Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/24

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 175-179).
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XXIV

Une dame, fort connue dans ce pays-ci par le bel esprit, vient de m’envoyer un ouvrage singulier de M.  Deslandes qu’on imprime actuellement. Comme ce roman historique ne peut manquer de faire du bruit par les hardiesses dont il est rempli, et que l’auteur a de la célébrité en Europe, j’ai pensé que vous seriez bien aise de voir ce que j’ai répondu sur l’un et sur l’autre ; voici ma lettre :

« Je viens de lire la Princesse de Montferrât[1] avec la passion qu’on a pour tout ce qui a passé par vos mains, avec plus de liberté que vous n’en laissez ordinairement et avec une impartialité dont j’espère que vous me tiendrez compte. Cet ouvrage singulier a fait sur mon cœur des impressions subites, vives, profondes. J’y trouve ce que l’histoire à de plus vrai, le roman de plus merveilleux, le théâtre de plus tragique. Le sujet est grand et simple, les incidents sensibles et surprenants, le dénouement juste et terrible.

« Je n’imagine pas une action plus naturelle, plus instructive, plus touchante. Un grand empereur choisit un héros célèbre par sa probité et ses talents pour le rendre le dépositaire de sa puissance. L’impératrice trouve malheureusement un homme adorable où l’on n’avait vu qu’un homme d’État. Le ministre, uniquement occupé du bonheur des peuples, ne tarde guère à devenir la victime d’un feu honteux qu’il a méprisé. Une épouse désolée fait crier dans une assemblée de plusieurs nations un sang injustement versé. La princesse, coupable de toutes ces horreurs, ne peut ni soutenir la honte dont on la couvre, ni étouffer les remords qui la rongent, et se précipite dans les flammes. Le monarque lui-même consent à périr pour expier le crime d’un jugement injuste et précipité. Ses sujets le forcent à vivre. Il offre sa main à la veuve généreuse qui poursuit avec tant d’éclat une illustre vengeance. Elle dédaigne ces nouveaux nœuds et termine la journée par des prophéties que le ciel autorise par le tonnerre qu’il fait gronder. Oh ! je ne me trompe pas, il y a du grand, du neuf, du pathétique dans ce sujet.

« Les principaux caractères qui entrent dans cette action me paraissent noblement dessinés, ingénieusement variés, constamment soutenus. L’empereur Othon III a les lumières d’un particulier, et manque de celles qui font l’ornement du trône. Le désir de la louange le rend vertueux plutôt que l’amour de l’ordre ; il aime mieux amuser les peuples par des spectacles ruineux que de les soulager par une économie louable. Sans principes fixes, sans un goût trop décidé ni pour le bien ni pour le mal, il agit selon les passions qui le tyrannisent, les ministres qui l’éclairent, les favoris ou les maîtresses qui le gouvernent.

« L’impératrice Marie, fille du roi d’Aragon, est à la fois superstitieuse et voluptueuse, pratique une vertu avec la même facilité qu’elle commet un crime, se plaît aux devoirs de la religion les plus humiliants pourvu que ce qu’il y a de plus galant à sa cour l’y accompagne ; aime tous ses plaisirs par caprice et se dégoûte de tout par inconstance. On ne sait si on doit la plaindre ou la haïr, mais il est bien décidé qu’on ne la peut estimer.

« Les malheurs du prince de Montferrat n’égalent point la compassion qu’on a su m’inspirer pour lui. Je ne puis assez m’intéresser au sort d’un ministre laborieux sans ambition, ferme sans entêtement, exact sans petitesse ; qui fait la guerre et qui aime la paix, qui ne néglige aucun délai ! et qui est supérieur aux plus grandes affaires ; qui connaît tous les talents et qui sait les mettre tous en œuvre. Il voulut l’ordre, vint à bout de l’établir, et ne fut jamais soupçonné de sévérité, de partialité, pas même d’amour-propre. De quel homme en place en a-t-on jamais dit autant ?

« L’auteur m’arrache à la tristesse où il m’a plongé pour me faire éprouver aussi vivement une autre passion. Le caractère de la princesse de Montferrat est un des plus beaux qu’on ait jamais tracés. Elle ne s’amuse pas à plaindre son mari, elle fait plus, elle le justifie, elle le venge. Quand elle n’aurait pas des droits sur son cœur par ses malheurs, par les grâces les plus touchantes, par tout ce qui peut rendre une femme estimable, il règne un air d’héroïsme dans ses démarches qui ne me permet point de lui refuser mon admiration.

« Vous jugez bien, madame, qu’un écrivain qui fait si bien agir ses personnages ne peut pas les mal faire parler. Je regarde les harangues comme la partie brillante de cet ouvrage ; elles sont vives, nobles, intéressantes. Les devoirs des souverains y sont développés sans humeur, sans exagération, sans faiblesse. C’est tout ensemble une philosophie, une politique, une morale pleine de sentiment.

« Le style de l’ouvrage est tel qu’il doit être, plus véhément que doux, plus fort qu’élégant, moins correct que hardi. Les délicats et les grammairiens le critiqueront, les vrais connaisseurs, ceux qui aiment les tours lumineux, les expressions de génie, en seront enchantés. L’auteur écrit conmie il pense, avec chaleur, avec noblesse, avec rapidité.

