Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/38

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 250-255).
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XXXVIII

réponse de m. le duc de richelieu à la lettre
de m. de voltaire[1].

Il est passé cet heureux âge
Où mon cœur, fidèle au désir,
Volait de plaisir en plaisir.
Il est passé ! Dieu, quel dommage !
Lorsque l’on n’a plus le courage
De suivre le char des amours,
Qu’on fait un mince personnage !
En vain, pour fixer notre hommage,
La raison offre ses secours ;
L’esprit ses fleurs, son badinage ;
Le savoir, son lourd étalage ;
L’amour heureux fait les beaux jours ;
Le reste n’est qu’un remplissage.
Il est divin goût de passage :
Est-on galant, on l’est toujours.
J’ai, dit-on, la gloire en partage ;
C’est beaucoup pour la vanité.
C’est peu pour la félicité.
Et ce n’est rien pour un volage,
Pour un amant de la beauté
Qui d’un même aspect envisage
Le triste bonheur d’être sage
Et celui d’être respecté.
Du moins si j’avais l’avantage
De répandre sur un ouvrage
Les grâces, cette aménité
Qui vous assurent le suffrage
Des gens et de la vérité,
Je tromperais l’oisiveté
Et tracerais sans verbiage
Les scènes de la volupté.

La peindre, c’est en faire usage,
La chanter, c’est être goûté.
Ce n’est pas que j’ambitionne
Le laurier dont on vous couronne.
Trop cher quand il est mérité ;
Et je préfère en vérité
Le naïf et badin Voltaire
Dont la touche sûre et légère
Groupe des riens ingénieux
Des riens aisés, délicieux,
Dignes des fastes de Cythère,
À ce divin rival d’Homère,
À ce chantre du grand Henri,
De Melpomène et de Thalie,
À ce peintre de tous les temps[2],
En qui la nature associe
Tous les goûts et tous les talents.
Croyez-moi, les succès brillants
Honorent plus que des statues.
Des villes prises, défendues,
Sont de communs événements :
Un héros meurt, on le remplace ;
Mais rendre délicatement
Les nuances du sentiment ;
Allier la force à la grâce,
Le génie au raisonnement ;
Et monter la lyre d’Horace
Au ton du cœur, de l’enjouement ;
Attendrir souvent, toujours plaire :
Ce rôle ne va qu’à Voltaire ;
Il est le dieu de l’agrément.
Par vos beaux vers vous faites croire
Que sous les drapeaux de Cypris
Je remporte encor la victoire ;
Du compliment je sens le prix,
Rien ne peut augmenter ma gloire
Que les belles et vos écrits.

— Les Lettres d’une Péruvienne de Mme  de Graffigny, dont j’ai eu l’honneur de vous rendre compte lorsqu’elles parurent, ont donné lieu aux Lettres d’Aza ou d’un Péruvien[3]. Mais quelle diiïérence de l’esprit d’Aza à celui de Zélia ! Quelle douceur, quelle tendresse d’expression dans les Lettres d’une Péruvienne ! Il semble que l’Amour ait prêté son pinceau à Mme  de Graffigny et que les Grâces l’aient dirigé ; il n’en est pas de même de l’auteur des Lettres d’Aza. Son style est dur, haché et peu correct, plat lorsqu’il est original, ridicule quand il devient la copie des Lettres Péruviennes.

Les nouvelles lettres ne sont pas des réponses adressées directement à Zélia (Aza ignore où elle est), mais au confident d’Aza. Aza est esclave des Espagnols ; son patron, honnête homme, le traite avec beaucoup de douceur. Il a une fille qui devient amoureuse de cet étranger, mais sans lui déclarer sa passion ; elle tombe dans une maladie de langueur qui la conduit à deux pas du tombeau. Elle découvre à son père l’amour qu’elle a pour Aza. Le pauvre Alonzo court chercher Aza, et lui demande s’il veut que sa fille périsse. Aza s’approche du lit de sa fille, et sa présence la rappelle à la vie. Cependant Aza ne répond point encore à sa tendresse. Zélia règne toujours dans son cœur. Au moment qu’on y pense le moins il se convertit à la religion des Espagnols et épouse la fille d’Alonzo sur la persuasion que Zélia ne vit plus. Il apprend, quelque temps après, que Zélia n’est point morte : il veut aller dégager ses serments, mais en vain.

