Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/47

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 291-298).
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XLVII

M. le marquis de La Rivière, homme d’autant d’esprit et de méchanceté que le fameux Bussy-Rabutin, son beau-père, se fit dévot sur la fin de ses jours. Dans le loisir de la solitude à laquelle il se condamna, il adressa à son neveu un petit cours de morale qu’on vient d’imprimer sous le titre Avis pour la conduite d’un jeune homme[1]. Un curieux m’a fait voir une édition de cet écrit faite il y a quelques années, mais elle a été si peu répandue qu’on peut regarder cet ouvrage comme nouveau. Si vous le lisez, je crois que vous y trouverez une grande connaissance du cœur et des mœurs, des idées justes et sublimes, des tours neufs et des expressions de génie ; un style assez souvent précieux et des négligences trop fréquentes défigurent un peu cet écrit. Je vais transcrire ici quelques-unes des maximes que renferme le livre que j’ai l’honneur de vous annoncer :

« Nous vivons avec nos défauts comme avec des odeurs que nous portons ; nous nous y accoutumons, nous ne les sentons plus, mais les autres les sentent pour nous.

« Il sied bien à un jeune homme de sentir le vieillard par quelque endroit, comme au vieillard de tenir quelque chose du jeune homme. L’un met par là de la sagesse dans sa conduite, et l’autre de l’agrément dans la société.

« Tous les sots sont opiniâtres : le trop d’attachement à son propre sens n’est qu’un composé d’ignorance et d’orgueil ; l’une fait qu’on se charge de fausses opinions, et l’autre empêche qu’on ne s’en dédise.

« Si jamais la fortune vous faisait bon visage, ne comptez pas sur la fidélité de ses caresses, elle est inégale et légère ; c’est une femme, il ne faut pas s’y fier.

« C’est la marque d’un bon esprit que de savoir vivre avec soi-même. Ne faites pas dépendre votre paix ni des hommes, ni de la fortune ; apprenez à être votre ami.

« C’est l’esprit qui pense, le cœur se contente de sentir ; mais c’est de ce qu’il sent que l’esprit pense quand il pense bien.

« Il y a des revers de fortune qui font honneur à la vie d’un homme, comme des couleurs sombres font sentir la force d’un tableau. »

M. de Bonneval, auteur d’une Critique sur des lettres philosophiques, d’un Livre sur l’éducation[2] et de quelques autres brochures aussi peu connues, est dans l’usage de faire des épigrammes sur la plupart des événements et des ouvrages. Il vient de faire courir des vers sur l’Esprit des Lois de M. de Montesquieu. J’ai l’honneur de vous les envoyer, non comme bons, mais comme étant fort répandus dans le public et ayant pour objet un auteur célèbre :

Vous connaissez l’Esprit des Lois ;
Que pensez-vous de cet ouvrage ?
Ce n’est qu’un pénible assemblage
De républiques et de rois :
On y voit les mœurs de tous âges
Et des peuples de tous les lieux,
Les civilisés, les sauvages,
Leurs législateurs et leurs dieux.
Sur tous ces objets d’importance,
L’auteur nous laisse apercevoir,
Non une simple tolérance,
Mais une froide indifférence :
Tout lui paraît fruit de terroir.
Le sol est la cause première
De nos vices, de nos vertus ;
Néron, dans un autre hémisphère,
Aurait peut-être été Titus.
L’esprit n’est que second mobile,
Et notre raison versatile
Est dépendante des climats :
Féroce au pays des frimas,
Voluptueuse dans l’Asie,
Le moindre ressort ici-bas
Détermine sa fantaisie.

Ainsi, sous un grand appareil,
On peut, dans le siècle où nous sommes,
Par les seuls degrés du soleil
Calculer la valeur des hommes.
Sur ce point seul, législateurs,
Établissez bien vos maximes,
Dirigez les lois et les mœurs,
Distinguez les vertus des crimes.
Sur l’air réglez vos sentiments ;
Un pays devient despotique,
Républicain ou monarchique
Par la force des éléments.
La liberté n’est qu’un vain titre,
Le culte un pur consentement,
Et le climat seul est arbitre
Des dieux et du gouvernement.
Ce n’est point un esprit critique
Qui me sert ici d’Apollon :
Voilà toute la politique
De notre anonyme Solon.

