Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/20

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 154-159).
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XX

M. Racine fils, auteur des poëmes de la Grâce et de la Religion, où il y a plus de raison et de goût que d’images et d’enthousiasme, et des excellentes Réflexions sur la poésie, vient de publier des Mémoires historiques sur la vie de son père, le grand Racine[1]. Comme cet ouvrage est diffus, rempli d’inutilités, et écrit avec négligence, je vais en extraire tout ce que j’y ai trouvé d’intéressant, non-seulement sur Racine, mais sur les hommes de lettres avec lesquels il était lié. Je tirerai peu de choses du deuxième volume qui est rempli de lettres peu agréables ; j’en excepte celles de famille qui m’ont paru pleines de sagesse, de sentiment et de religion.

Quelqu’un reprochant à Boileau que, s’il s’attachait à la satire, il se ferait des ennemis qui auraient toujours les yeux sur lui et ne chercheraient qu’à le décrier : « Eh bien, répondit-il, je serai honnête homme et je ne les craindrai point. »

Molière donna son Misanthrope dans le temps qu’il était brouillé avec Racine ; cette admirable pièce échoua d’abord. Un flatteur crut faire plaisir à Racine en lui disant : « La pièce est tombée ; rien n’est si froid, vous pouvez m’en croire, j’y étais. — Vous y étiez, reprit Racine, et je n’y étais pas ; cependant je n’en croirai rien, parce qu’il est impossible que Molière ait fait une mauvaise pièce. Retournez-y, et examinez-la mieux. »

Puymorin, frère de Boileau, étant invité à un grand repas par deux juifs fort riches, alla chercher Boileau et le pria de l’accompagner, l’assurant que ces messieurs seraient charmés de le connaître. Boileau qui le voyait pressé et qui avait des affaires, lui répondit d’un ton colére : « Je ne veux point aller manger avec des coquins qui ont crucifié Notre-Seigneur. — Ah ! mon frère, s’écria Puymorin, en frappant du pied contre terre, pourquoi m’en faites-vous souvenir lorsque le dîner est prêt et que ces bonnes gens m’attendent ? » Racine pressait Chapelle de lui dire son sentiment sur la tragédie de Bérénice, qui n’est guère qu’une élégie amoureuse : « Ce que j’en pense ? répondit Chapelle : Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu’on la marie. » Mot plaisant qui a réussi.

Lorsque le grand Condé, qui était aussi grand homme de lettres que grand homme de guerre, soutenait une bonne cause, il parlait avec beaucoup de grâce et de douceur, mais quand il en soutenait une mauvaise, il parlait avec aigreur. Boileau céda un jour dans une dispute de cette nature, et dit tout bas à son voisin : « Dorénavant je serai toujours de l’avis de Mgr  le Prince quand il aura tort. »

Racine regarda toujours Molière comme un génie unique, et le roi lui demandant un jour quel était le plus rare des grands écrivains qui avaient honoré la France pendant son règne, il lui nomma Molière : « Je ne croyais pas, répondit le roi ; mais vous vous y Connaissez mieux que moi. »

Boileau aimait la société, et était très-exact à tous les rendez-vous : « Je ne me fais jamais attendre, disait-il, parce que j’ai remarqué que les défauts d’un homme se présentent toujours aux yeux de celui qui l’attend. »

Boileau mortifia le libraire Barbin qui le régalait dans une maison de campagne très-jolie, mais très-petite. Après le dîner il le mena admirer son jardin qui était très-peigné, mais très‑petit, comme la maison. Boileau, après en avoir fait le tour, appelle son cocher et lui ordonne de mettre ses chevaux : « Eh ! pourquoi donc, lui dit Barbin, voulez-vous donc vous en retourner si promptement ? — C’est, répondit Boileau, pour aller à Paris prendre l’air. »

Boileau eut un jour une dispute fort vive avec son frère, le chanoine, qui lui donna un démenti d’une manière assez dure. Les amis communs voulurent faire la paix et l’exhortèrent à pardonner à son frère : « De tout mon cœur, répondit-il, parce que je me suis possédé, je ne lui ai dit aucune sottise ; s’il m’en était échappé une je ne lui pardonnerais de ma vie. »

