant dans l’usage d’offrir une place au contrôleur général des finances, s’adressèrent dans ce dessein à M. Chamillard, qui leur dit de nommer son frère, évêque de Senlis. On fit courir alors la chanson suivante sur l’air de Joconde :

Quoi donc ! était-elle endormie ?
Jouait-elle à colin-maillard,
La malheureuse Académie,
Quand elle élut Jean Chamillard ?
Est-il versé dans la science ?
Des muses sera-t-il l’appui ?
Son frère, ministre de France,
Corps pour corps répondra pour lui.

Les mêmes offres ayant été faites à M. Desmarets, ce ministre indiqua M. Mallet, un de ses commis, qui lui avait adressé peu auparavant une ode très-flatteuse. Cet événement fut suivi de ce triolet :

Monsieur Mallet vient d’être élu,
Il entend fort bien la finance ;
A-t-il écrit, même a-t-il lu ?
Monsieur Mallet vient d’être élu.
Monsieur Desmarets l’a voulu :
Il en a signé l’ordonnance ;
Monsieur Mallet vient d’être élu,
Il entend fort bien la finance.

Cette chanson fut suivie de cette épigramme, qui a conservé sa réputation :

Parmi les beaux esprits il est mort un confrère :
Desmarets met Mallet à cette place-là.
Ainsi Rome eut jadis pour consul honoraire
AinsiLe cheval de Caligula.

Après l’élection de M. de Moncrif, auteur de l’Histoire des chats, coururent deux couplets sur l’air : Pour la baronne :

On vPar la chattière,
On voit les héros se glisser (bis).
L’historien de la gouttière
Chez les Quarante vient d’entrer
On vPar la chattière.

On nChez les Quarante,
Tels auteurs n’entraient point jadis (bis).
Leur gloire était bien différente ;
Mais aujourd’hui tous chats sont gris
On nChez les Quarante.

M. Berlin, receveur des parties casuelles, qui a 100,000 livres de rente et fort peu d’érudition, vient d’entrer à l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; on a dit assez plaisamment, ce me semble, à cette occasion, que la place d’Académie était tombée aux parties casuelles.

Mlle de Saint-Phalier, fille publique et qui est actuellement à M. de La Garde, conseiller au Parlement, vient de publier un roman intitulé le Portefeuille rendu[3]. L’auteur feint qu’ayant acheté une maison de campagne, elle y a trouvé des lettres qu’elle donne au public. Ces lettres contiennent l’histoire de Mme de *** et du comte de ***. C’est une femme qui, après avoir vécu pendant quelque temps avec son mari dans la meilleure intelligence du monde, reçoit chez elle un des amis de son mari. Une conduite sage et régulière avait établi sa réputation ; l’ami infidèle tente la conquête de cette femme vertueuse, et il réussit. De là le mauvais ménage dont le résultat est le couvent. Ce qui amène l’histoire de Sainte-Isidore, religieuse. Cette solitaire n’a eu d’autre vocation que la perfidie de son amant, et quel amant encore ! un écolier qui était venu passer les vacances à Falaise, dans sa famille, où Sainte-Isidore avait été invitée. Cet écolier était grand, bien fait et délié. Il donna dans la vue d’Isidore. Quelle fille à sa place n’en eût pas fait autant ? L’air de la campagne, la liberté qui y règne, les jeu innocents qu’on y invente pour s’amuser, la familiarité des deux sexes, la nature qu’on y contemple sous les formes les plus riantes ; tout en un mot y inspire des désirs. La facilité qu’on a de les satisfaire empêche de les étouffer, on s’y abandonne ; un pré, un bois, un bocage, le moindre ormeau suffit. Les commodités du lieu vous invitent, on s’y repose, on parle d’amour, on n’a pour témoin que la nature, et la nature triomphe. Sainte-Isidore l’éprouva ; mais, les vacances passées, elle n’entendit plus parler de son perfide amant. Malheureusement pour elle, il la laissa grosse. Ce fruit de l’automne mûrissait à vue d’œil. Comment le cacher ? La mère de Sainte-Isidore s’aperçoit de la mélancolie de sa fille ; elle en veut savoir la cause. Mais quel coup de foudre quand Sainte-Isidore lui déclare l’état où elle est ! La douleur de la mère est si vive qu’elle ne survit que quinze jours. Enfin, Sainte-Isidore, après bien des chagrins, se détermine à entrer en religion. Voilà, en substance, ce que contiennent ces lettres. Le style en est long et plat, les images basses et communes, la narration froide et insipide ; sans la singularité et la qualité de l’auteur, je ne vous aurais pas parlé de l’ouvrage, qui est dédié à Mme la marquise de Pompadour.