« Voilà, madame, ce que j’ai senti en lisant le manuscrit que vous avez eu la complaisance de m’envoyer. Vous me faites un mystère du nom de l’auteur ; si je ne me trompe, je l’ai deviné. C’est un homme d’un âge assez avancé, qui a exercé des emplois qu’on peut dire considérables, du moins importants. Il y a acquis l’estime publique, mais en y essuyant des persécution secrètes. C’est un tribut que la probité paye régulièrement à la corruption. Personne n’a dit avec plus de courage les vérités utiles au bien de l’État, à l’honneur de la philosophie, au progrès des sciences, ni tù avec plus de ménagement celles qui intéressent l’honneur des particuliers, la tranquillité des familles.

« Quoiqu’il aime à parler, il est si modeste qu’il laisse jouir ceux qui sont avec lui du plaisir de croire qu’ils l’instruisent de beaucoup de choses qu’il sait infiniment mieux qu’eux. Jamais homme n’a su mieux que lui avoir tort lors même qu’il a raison. Il use de si bonne grâce qu’il ne vient pas dans l’esprit d’y soupçonner de la complaisance. La vivacité de son esprit ne nuit pas à la justesse de ses idées, l’étendue de sa mémoire à la profondeur de son raisonnement, la diversité de ses connaissances à la sûreté de son goût. Ceux qui ne le connaissent pas bien pourront croire qu’il a du goût pour le cérémonial. Quand on l’approfondit, on est convaincu qu’il fait par sentiment ce que les autres ne font que par bienséance. Je croyais qu’il était impossible d’aimer beaucoup de personnes, et de les aimer fortement ; il m’en a fait voir la possibilité. Il est ferme dans les nouvelles amitiés et vif dans les anciennes. Il a une intrépidité de raison qui étonne les plus philosophes, et une douceur de caractère qui charme les hommes les moins sociables. On trouve réunis en lui les trois genres d’esprit : l’esprit d’affaires, l’esprit de lettres, l’esprit de conversation. C’est un homme charmant, avec qui je voudrais être tout le temps que je ne puis passer auprès de vous. »

— Il y a quelque temps qu’il a paru dans les pays étrangers une Vie de l’abbé de Cgoisy[2], qui commence seulement à faire du bruit à Paris depuis quelques jours. Je ne puis comprendre ce qui a empêché ce livre de pénétrer plus tôt dans la seule ville de l’univers où l’on peut juger de sa vérité et où l’on peut avoir de l’empressement pour le lire. L’auteur partage cette vie en trois livres. Dans le premier, il ne parle que de la fureur qu’avait l’abbé de s’habiller en femme. Il est vrai, comme on le dit dans cette histoire, qu’il alla dans une de nos provinces sous le nom de la comtesse des Barres, où, sous prétexte de former les filles de ses amies, il eut des aventures assez agréables. L’écrivain qui nous donne cette histoire a ignoré un fait que je tiens de source. Il se fait dans quelques paroisses de Paris une assemblée tous les mois, où, après un discours de charité, on pourvoit, par une quête, aux besoins des pauvres. L’abbé de Choisy souhaita de se trouver habillé en femme à une de ces assemblées, et il engagea, à force de prières, le curé à y consentir. L’abbé arriva sous le nom d’une dame de province ; elle parla contre toutes les règles et, son discours fini, elle mit cent louis d’or dans la bourse de la quête ; l’émulation engagea les dames de Paris à donner plus qu’elles n’avaient accoutumé de faire, de sorte que cette bizarrerie valut aux pauvres plus de deux mille pistoles.

Le second livre représente l’abbé de Choisy passé de l’état de femme à celui d’apôtre. Tout le monde sait le voyage que fit ce voluptueux abbé à Siam, dans l’espérance d’y convertir le roi. La relation qu’il a donnée de son voyage est écrite de ce style vif, léger et inconséquent, qui caractérise tous ses écrits.

Le troisième livre est destiné à peindre l’abbé de Choisy comme écrivain. Malgré les éloges que l’auteur lui donne, la plupart de ses ouvrages sont assez peu lus. C’est un écrivain badin, superficiel, peu exact, point de logique, sans ordre. Ses Mémoires de Louis XIV[3] sont ce qu’il a fait de mieux, parce qu’on lui pardonne un certain désordre qui ne serait pas souffert ailleurs. L’abbé de Choisy avait une mère de beaucoup d’esprit. Elle lui recommandait de ne voir que des gens de qualité pour n’être point glorieux. « Allez passer l’après-dîner, lui disait-elle, avec les MM. de Lesdiguières, de Villeroy, de Guiche, de Louvigny. Vous vous accoutumerez à la complaisance de bonne heure, et il vous en restera toute votre vie un air de civilité qui vous fera aimer de tout le monde. » L’abbé de Choisy dit quelque part : « Pendant que je travaillais à l’histoire de Charles VI. M.  le duc de Bourgogne, à peine sorti de l’enfance, me dit : « Comment vous y prendrez-vous pour dire que ce roi était fou ? — Monseigneur, lui répondis-je sans hésiter, je dirai qu’il était fou ; la seule vertu distingue les hommes dès qu’ils sont morts. »

— Voici des vers que l’illustre et vieux M.  de Fontenelle a adressés à un jeune auteur qui lui avait demandé des conseils :


Il fauDans la vie où tu veux courir,
Il fauSonge bien ce que tu hasardes :
ïl faut avec courage également offrir
Et ton front aux lauriers et ton nez aux nazardes.

  1. Histoire de la princesse de Montferrat. Londres, 1749, in-12.
  2. Vie de M.  l’abbé de Choisy. Lausanne et, Genève (Paris), 1748, in-12. L’attribution de ce livre à l’abbé d’Olivet a été contestée. Les Aventures de l’abbé de Cfioisy habillé en femme ont été souvent réimprimées. La dernière édition est celle de Bruxelles, 1870, in-12.
  3. Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV.