Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/46

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 285-291).
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XLVI

M. de Chassiron, de l’Académie de la Rochelle, vient de publier des Réflexions sur le comique larmoyant[1]. On attaque dans cet ouvrage le genre de comédie introduit depuis quelques années par M. de La Chaussée. On appelle avec assez de justesse, ce me semble, ces nouvelles comédies des tragédies bourgeoises. Elles arrachent quelquefois des larmes au théâtre, mais on ne manque guère de les désavouer dans son cabinet. Un homme d’esprit a peint heureusement ces deux jugements dans des vers manuscrits qu’il m’a confiés :

La Chaussée eut pour prix de ses faibles ouvrages
Des applaudissements et jamais des suffrages.

Il est vrai qu’on mêle un peu de comique au tragique et au romanesque dont nos pièces modernes sont remplies ; mais ce comique produit peu d’effet ; l’abbé de Bernis a dit :

On ne rit plus, on sourit aujourd’hui,
Et nos plaisirs sont voisins de l’ennui.

La dissertation nouvelle est suivie, judicieusement pleine de logique, élégante même, mais froide, commune, monotone et, pour tout dire, ennuyeuse. Je crois qu’elle aurait eu plus de succès si elle avait été publiée avant la chute de l’École de la Jeunesse. Depuis ce revers, le comique larmoyant et son triste père sont dans un affreux décri. Piron s’est égayé à son ordinaire sur La Chaussée dans le couplet suivant, qui est sur l’air de Joconde :

Connaissez-vous sur l’Hélicon
CoL’une et l’autre Thalie ?
L’une est chaussée et l’autre non,
CoEt c’est la plus jolie ;

L’une a le rire de Vénus
L’L’autre est froide et pincée ;
Salut à la belle aux pieds nus,
L’Nargue de la chaussée.

Avant de finir cet article, j’aurai l’honneur de vous dire que Mlle Gaussin, notre meilleure actrice pour les rôles tendres dans la tragédie et pour les rôles naïfs dans la comédie, a reparu au théâtre après huit mois d’absence. M. le maréchal duc de Richelieu l’a déterminée à continuer sa profession, dont elle était dégoûtée, en lui faisant donner une pension sur la cassette du roi. Jeudi dernier, Mlle de Boimesnard débuta au Théâtre-Français dans les rôles de soubrette. On lui a trouvé quelque finesse, mais pas assez de vivacité, à la place de laquelle elle met de la précipitation ; sa figure serait plus assortie à d’autres rôles qu’à celui qu’elle fait ; elle l’a plus belle que piquante.

M. d’Égly, auteur du Journal de Verdun et d’une mauvaise Histoire de Naples, vient de donner au public une traduction française de la Callipédie, on l’art de faire de beaux enfants[2].

Ce poëme, composé en latin par l’abbé Quillet, durant la minorité de Louis XIV, est divisé en quatre chants. Le premier traite du choix des époux ; le second, du devoir conjugal ; le troisième, de la grossesse des femmes et de la nourriture convenable pour faire des enfants robustes ; le quatrième, qui est sans contredit le plus beau, de la façon dont on doit instruire les enfants dès qu’ils sont nés pour les engager à connaître, à aimer et à servir le Créateur.

La poésie de cet ouvrage est tendre, facile, ingénieuse, élégante et harmonieuse. Vous y verrez ce que le sujet renferme de plus libre, mais une gaze légère vous donnera occasion de deviner ce que l’auteur ne pouvait pas développer avec décence. Le traducteur a rendu par des grossièretés les finesses de son original, ou bien il ne les a pas rendues. Tantôt c’est l’étourdi de la comédie qui fait entendre ce qu’il fallait cacher, tantôt c’est un sot qui embrouille ce qu’il fallait éclaircir.