M. Diderot, un de nos plus profonds métaphysiciens et de nos plus ingénieux écrivains, vient de publier un ouvrage intitulé Lettres sur les aveugles, à l’usage de ceux qui voient[4]. Cette production doit son origine à l’opération d’un aveugle-né à qui M. de Réaumur vient de faire abattre la cataracte. Il paraît que le but de l’auteur est de prouver que les aveugles-nés ont des idées différentes de ceux qui voient ; que leur morale, leur métaphysique n’est pas la même ; qu’ils croient que l’âme est au bout de leurs doigts ; qu’ils ont une autre idée de la Divinité que nous ; qu’il est impossible de leur prouver l’existence de Dieu par les merveilles de la nature ; qu’ils sont naturellement insensibles, inhumains, amis de l’ordre, ennemis du vol, soit parce qu’on peut aisément les voler, soit parce qu’eux-mêmes ne peuvent pas facilement le faire sans être aperçus ; enfin, que leur statique est plus sûre que la nôtre parce qu’ils se sont fait de leurs bras des balances si justes et de leurs doigts des compas si expérimentés, qu’ils perçoivent à merveille le poids des corps et la capacité des vaisseaux ; que la surface des corps n’a guère moins de nuances pour eux que le son de la voix, et qu’il n’y a point à craindre qu’un aveugle prenne sa femme pour une autre, à moins qu’il ne gagnât au change ; enfin un aveugle-né est un prodige. L’auteur insiste sur deux aveugles célèbres, l’un en France, l’autre en Angleterre.

M. Diderot alla, il y a peu de jours, à Puiseaux, village dans le voisinage de Paris, pour y voir un aveugle-né ; il le trouva occupé à distiller des liqueurs ; s’étant avisé de lui en témoigner sa surprise : « Je m’aperçois, monsieur, lui dit l’aveugle, que vous avez de bons yeux ; vous êtes surpris de ce que je fais : pourquoi n’êtes-vous pas aussi étonné de ce que je parle ? » Le bruit dirige aussi sûrement un aveugle que la vue dirige ceux qui voient. Celui dont on parle, ayant eu querelle avec son frère, saisit le premier objet qui lui tomba sous la main, le lui lança, l’atteignit au milieu du front et l’étendit par terre. Cette aventure le fit appeler à la police ; les menaces ne l’intimidèrent point : « Que me ferez-vous ? dit-il à M. Hérault. — Je vous jetterai dans le cul d’une basse-fosse, lui répondit le magistrat. — Eh ! monsieur, lui répliqua l’aveugle, il y a vingt-cinq ans que j’y suis. » De là l’auteur tire une induction que, si nous avons du plaisir à vivre parce que nous voyons, les aveugles sortent de la vie comme d’un cachot, et ils ne doivent point avoir de regret à mourir.

En effet, Saunderson, autre aveugle-né, étant sur le point de mourir, ne put jamais être ébranlé sur son incrédulité. Après beaucoup de raisonnements auxquels le ministre ne savait que répondre, le moribond ajouta : « Voyez-moi bien, monsieur Holmes, je n’ai point d’yeux ; qu’avons-nous fait vous et moi, l’un pour avoir cet organe, l’autre pour en être privé ? »

Parmi beaucoup de difficultés qui sont très-bien éclaircies dans cette longue lettre, il en est quelques-unes où je crois que l’auteur n’a pas pris le bon parti. Celle-ci, par exemple : M. Diderot demande si un aveugle de naissance, ayant appris à distinguer par l’attouchement un cube et un globe de même métal, peut, dans le moment même que la vue lui est rendue, discerner deux corps et dire : « Voilà le globe, voilà le cube. » L’auteur soutient l’affirmative. Je suis persuadé du contraire, et j’imagine que Saunderson lui-même, qui avait inventé une arithmétique palpable et qui donnait des leçons publiques d’optique, n’aurait jamais pu, en recouvrant ses yeux, se servir de ses fils et de ses épingles placés sur une tablette pour faire ses démonstrations géométriques et ses opérations arithmétiques. Il aurait été forcé de refermer les yeux pour retrouver l’usage de tous ces fils et de toutes ces épingles.