— L’abbé de La Porte publia, il y a un an, un Voyage au séjour des ombres[3], c’était une critique, plus élégante que piquante, de la plupart des nouveautés littéraires. La suite de cet ouvrage paraît depuis peu de jours. C’est un réchauffé de tout ce qui a été dit sur Denys le Tyran, sur Séminaris, sur Carilina, sur quantité d’autres ouvrages moins importants. L’auteur, plus dévot que politique, attaque le livre des Lois du côté de la religion. M. de Montesquieu avait avancé que c’était le climat qui déterminait les peuples à embrasser un culte plutôt que l’autre. On le presse ici sur cela, et il faut convenir que sa logique est peut-être aussi en défaut que sa foi sur ce point important. L’abbé de La Porte a semé dans sa brochure trois ou quatre anecdotes que vous ne serez pas fâchée de trouver ici.

Lorsque l’abbé Prévost publia la Vie de Cicéron, il l’envoya à l’abbé Desfontaines ; celui-ci le remercia de son présent, lui dit qu’il le trouvait admirable, et qu’il le critiquerait pourtant dans son journal, par la raison que si Alger était en paix avec tout le monde, Alger ne pourrait pas vivre.

L’abbé d’Olivet a toujours été en butte aux sarcasmes de l’abbé Desfontaines. Comme le premier n’avait jamais fait que des traductions et le second des ouvrages de critique, leur haine aurait dû, ce me semble, être moins vive ; ce qui fit dire à l’abbé d’Olivet : « Pourquoi l’abbé Desfontaines se déchaîne-t-il si fort contre moi ? Nous courons tous deux une carrière différente ! Il travaille à décrier les vivants, et moi à ressusciter les morts. »

Lorsque Voltaire donna sa Zaïre, elle fut reçue avec de grands applaudissements, ce qui n’empêcha pas que le parterre ne trouvât quelques endroits qui méritaient sa censure. Le poëte qui, à cet égard, a toujours été très-docile, fit tous les changements que le public avait jugés nécessaires pour la perfection de la pièce. Le comédien Dufresne, qui s’était beaucoup fatigué à apprendre une première fois son rôle, refusa opiniâtrement de mettre dans sa tête les nouveaux vers que Voltaire lui apportait tous les jours. Un stratagème heureux et singulier mit fin à ce différend. Le poëte sut que le comédien devait donner un grand dîner à ses amis. Il fit faire pour ce jour-là un pâté de perdrix et le lui envoya, avec défense à la personne qui en était chargée de dire d’où le présent venait. Il arrivait dans des circonstances trop favorables pour qu’on ne lui fît pas un accueil des plus gracieux. Dufresne le reçut avec reconnaissance, et remit à un autre temps le soin de connaître son bienfaiteur. Le pâté fut servi à l’entremets, aux grandes acclamations de tous les convives. L’ouverture s’en fit avec pompe et avec la même curiosité que si l’on eût assisté à la première représentation d’une pièce nouvelle ; mais la surprise égala la curiosité et le plaisir surpassa la surprise à la vue de douze perdrix tenant chacune dans leur bec plusieurs billets qui, semblables à ces feuilles mystérieuses dont se servaient autrefois les sibylles pour exprimer leurs oracles, contenaient tous les vers qu’il fallait ajouter, retrancher ou changer dans le rôle de Dufresne. Il ne fut pas difficile alors de connaître l’auteur du présent, et il fut impossible au comédien de résister plus longtemps aux empressements du poëte et aux désirs du public.

— On vient de représenter un opéra intitulé Naïs, dont les paroles sont de M. de Cahusac et la musique de M. Rameau[4]. Le prologue, qui a été fait à l’occasion de la paix, représente les Titans escaladant les cieux et foudroyés par Jupiter. Il y a des longueurs dans la versification, et il n’y a rien de piquant dans la musique. Les monts que les Titans entassent pour arriver au ciel forment le coup de théâtre le plus frappant que j’aie jamais vu ; on a évité dans ce prologue les fadeurs qui régnaient au théâtre de l’Opéra dans le dernier siècle. Les louanges de Louis XIV y étaient poussées à un excès qui nous rendait la fable de toute l’Europe. On se souvient encore qu’après nos malheurs d’Hochstædt, un officier allemand demanda d’un ton railleur à un officier français : « Hé bien, monsieur, fait-on toujours des prologues d’opéras en France ? »

Le sujet de l’opéra est assez simple. Naïs préside aux jeux isthmiques, qui se célébraient tous les ans à Corinthe en l’honneur de Neptune. Trois amants de Nais saisissent cette occasion pour déclarer leur passion. Comme ils ne peuvent rien apprendre de la beauté qu’ils adorent, Tirésie, qui lit dans l’avenir, est consultée sur le succès de leur amour. L’oracle se déclare en termes couverts pour Neptune, qui se trouve être un des trois amants, mais déguisé ; il se fait connaître, et ses feux sont couronnés.