Racine, revenant de la cour avec une bourse de mille louis, dit à sa femme en l’embrassant vivement : « Félicitez-moi, voici une bourse de mille louis, que le roi n’a donnée. » Elle lui porta aussitôt des plaintes contre un de ses enfants qui depuis deux jours ne voulait pas étudier : « Une autre fois, il, nous en reparlerons, livrons-nous aujourd’hui à notre joie. » Elle lui représenta qu’il devait, en arrivant, réprimander cet enfant, et continua ses plaintes, lorsque l’avare Boileau, qui dans son étonnement se promenait à grands pas, perdit patience et s’écria : « Quelle insensibilité ! peut-on ne pas songer à une bourse de mille louis ? »

Le grand Colbert étant un jour enfermé avec Racine et Boileau dans sa belle maison de Sceaux, on vint lui annoncer l’arrivée d’un évêque : il répondit avec colère : « Qu’on lui fasse tout voir, excepté moi. »

Louis XIV voulait que Racine et Boileau, chargés d’écrire son histoire, le suivissent à l’armée pour être témoins des actions qu’ils devaient raconter. Racine y ayant manqué, le roi lui en fit des reproches : « Sire, lui répondit le poëte, je n’avais que des habits de ville quand vous êtes parti ; les villes que vous avez assiégées ont été prises plus tôt que mes habits n’ont été faits. »

La veille du départ de Racine et de Despréaux pour leur première campagne, Cavoye, qui était maréchal des logis, s’avisa de demander à Racine s’il avait eu l’attention de faire ferrer les chevaux à forfait. Racine, qui n’entendait rien à cette question, lui en demanda l’explication : « Croyez-vous donc, lui dit Cavoye, que quand une armée est en marche elle trouve partout des maréchaux ? Avant de partir on fait un forfait avec un maréchal de Paris, qui vous garantit que les fers qu’il met aux pieds de vos chevaux dureront pendant six mois. » Racine répond : « C’est ce que j’ignorais, Boileau ne n’en a rien dit, mais je n’en suis pas étonné, il ne songe à rien. » Il va trouver Boileau pour lui reprocher sa négligence. Boileau avoue son ignorance et dit qu’il faut promptement s’informer du maréchal le plus fameux pour ces sortes de forfaits. Ils n’eurent pas le temps de le chercher. Le soir même, toute la cour rit de la plaisanterie.

C’est un usage à l’Académie que le directeur fasse faire à ses dépens un service aux académiciens qui meurent dans le temps qu’il est en place. Corneille mourut le jour que l’abbé de Lavau finissait son temps, et il fut enterré le jour que Racine entra en charge. Chacun des deux directeurs prétendait avoir honneur de rendre les derniers devoirs à un homme si illustre. L’Académie décida en faveur de l’ancien directeur, ce qui donna occasion au fameux mot de Benserade, où le double sens est visible : « Si quelqu’un, dit-il à Racine, pouvait prétendre à enterrer Corneille, c’était vous, cependant vous ne l’avez pas fait. »

Comme Boileau n’était pas aimé à l’Académie, on se déclarait contre ses sentiments. Un jour cependant, il fut victorieux, et quand il racontait cette histoire, il ajoutait en élevant la voix : « Tout le monde fut de mon avis, ce qui m’étonna, car j’avais raison, et c’était moi. »

La Fontaine était l’homme du monde le plus simple. On lui persuada d’aller dans sa province pour se réconcilier avec sa femme. Il part de Paris dans la voiture publique, arrive chez lui et la demande. Le domestique, qui ne le connaissait pas, lui répond que madame est au salut. La Fontaine va tout de suite chez un ami qui lui donne à souper et à coucher et le régale pendant deux jours. La voiture publique retourne à Paris, il s’y met et ne songe plus à sa femme. Quand ses amis de Paris le revoient, ils lui demandent s’il est réconcilié avec elle : « J’ai été pour la voir, leur dit-il, mais je ne l’ai pas trouvée, elle était au salut. »