Lorsque Quillet donna son poëme, il y inséra des vers sanglants contre le cardinal Mazarin, dont il n’était pas content. Ce ministre, ayant lu l’ouvrage, fit avertir l’auteur de lui venir parler. Au lieu de lui témoigner du ressentiment, il se plaignit seulement avec douceur de ce qu’il l’avait si peu ménagé. « Vous savez, ajouta-t-il, qu’il y a longtemps que je vous estime. Si je ne vous ai pas fait du bien, prenez-vous-en aux importuns qui m’obsèdent et qui m’arrachent les grâces. Je vous promets que la première abbaye qui vaquera sera pour vous. » Quillet, touché de tant de bonté, se jeta aux genoux du cardinal, lui demanda pardon, promit de corriger son poëme, et obtint la permission de le lui dédier. Il le fit réimprimer bientôt, et l’adressa à l’Éminence qui, peu de temps auparavant, lui avait donné un bénéfice considérable.

Le cardinal Mazarin n’aimait point les lettres, et de tous ceux qui les cultivèrent de son temps, il n’y eut que Quillet et Benserade qui obtinrent de lui quelques grâces. L’aventure du dernier a quelque chose d’assez plaisant. Mazarin se trouvant un soir chez le roi, parla de la manière dont il avait vécu à la cour du pape, où il avait passé sa jeunesse. Il dit qu’il aimait les sciences, mais que son occupation principale était la poésie, où il réussissait assez bien et qu’il était à la cour de Rome comme Benserade était à celle de France. Quelque temps après, il sortit et alla à son appartement. Benserade arriva une heure après ; ses amis lui reportèrent ce qu’avait dit le cardinal. À peine eurent-ils fini que Benserade, tout pénétré de joie, les quitta brusquement sans rien dire. Il courut chez le cardinal et heurta de toute sa force pour se faire entendre. Le cardinal venait de se coucher ; Benserade pressa si fort et fit tant de bruit qu’on fut forcé de le laisser entrer. Il courut se jeter à genoux au chevet du lit de Son Éminence et après lui avoir demandé mille fois pardon de son effronterie, il lui dit ce qu’il venait d’apprendre et le remercia, avec une ardeur inexprimable, de l’honneur qu’il lui avait fait de se comparer à lui pour la réputation qu’il avait dans la poésie. Il ajouta qu’il en était si glorieux qu’il n’avait pu retenir sa joie et qu’il serait mort à sa porte si on l’eût empêché de venir lui en témoigner sa reconnaissance. Cet empressement plut beaucoup au cardinal ; il l’assura de sa protection, lui envoya, six jours après, une pension de 2,000 francs, et lui accorda dans la suite d’autres grâces plus considérables.

— Un anonyme vient de publier un volume de lettres de M. de Villeroy, ministre d’État, fort célèbre sous Henri III et Henri IV[3]. Vous ne trouverez dans cette collection ni utilité ni agrément ; point de vue, point de particularité, point de discussion, point de politique. Je ne m’instruis, dans ces lettres, que du caractère de celui qui les a écrites. Elles paraissent imprimées pour justifier l’anecdote suivante :

Un ambassadeur d’Espagne, causant un jour avec Henri IV, lui disait qu’il eût bien voulu connaître ses ministres pour s’adresser à chacun d’eux suivant leur caractère. « Je m’en vais, lui dit le roi, vous les faire connaître tout à l’heure. » Ils étaient dans l’antichambre en attendant l’heure du conseil ; il fit entrer le chancelier de Sillery et lui dit : « Monsieur le chancelier, je suis fort en peine de voir sur ma tête un plancher qui ne vaut rien et qui menace ruine. — Sire, répond le chancelier, il faut consulter les architectes, bien examiner toutes choses et y faire travailler s’il est besoin, mais il ne faut pas aller si vite. » Le roi fit entrer ensuite M. de Villeroy et lui tint le même discours ; il répondit sans regarder seulement le plancher : « Vous avez raison, sire, cela fait peur. » Après qu’il fut sorti, entra le président Jeannin qui, à la même question répondit fort différemment : « Sire, je ne sais ce que vous voulez dire ; voilà un plancher qui est fort bon. — Mais, reprit le roi, ne vois-je pas là-haut des crevasses ? — Allez, allez, sire, répondit Jeannin, dormez en repos, votre plancher durera plus que vous. » Quand les trois ministres furent sortis, le roi dit à l’ambassadeur : « Vous les connaissez présentement : le chancelier ne sait jamais ce qu’il faut faire ; Villeroy dit toujours que j’ai raison ; Jeannin dit tout ce qu’il pense et pense toujours bien ; il ne me flatte pas, comme vous voyez. »

— Epigramme de Piron contre Voltaire et l’abbé Alary, tous deux des Quarante de l’Académie française.

Près d’un abbé, l’un des Quarante,
Voltaire, un jour étant assis,
Lui dit d’une voix arrogante :
« Toi, qui jamais rien n’écrivis,
Si tu vaux un, moi je vaux dix.

— Confrère, lui répond le prêtre,
Ce que tu dis pourrait bien être :
Du siècle je suis le rebut ;
Mais le bon goût n’a qu’à paraître,
Alors nous serons but à but. »

— On soupçonne le chevalier de Mouhy d’être auteur des Mémoires de Poligny, qui viennent de paraître[4]. Ce roman me paraît assez mauvais pour être de lui. Poligny, dans le cours de ses voyages, voit à La Haye Mlle de Rohancy, dont il devient amoureux et qu’il rend amoureuse de lui. Des incidents, qui font le nœud de la fable, les empêchent d’être l’un à l’autre. Poligny, de retour dans sa patrie, est uni à une jeune personne pour laquelle il n’a point de goût. Quelque temps après, Mlle de Rohancy vient se présenter en homme pour servir sa rivale ; c’était un déguisement qu’elle avait imaginé pour voir de plus près son amant. Un évanouissement tout à fait malheureux instruit Mme de Poligny du sexe de son valet de chambre. Un aveu naïf raccommode tout. Mme de Poligny est apaisée, et les deux rivales ne se quittent plus. Une femme de chambre qui avait du goût pour le prétendu valet de chambre devient jalouse et avertit Poligny. Il les surprend un jour couchées ensemble et les perce toutes les deux. Mme de Poligny, avant d’expirer, reproche à Poligny sa cruauté et son erreur, et lui montre l’objet qu’il vient d’assassiner. Le meurtrier se condamne à un exil éternel, et c’est dans cet exil qu’il a écrit ses mémoires.

Le fond de ce roman est extrêmement usé ; les incidents, trop multipliés et trop romanesques, le style diffus, plat et trivial. Cet ouvrage a eu le sort qu’il méritait, on n’en a pas parlé vingt-quatre heures.

L’Ombre du grand Colbert, le Louvre et la Ville de Paris. Dialogue[5]. Tel est le titre d’un ouvrage qui a paru hier et qui ne peut manquer de faire du bruit. C’est une satire en prose contre notre ministère, accusé de ne point connaître et de ne pas aimer les beaux-arts. Il résulte de la lecture de ce livre que les superbes édifices que M. de Colbert avait achevés sous le règne de Louis XIV, pour l’embellissement de notre capitale, n’ont pas été entretenus ; que ceux qu’il avait projetés n’ont pas été suivis. À la place de ces monuments de notre bon goût et de notre magnificence, on a vu s’élever des édifices si ridicules qu’ils annoncent à l’étranger qui les voit une nation pauvre et barbare.

Cet ouvrage, qu’on ne peut lire avec plaisir si on ne connaît bien Paris, est de M. de La Font, auteur de quelques Réflexions sur la peinture et d’une critique de l’Histoire du Parlement d’Angleterre[6]. Son style ne vous plaira pas ; il n’est ni correct, ni élégant, ni concis, mais vous serez peut-être échauffé par le zèle et l’enthousiasme qui règnent dans cette production. Deux faits que je vais rapporter justifieront à vos yeux la vivacité et même l’amertume de l’écrivain.