L’auteur a imité son modèle autant qu’il a pu, mais avec peu de succès ; il a effleuré les mœurs des Espagnols, à l’exemple de Mme  de Grafiigny lorsqu’elle décrit les ridicules des Français, et ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur dans les Lettres d’une Péruvienne. Alonzo est un bon Espagnol qui instruit Aza avec le même soin que Déterville instruit Zélia, à l’exception que Déterville est amoureux de Zélia, et qu’il a fallu donner une fille à Alonzo pour la rendre amoureuse d’Aza ; mais cet épisode n’est point intéressant. La très-grande jeunesse de l’auteur de ces Lettres permet d’espérer qu’il fera mieux un jour.

— Le Catilina de Crébillon, attendu depuis vingt-cinq ans, fut enfin joué pour la première fois le 10 de ce mois[4]. Toute la France s’était rendue à ce spectacle, et toute la France fut désolée de ne pouvoir applaudir un ouvrage si fort annoncé. Il serait inutile de faire l’extrait d’une pièce qui sera imprimée dans quatre ou cinq jours. Vous y verrez un premier acte et la première moitié du second admirables, la fin du secoud, le troisième et le quatrième médiocres ou même mauvais, et le cinquième détestable. Il n’y a ni intrigue, ni action, ni coups de théâtre dans cette pièce. Ce n’est qu’un dialogue, et vous savez sans doute que Crébillon n’a jamais su dialoguer. Tous les caractères sont manques. Catilina, qui est le plus supportable, est ou furieux, ou sophiste, ou mauvais railleur ; Cicéron, poltron et peu discret ; Caton, inconséquent et crédule ; Fulvie, folle, Tullie, incertaine ; Probus, hypocrite et maladroit ; le sénat, imbécile : la catastrophe est sentie un quart d’heure avant qu’elle arrive. On la devine en voyant Catilina son poignard à la main, et qui ne lui sert que de contenance jusqu’au moment où il se tue.

Cependant n’allez pas croire que la tragédie de Crébillon soit entièrement sans mérite. Il y règne une force de raisonnement, une élévation de pensées et, le plus souvent, une hardiesse de versification qui font estimer l’auteur dans le temps même qu’on ne goûte point son ouvrage. Le peu de succès de Catilina n’a pas empêché M.  Roy, le premier de nos poètes lyriques, de faire à la louange de Crébillon les mauvais vers que vous allez lire :

Si Ouinault vivait encor,
Loin d’oser toucher la lyre,
Je ne me ferais pas dire
De prendre ailleurs mon essor.
Usurpateurs de la scène,
Petits bâtards d’Apollon,
Attendez que Melpomène
Soit veuve de Crébillon.

Comme vous m’avez paru souhaiter de connaître le caractère de nos grands écrivains, j’aurai l’honneur de vous dire que M. de Crébillon est négligé dans sa personne, plus franc que poli dans ses manières, plutôt hardi que délicat dans ses discours, d’un commerce assez sûr, mais peu agréable. Une chose qui l’a distingué de nos autres écrivains, c’est qu’il n’a été ni médisant, ni jaloux, et cet éloge, qui paraît d’abord peu de chose, n’est pas pourtant fort commun en France. Deux traits que je me rappelle achèveront de vous peindre Crébillon comme auteur et comme homme.

On a toujours reproché à Crébillon d’être trop sanguinaire dans ses pièces. Une dame du bel air crut tourner ingénieusement cette accusation en lui envoyant demander la liste des morts d’une de ses tragédies qu’on venait de représenter. « Vous rapporterez à votre maîtresse, dit Crébillon à l’envoyé, que je lui enverrai cette liste lorsqu’elle m’aura donné la liste de tous ceux qu’elle a envoyés chez Castel. » Notez que ce Castel est un chirurgien à la mode pour les maladies vénériennes.