Quoiqu’on soit à la sixième représentation de Nais, son sort ne paraît pas encore décidé ; le poëme est très-lyrique et renferme un assez grand nombre de beautés de détail ; mais il y a un peu de confusion et on n’y trouve pas assez d’intérêt. Le musicien paraît moins vif, moins nombreux, moins varié dans cet ouvrage que dans les autres qu’il a donnés. Ses chœurs sont très-beaux et peut-être supérieurs à tout ce qu’il a fait en ce genre, mais on n’est pas aussi content de ses accompagnements, qui, le plus souvent, n’ont point de rapport avec les paroles. L’harmonie mécanique suffirait en Italie ; en France nous voulons encore une harmonie imitative. Dans le second acte de ce poëme, Tirésie consulte le chant des oiseaux pour savoir ce qu’il doit répondre aux amants qui le consultent. Ce chant, qui devait être le plus brillant du poëme, a été totalement manqué par le musicien. Les ballets, qui étaient comptés autrefois pour assez peu de chose, sont presque devenus la partie essentielle de nos opéras. Maltayre, qui les composait avec assez de goût, mais sans imagination, a cédé sa place à Lany, qui y jette de la gaieté, de la vivacité et de la variété.

Boucher, qui est le meilleur peintre que nous ayons pour le gracieux, dirigeait assez mal les décorations de l’Opéra, parce qu’il n’entendait pas la perspective ; Pierre, qui l’a remplacé, a réuni tous les suffrages, et il nous a donné un palais de Neptune que les ignorants et les connaisseurs regardent tous comme une très-belle chose. Pour exprimer le mépris qu’il a pour les paroles et la musique et son admiration pour les décorations, le poëte Roy a dit que c’était un méchant dîner servi avec des assiettes d’argent.

Roy, qui est l’ennemi éternel de tous les auteurs qui réussissent et qui est singulièrement piqué contre Cahusac, qui l’a chassé du théâtre lyrique, fait courir l’épigramme suivante sur le nouvel opéra :

MaDans ce prodige nouveau
MaD’impertinence complète,
MaJ’ai reconnu le poëte,
Mais je ne connais point Rameau.

M. Dulard, de l’Académie de Marseille, vient de publier un poëme français de cinq ou six mille vers, intitulé la Grandeur de Dieu dans les merveilles de la nature[5]. Le premier chant roule sur le ciel ; le second, sur la mer ; le troisième, sur la terre considérée comme élément ; le quatrième, sur le spectacle de la campagne ; le cinquième, sur le naturalisme des animaux ; le sixième, sur l’âme de l’homme ; le septième enfin, sur le cœur de l’homme et ses affections. Je ne me rappelle pas avoir vu d’ouvrage qui ait eu un sort aussi funeste que ce long poëme. On n’en a point parlé vingt-quatre heures.

L’auteur a été traité comme il méritait ; ses raisonnements sont sans ordre et sans logique, ses images sans feu et sans grâces, ses pensées sans nouveauté et sans finesse, ses faits sans choix et sans agrément. Je ne vous parle pas de ses vers, ils n’ont pas assez d’élévation pour faire de la prose un peu noble.

— Je sors de la première représentation d’Aristomène[6], tragédie nouvelle de M. Marmontel ? Cette pièce, qui a de grands défauts, a été reçue avec de grands applaudissements. Quand je l’aurai revue, j’aurai l’honneur de vous en rendre compte avec tout le soin que méritent une nouveauté de cette importance et un auteur qui est la seule espérance de notre théâtre.

  1. Avis d’un oncle à son neveu, ou Maximes pour les jeunes gens qui entrent dans le monde et au service. Paris, 1731, in-12., et 1771, in-8.
  2. Les Éléments de l’éducation. Paris, 1743, in-12.
  3. 1749, in-12.
  4. Représenté pour la première fois le 22 avril 1749, et repris en 1764.
  5. Paris, 1749, in-12.
  6. Représentée le 30 avril 1749.