Ces légères critiques n’empêchent pas que la lettre que je vous annonce ne soit très-adroite, très-ingénieuse, remplie d’une bonne et fine métaphysique, écrite avec beaucoup de clarté et d’élégance. Les hardiesses qui s’y trouvent font qu’on la répand avec une sorte de précaution et de mystère. Le magistrat a sévi plus d’une fois contre des ouvrages où il y avait moins de philosophie.

— Depuis environ douze ou quinze mois, un jeu appelé la comète est devenu le jeu de tout le monde. M. de Boissy, attentif à saisir tous les petits ridicules, s’est emparé de ce sujet et l’a traité pour le théâtre italien. Je sors actuellement de ce spectacle, composé d’une comédie, d’un vaudeville et d’un ballet : tout cela s’est trouvé si misérable qu’on n’a pu finir la représentation.

— Notre très-illustre et très-célèbre musicien, M. Rameau, prétend avoir découvert le principe de l’harmonie. M. Diderot lui a prêté sa plume pour mettre dans un beau jour cette importante découverte[5]. Le ministère a jugé à propos que ce système fût développé par son auteur dans une assemblée de l’Académie des sciences. Le public attend avec impatience le triomphe d’un artiste qu’il adore, et qui lui procure tous les jours des plaisirs si vifs.

— On va jouer dans trois ou quatre jours une comédie de Voltaire en trois actes et en vers. Vous connaissez le célèbre roman anglais intitulé Paméla ; c’est de là qu’est pris le sujet de la comédie. — Les comédiens donneront d’abord, après, les Amazones, tragédie de Mme du Bocage. Cette pièce ne naît pas sous un astre favorable, et le public est extrêmement prévenu contre elle.

  1. Amsterdam, 1749, 2 vol. in-12.
  2. Histoire d’Aristomène, général des Messéniens, avec quelques réflexions sur la tragédie de ce nom. Paris, 1749, in-12.
  3. Le Portefeuille rendu, ou Lettres historiques. Paris, 1749, 2 parties in-12.
  4. Londres (Paris), 1749, in-12.
  5. Cette collaboration de Diderot aux ouvrages du grand Rameau n’est pas, que nous sachions, autrement établie. Un passage du livre de Ch. Barney (De l’état présent de la musique en France, en Italie, etc., traduit par C. de Brack, Genève, 1809-1810, 3 vol. in-8), pourrait seul confirmer le dire de Raynal. Burney visita Diderot en décembre 1770, et après avoir entendu sa fille Angélique jouer du clavecin, obtint du philosophe non-seulement la communication de ses manuscrits sur l’art musical, mais leur abandon. Il ne peut être question du manuscrit du Traité d’harmonie signé par Bemetzrieder, qui parut en 1771. Que sont devenus les papiers de Ch. Burney ? Voici l’extrait de son livre :

    « J’ai causé souvent avec M. Diderot, j’ai eu lieu d’être charmé de trouver que parmi toutes les sciences que son vaste génie et sa profonde érudition ont embrassées, il n’y en a aucune qui l’intéresse plus particulièrement que la musique, Mlle Diderot, sa fille, est une des plus fortes clavecinistes de Paris, et pour une femme elle avait des connaissances extraordinaires sur la modulation. Quoique j’aie eu le plaisir de l’entendre pendant plusieurs heures, elle n’a pas joué un seul morceau français. Tout était italien ou allemand ; d’où il n’est pas difficile de fonder son jugement sur l’opinion du goût de M. Diderot dans la musique. Il entra avec tant de zèle dans mes vues sur l’histoire de son art favori qu’il me présenta une quantité de ses propres manuscrits qui auraient suffi pour un volume in-folio pour ce sujet. Je les regarde comme inappréciables venant d’un tel écrivain : « Les voici, prenez-les, me dit-il, je ne sais ce qu’ils valent. S’ils contiennent quelques matériaux pour votre projet, employez-les dans le cours de votre ouvrage comme votre propriété, sinon, jetez-les au feu. » Mais malgré cette cession légale je me considère moi-même comme comptable de ces papiers non-seulement à M. Diderot, mais au public. »