Crébillon tomba malade quelque temps après s’être brouillé avec un homme de la cour, son intime ami. Ce généreux seigneur ayant appris que le poëte manquait de tout durant sa maladie lui envoya deux cents louis par un inconnu. Crébillon vit tout d’abord d’où lui venait ce secours, il le refusa : « Vous direz à M.  ***, dit-il au porteur, qu’il me force à le haïr bien fort. »

— La tragédie de Crébillon a donné l’occasion à l’abbé Séran de La Tour de publier une Histoire de Catilina[5]. Le style de cet ouvrage est dur, entortillé, obscur et haché ; la narration gênée, pesante et perpétuellement interrompue par des matières étrangères ; les caractères manqués, superficiels et répétés. Il est bien difficile qu’un homme qui traite Salluste avec autant de mépris que le fait l’abbé de La Tour soit un bon historien.

— L’abbé de La Chambre, auteur de plusieurs ouvrages sur la religion, vient de donner une brochure contre l’auteur des Mœurs et celui des Pensées philosophiques[6]. Son but est de démontrer à ces deux écrivains la vérité de la révélation ; il ne dit sur cela que des choses triviales, encore les dit-il pitoyablement. C’est un sot croyant qui attaque deux incrédules gens d’esprit.

— Je viens d’apprendre quelques particularités sur quelques gens de lettres qui peut-être ne vous déplairont pas. J’oserais répondre qu’elles vous feraient plaisir si vous connaissiez les masques.

L’abbé Le Blanc, auteur des Lettres d’un Français, homme dur et acariâtre, blâmait effrontément M.  de La Popelinière de ce qu’il fait du bien à un vieux mais impotent débauché. Les personnes qui étaient du dîner où cette scène se passait, tâchèrent de justifier les bienfaits que le charitable abbé réprouvait avec tant de véhémence. Ballot, voyant qu’on ne pouvait point adoucir cet homme féroce, lui dit à la fin : « Vous savez mieux que personne, monsieur, qu’on ne refuse pas le pain aux prisonniers, même le jour où ils ont été condamnés à être pendus. » Ce mot atterra l’abbé Le Blanc, tout intrépide qu’il est, parce qu’il lui rappela qu’il est le fils du geôlier des prisons de Dijon.

L’abbé Le Blanc dînait un jour chez Mme  Geoffrin, chez laquelle s’assemblent beaucoup de gens de lettres. La conversation tourna sur la morale, et on discourut longtemps de l’orgueil. « Je ne conçois pas, dit l’abbé, comment ce vice peut se former dans le cœur des hommes. — Vous croyez donc, lui répliqua‑t‑on, n’avoir point d’orgueil ? — Si j’en ai, dit-il, il n’humilie personne. — Non, monsieur, lui répliqua‑t‑on, il n’humilie personne ; il fait pitié. »

Les gens de lettres se déchirent ici avec le dernier acharnement : « Il s’est établi, disait-on à Piron à ce propos, une chambre ardente dans la littérature, — Il est vrai, repartit ce poëte ; M.  de Vintimille en est le président, et Dutartre le bourreau. » Ces deux messieurs sont les plus acharnés après nos écrivains ; le premier est un seigneur, le second, un bourgeois.

On plaignait dans un cercle notre Orphée, M.  Rameau, de ce qu’il était réduit à faire continuellement de la musique sur de mauvaises paroles. M.  Ballot, qui vient de lui en fournir, dit que le public avait encore bien de l’obligation à ces mauvais poëtes et que Rameau était un fleuve dont les eaux, sans eux, se perdraient. « Il est vrai, repartit Dutartre ; mais ce sont des cruches qui les ramassent. »

  1. Raynal avait précédemment envoyé à la Duchesse l’épître de Voltaire à Richelieu sur la statue que le signât de Gènes lui avait érigée. De qui est cette réponse ? Elle ne saurait être sérieusement attribuée au maréchal.
  2. M.  de Voltaire a composé une Histoire universelle. (Raynal.)
  3. Par Hugary de Lamarche-Courmont. Amsterdam. 1748, in-12.
  4. Le 10 décembre 1748.
  5. Amsterdam et Paris, 1749, in-12.
  6. Lettres sur l’écrit intitulé Pensées philosophiques et sur le livre des Mœurs, 1749, in-12.