Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/37

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 244-249).
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Regnard le fit en vers et de Rivière en prose ;
En chercAinsi, pour dire au vrai la chose,
En chercChacun vola son compagnon.
Mais quiconque aujourd’hui voit l’un et l’autre ouvrage
En chercDit que Regnard a l’avantage
En chercD’avoir été le bon larron.

M. de La Fosse, auteur de la très-belle tragédie de Manlius Capitolinus, était très-distrait. On cite de lui mille traits en ce genre qui sont singuliers. Un seul suffira pour vous donner une idée de son caractère. Je l’avais prié à dîner chez moi avec quelques personnes de lettres, dit M.  Titon du Tillet ; il m’avait promis de s’y rendre, mais l’ayant attendu inutilement jusqu’à deux heures, on se mit à table. Notre poëte arriva sur les quatre heures, très-fatigué, et me fit quelques excuses d’arriver si tard, en m’assurant qu’il était parti sur les onze heures du matin de chez lui pour venir chez moi, qui étais très-proche, mais qu’il avait l’esprit si rempli et si échauffé de cinq ou six vers d’un des plus beaux endroits de l’Iliade, qu’il voulait traduire en français, qu’il avait passé à côté de ma porte sans se souvenir de la partie que je lui avais proposée, et qu’après avoir beaucoup couru il s’était trouvé dans le milieu de la plaine d’ivry où, s’étant fort fatigué le corps et l’esprit, la faim l’avait réveillé et lui avait rappelé à la mémoire le dîner où je l’avais invité. Il fut le bienvenu, et on lui servit de quoi satisfaire son appétit. Le savant M.  Boivin, l’un des convives, lui dit : « Monsieur de La Fosse, je suis presque sûr que voilà les vers d’Homère qui vous ont si fort occupé, » et les récita comme on les prononce dans l’Université de Paris. La Fosse lui répondit : « Non, monsieur, et les voici, » et dit les mêmes vers suivant la prononciation du collège des jésuites. « Eh bien, dit M.  Boivin, ce sont les mêmes vers, vous les avez prononcés autrement que moi. »

L’abbé Brueys et Palaprat, auteurs de la célèbre comédie du Grondeur, sont célèbres parmi nous pour leurs naïvetés et pour leurs saillies. Ils logeaient ensemble et avaient tous deux la vue basse. On dit que, comme ils prenaient du thé tous les matins, ils étaient obligés d’attendre sur l’escalier que quelqu’un passât pour le prier de voir si l’eau qu’ils avaient mise devant le feu bouillait, afin d’y jeter le thé. Palaprat, qui avait suivi MM. de Vendôme en Italie, envoya à Paris, à l’abbé Brueys, le Grondeur en un acte ; Brueys le mit en trois, ce qui fit dire joliment à Palaprat : « J’avais envoyé une montre d’Angleterre à mon associé, il en a fait un tournebroche. » Comme la maison de M.  de Vendôme était extrêmement dérangée et qu’on y faisait bonne chère un jour à condition qu’on n’y mangerait point d’une semaine, Palaprat disait plaisamment : « Dans cette maison on ne peut mourir que d’indigestion ou d’inanition. »

Les Comédiens français avaient arrêté dans leur assemblée, en 1696, qu’on prélèverait chaque mois sur la recette une somme qui serait distribuée aux communautés religieuses les plus pauvres de la ville de Paris. Les cordeliers leur présentèrent le placet suivant sur lequel on pourrait faire des réflexions assez plaisantes :

« Messieurs, les pères cordeliers vous supplient très-humblement d’avoir la bonté de les mettre au nombre des pauvres religieux à qui vous faites la charité. Il n’y a pas de communauté à Paris qui en ait plus besoin, eu égard à leur grand nombre et à l’extrême pauvreté de leur maison, qui le plus souvent manque de pain ; l’honneur qu’ils ont d’être vos voisins leur fait espérer que vous leur accorderez l’effet de leur prière, qu’ils redoubleront envers le Seigneur pour la prospérité de votre chère compagnie. »

Le bonhomme Péchantré, auteur de la très-belle tragédie de Géta, avait une bague qui valait bien cent pistoles, dont un de ses amis l’avait prié de se défaire. Il en parla par hasard à Campistron, son ami ; celui-ci le pria de la garder quelques jours : « On va jouer une tragédie nouvelle, ajouta-t-il, et je m’en accommoderai, » Péchantré, qui trouva à s’en défaire, ne jugea pas à propos d’attendre le succès de la pièce de son ami. Il se trouva à la première représentation ; le parterre recevait fort mal cette tragédie. Péchantré aperçut par hasard Campistron derrière un pilier, aux troisièmes loges ; il y monta, et lui dit : « Veux-tu ma bague ? je l’ai gardée. »

Riupéroux, auteur de la tragédie d’Hypermnestre, avait quitté le petit collet pour être secrétaire de M.  le marquis de Créquy. Ce seigneur devait jouer chez le roi ; il avait 1,000 louis qu’il destinait pour cela, et comme il craignait de ne les pouvoir garder pour cette occasion, il les mit entre les mains de Riupéroux avec ordre de ne les lui donner que lorsqu’il serait question d’aller jouer chez le roi. Riupéroux les alla jouer, et les perdit.

— Ou vient d’imprimer la tragédie de Denys le Tyran, dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir autrefois. Il y a dans cette pièce de très-bons vers, mais ils sont épiques et non pas tragiques ; de grandes maximes, mais elles vont à l’esprit et non pas au cœur ; des situations hardies, mais elles causent la surprise et non pas l’attendrissement. Cette tragédie porte sur l’amour de la patrie, et c’est à cela, je crois, qu’elle a dû son succès. Depuis que je fréquente le théâtre, j’ai remarqué que toutes les pièces qui roulaient sur ce pivot ne manquaient jamais de réussir.