Lorsque Le Nôtre, le premier homme qu’il y ait jamais eu pour la distribution des jardins, travaillait à ceux de Versailles, Louis XIV voulut l’entretenir sur cela. À chaque grande pièce dont cet homme célèbre marquait au roi la position et décrivait les beautés qui lui étaient destinées, le prince l’interrompait en lui disant : « Le Nôtre, je vous donne 20,000 francs. » Cette magnifique approbation fut si souvent répétée qu’elle fâcha le généreux artiste. Il s’arrêta à la quatrième interruption et dit à son maître : « Sire, Votre Majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais. » Comparez ce trait de générosité avec le trait d’avarice qui va suivre. Il fut proposé, sous le ministère du cardinal de Fleury, d’abattre le Louvre pour vendre les matériaux. Cette extravagante proposition fut écoutée, mise en délibération, et allait passer tout d’une voix, lors qu’un des membres de cette assemblée, qui heureusement pour l’honneur de la nation n’avait ni fièvre ni transport, demanda qui serait le garant de l’entreprise de cette démolition, dont les exécuteurs pouvaient s’assurer d’être assommés par tous les citoyens au premier coup de marteau. La seule crainte d’une émotion fit échouer l’indigne projet de détruire le plus bel édifice qui soit dans l’univers.

M. de Voltaire, indigné comme le reste de la nation du triste état où on voit le Louvre, vient d’exprimer ses sentiments dans les vers suivants :

Monuments imparfaits de ce siècle vanté.
Et qui sur les beaux-arts a fondé sa mémoire.
Vous verrai-je toujours, en attestant sa gloire,
Faire un juste reproche à sa postérité ?

Faut-il que l’on s’indigne alors qu’on nous admire.
Et que les nations qui veulent nous braver,
Fières de nos défauts, soient en droit de nous dire
Que nous commençons tout pour ne rien achever ?

Sous quels débris honteux, sous quel amas rustique
On laisse ensevelir un chef-d’œuvre divin !
Quel barbare a mêlé la bassesse gothique
À toute la grandeur des Grecs et des Romains ?

Louvre, palais pompeux dont la France s’honore.
Sois digne de ce roi, ton maître et ton appui ;
Embellis ces climats que sa vertu décore,
Et dans tout ton éclat montre-toi comme lui.

— Les Académies des sciences et des belles-lettres ont tenu leurs assemblées publiques mardi et mercredi, selon leur usage. Comme il ne s’y est rien passé de particulier et que les dissertations qu’on y a lues n’ont roulé que sur des matières sèches et communes, je ne vous en dirai rien. M. de Bougainville, qui a succédé à M. Fréret dans l’importante place de secrétaire de l’Académie des belles-lettres, lut l’éloge de M. Otter, ce savant Suédois qui, après avoir changé de religion, s’était donné à la France. Ce morceau était écrit avec assez de philosophie, beaucoup d’élégance et une extrême décence. On trouva seulement que l’auteur s’étendait trop sur les expéditions de Thomas Koulikan, à l’occasion d’un voyage que M. Otter avait fait en Perse durant le règne de cet usurpateur. Il fit une dissertation aussi déplacée sur la nécessité de savoir les langues orientales, à l’occasion de l’honneur qu’on avait fait à M. Otter en lui confiant les livres de ce genre qui sont dans la Bibliothèque du roi. Ces critiques n’empêchent pas qu’on n’ait conçu de grandes espérances des talents du jeune secrétaire. Comme il est d’une santé faible, M. de Foncemagne, homme d’esprit et de goût, s’est chargé d’une partie du travail qu’il y a à faire dans cette place.

  1. Par M. D. C. Paris, 1749, in-12. Réimprimé dans le tome III du recueil des pièces de l’Académie de la Rochelle, 1763, in-8.
  2. Paris, Durand, 1749, in-8. D’après Quérard, le sous-titre de cette traduction serait : Manière d’avoir de beaux enfants.
  3. Quérard ne mentionne pas cette édition des Mémoires d’État de Villeroy, qui ont d’ailleurs été plusieurs fois réimprimés.
  4. Malgré toutes nos recherches, nous n’avons pu trouver la trace de ce livre que Raynal attribue seul au chevalier de Mouhy.
  5. La Haye, 1749, in-12. Réimprimé avec les Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, s. 1., 1752, in-12.
  6. De Raynal lui-même. Voir plus haut, p. 181.