Boileau s’amusait à jouer aux quilles. Il excellait à ce jeu et il les abattair souvent toutes les neuf d’un seul coup de boule : « Il faut avouer, disait-il à ce sujet, que j’ai deux grands talents, aussi utiles l’un que l’autre à la société et à un État, l’un de bien jouer aux quilles, l’autre de bien faire des vers. »

La compagnie qui suivit Boileau au tombeau était fort nombreuse, ce qui étonna une femme du peuple qui s’écria : « Il avait beaucoup d’amis, on assure cependant qu’il disait du mal de tout le monde. »

Racine racontait, quand il voulait rire, qu’un médecin lui ayant défendu de boire du vin, de manger de la viande, de lire, et de s’appliquer à la moindre chose, ajouta : « Du reste, réjouissez-vous. »

Racine raconte qu’au siége de Namur, un soldat, qui était de tranchée, y avait porté un gabion ; un coup de canon vint qui emporta son gabion. Aussitôt il alla en chercher un autre qu’il posa à la même place, et qui fut sur-le-champ emporté par un autre coup de canon. Le soldat, sans rien dire, en prit un troisième et l’alla poser ; un troisième coup de canon emporta encore ce gabion. Alors le soldat rebuté se tint au repos, mais un officier lui commanda de ne point laisser cet endroit sans gabion. Le soldat dit : « J’irai, mais j’y serai tué. » Il yalla et, en posant son quatrième gabion, il eut le bras fracassé d’un coup de canon. Il revint à son officier, soutenant son bras pendant avec l’autre bras et se contenta de dire froidement à l’officier : « Je l’avais bien dit. »

Au même siège, le comte de Lemos, fils d’un grand d’Espagne, demanda quartier à un grenadier français et lui promit cent pistoles, lui montrant même sa bourse où il y en avait trente-cinq. Le grenadier qui venait de voir tuer le lieutenant de sa compagnie, ne voulut point faire de quartier et tua l’Espagnol. Les ennemis envoyèrent demander le corps, qui leur fut rendu. Le grenadier rendit aussi les trente-cinq pistoles qu’il avait prises au mort, en disant : « Tenez, voilà son argent dont je ne veux point. Les grenadiers ne mettent la main sur les gens que pour les tuer. »

— Le goût de la comédie et de l’opéra est devenu général. On en représente partout, et on compte dans Paris jusqu’à cent soixante sociétés qui ont des théâtres. Vous jugez bien que celui des petits appartements du Roi est le plus brillant. Les acteurs qui y ont acquis le plus de célébrité sont Mme  de Pompadour et les ducs de Duras et de Nivernois ; voici les vers que le poëte Roy a fait pour la clôture de ce théâtre :

D’un peuple de héros le maître et le modèle,
D’unToujours avide de travaux,
D’unEntend Bellone qui l’appelle ;
Il va partir, il vole à des succès nouveaux.
D’unDoux plaisirs, de sa présence
D’unOsez encor profiter,
D’unCharmez son impatience
D’unSans espoir de l’arrêter ;
D’unAimables filles de mémoire,
D’unChères délices de la cour.
D’unVous qui partagez tour à tour
D’unLes moments qu’il rend à la gloire,
À peine vous aurez jusques à son retour
Le temps de préparer tous vos chants de victoire.

M.  de Moncrif, de l’Académie francaise, est l’auteur de l’Histoire des chats. L’ouvrage le plus célèbre de M.  Gresset, qui vient d’être reçu dans ce corps, est le Vert‑Vert. Cette ressemblance a donné occasion à l’épigranmme suivante, qui est du poëte Roy.

Le Parnasse a tant de roquets,
Recevez Gresset, je vous prie ;
Montez votre ménagerie :
Après les chats, les perroquets.

— J’ai eu l’honneur de vous envoyer, dans ma dernière lettre, une épigramme où l’on se plaignait de l’inaction de l’Académie. En voici une autre, du poëte Roy, où cette inaction est applaudie.

Plats Allez remplir la quarantaine,
Plats auteurs dont les vers m’ont causé la migraine.
Plats Est-on là ? L’on ne fait plus rien,
Plats Et le public s’en trouve bien.

  1. Mémoires sur la vie de Jean Racine. Lausanne (Paris), 1747, 2 vol. in-12.