— Souffrez que j’interrompe ici mes nouvelles littéraires pour vous en raconter une d’un autre genre, qui fait le sujet des conversations de tout Paris. C’est un secret nouveau, inventé par une femme, et découvert par un mari qui a bien voulu en faire part au public. Voici l’histoire, qu’il faut reprendre d’un peu haut pour la rendre plus intéressante :

M. Le Riche de La Popelinière, fermier général, devint amoureux, il y a quelques années, d’une nommée Mlle  Deshayes, fille de la Mimi-Dancourt, comédienne de la Comédie-Française : son amour n’eut pas d’abord de succès, sa figure ne prévenait pas en sa faveur ; mais il avait la bourse d’un financier, et le chemin eût été frayé soudain s’il en eût délié les cordons. D’un autre côté, la demoiselle avait des engagements avec deux seigneurs de la cour des mieux faits, et elle ne pouvait rompre avec bienséance qu’étant parfaitement assurée d’un autre engagement moins brillant, mais plus solide. Elle se conduisit adroitement dans une conjoncture aussi délicate. Elle prévint ses amants, et leur fit voir la fortune qu’elle allait faire si elle pouvait attraper le financier. Ces messieurs s’y prêtèrent de bonne grâce. On convint qu’on porterait les premières paroles à notre financier. On prit le moment où le pauvre amant morfondu poussait des soupirs à toucher le cœur le plus dur. On le plaignit, mais on lui proposa le remède. Il ne fut pas question sur-le-champ de mariage, on lui fit entendre seulement que la demoiselle n’était pas une fille ordinaire, et qu’il fallait acheter très‑cher les moments de complaisance qu’elle aurait pour lui. Celui-ci y consentit ; il fut bientôt au comble de ses vœux. Cependant sa maîtresse observait avec lui tous les dehors d’une austère pudeur, et ses faveurs étaient toujours accompagnées de larmes qui lui donnaient encore plus de prix aux yeux de son amant ; son amour s’en allumait davantage. Enfin il fut question de cesser un commerce dont la vertu avait à rougir, ou de le rendre légitime. Le fermier général accepta avec joie les nouveaux fers dont on voulait le charger. Une fidélité constante qu’il avait éprouvée pendant longtemps lui répondait de sa vestale ; il l’épousa. À peine eurent-ils formé le fatal lien que le charme cessa ; l’amant disparut tout à coup pour faire place au mari bourru et incommode, et Mme  Le Riche de La Popelinière ne vit plus dans son mari qu’un homme dont la figure lui avait toujours déplu, mais dont la bourse devait servir à ses plaisirs. Comme ils s’étendaient à tout, et que madame était d’un tempérament qui en exigeait de plus d’une espèce, elle ne se gênait pas beaucoup pour satisfaire les plus secrets. La discorde souffla dans le ménage ; M.  Le Riche chassa sa femme. Elle fut quelque temps ainsi séparée ; on intercéda pour elle, il la reprit il y a environ trois ans ; mais comme il souvient toujours à Robin de ses flûtes, la bonne dame s’échappait de temps en temps, et le mari de la battre cordialement pour le salut de son âme, ce qui procurait des petites scènes assez agréables pour faire l’entretien des cercles.

Cependant Mme  de La Popelinière, lassée d’être battue, voulut mettre plus d’ordre et plus de secret dans ses ébats amoureux. Elle inventa de louer une maison voisine de la sienne sous un nom emprunté, et de faire percer le mur qui répondait à la cheminée de son cabinet de toilette. La mécanique de cette brèche amoureuse était si bien inventée qu’on n’aurait jamais soupçonné qu’elle existât. La plaque de la cheminée s’ouvrait et se fermait par le moyen d’un ressort invisible, et l’on descendait dans l’appartement destiné aux exercices de l’amour. Malheureusement une femme de chambre était dans la confidence. Je ne sais trop pourquoi Mme  de La Popelinière risqua de la mettre dehors il y a six mois ; mais, soit que cette femme de chambre ne fût pas assez payée pour garder le secret, soit peut-être qu’elle voulût se venger de ce qu’on l’avait chassée, elle vient de découvrir, il y a huit jours, toute la mécanique de la brèche amoureuse. M.  de La Popelinière a choisi le jour de la revue des uhlans, où sa femme était allée, pour s’assurer de l’état des lieux avec un commissaire de police et plusieurs autres officiers de justice. Figurez-vous Vulcain appelant les dieux pour être témoins de son déshonneur ! Tout le monde le fut de celui de M.  de La Popelinière, car il y avait ordre à la porte de laisser entrer tous les curieux. Sa femme, à son retour de la revue, ne s’attendait guère à la scène nouvelle qu’elle allait essuyer, et, quoique accompagnée de deux grands maréchaux de France, son mari ne voulut point la recevoir. Ce trou, disait-on, servait de passage à plus d’un athlète ; mais l’invention en est trop ingénieuse pour ne pas être immortalisée. Mme  de La Popelinière a été forcée de se séparer de son mari, qui lui fait 10,000 livres de rente pour vivre en son particulier.

Comme on tourne tout en plaisanterie dans ce pays-ci, on n’a pas manqué de faire des vers sur cette aventure ; les voici :


affiche.

À tous maris ayant des femmes
Susceptibles d’obliques flammes.

Messieurs, vous êtes avertis
Qu’on fait fabriquer dans Paris,
En perçant la maison voisine,
Fond de cheminée à ressort
Où l’amant peut passer le corps
Sans que personne le devine.
On pourra voir cette machine
Rue de Richelieu, sans effort,
Chez madame La Poplinière,
Pour laquelle on fit la première.