Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/21

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 159-165).
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XXI

On vient de nous donner une Histoire des Sarrasins[1], traduite de l’anglais. Cet ouvrage n’a eu aucun succès, et n’en méritait point. Il est écrit d’un style entièrement sec, la narration est trop uniforme. Tous les faits se ressemblent et sont cousus bout à bout sans liaison. On ne voit jamais la raison des événements qui occupent la scène. Point de réflexions, point de portraits, point de politique. Que vous dirai-je encore ? C’est, je crois, l’histoire la plus ennuyeuse que j’aie lue de ma vie ; elle manque essentiellement d’intérêt, le plus grand de tous les défauts que puisse avoir un livre.

— Notre nation, qui est livrée si ordinairement à la bagatelle, s’occupe quelquefois d’objets graves et importants. Voici un procès, partie littéraire, partie politique, qui fait du bruit. M. d’Argenson, ministre de la guerre, s’étant déchargé du détail des hôpitaux militaires sur M. de Fontanieux, celui-ci, qui n’a pas grande idée de nos médecins, a engagé M. Geoffroy, le plus célèbre de nos apothicaires, et M. Morand, le premier de nos chirurgiens, à faire des formules de pharmacie qu’on fût obligée de suivre dans tous les hôpitaux militaires. M. Helvétius, premier médecin de la Reine, vient de publier un examen de ces formules qui est fort bien fait[2]. Il démontre que, quand les remèdes des formules seraient bien choisis, ce qui n’est pas, il serait très-dangereux de s’y confirmer universellement, parce qu’il faut d’autres remèdes dans les pays froids que dans les pays chauds, dans les climats humides que dans ceux qui sont secs, pour les vieux soldats que pour les jeunes, à la fin de la campagne qu’au commencement, etc. Les deux partis remuent fort leurs amis à la cour et à la ville pour gagner leur procès. Ceux qui sont un peu au fait de ce pays-ci savent bien que l’intrigue influera au moins autant que la justice dans la décision de cette importante affaire.

— La lecture que je viens de faire des derniers discours qui ont été lus à l’Académie francaise, a confirmé le jugement que j’en avais porté, lorsque je les entendis prononcer. Je crois avec tout le monde que ces harangues ne sont pas faites pour le commun des hommes, et qu’il n’y a que trente-neuf élus et le complétant qui les entendent. Celui de Gresset est falbalisé, enluminé, découpé à peu près comme un poupée à la Duchap[3]. Le remerciement de M. d’Argenson a été jugé en dernier ressort de la simple déclamation. C’est un vrai squelette dont on conterait aisément les côtes. Quant à la réponse de M. de Boze, elle est regardée constamment comme un conte de ma mère l’oie.

— Il parait depuis quelques jours un livre intitulé les Poissons[4], dont un exemplaire, m’a-t-on dit, a été vendu vingt louis d’or. Je ne sais ce qu’il contient, parce qu’il est encore extrèmement rare, mais ce titre me paraît avoir une analogie intime avec certains noms de personnes bien connues aujourd’hui. Tout le monde sait que le père de Mme de Pompadour s’appelle Poisson. On cherche avec vivacité l’auteur de cette satire, et le magistrat va faire brûler les Bijoux et les Mœurs.

— Il est rare que nos bons livres fassent beaucoup de bruit dans la bourgeoisie ; aussi a-t-on soin de lui fournir, de temps en temps, une littérature telle qu’il la lui faut. Un abbé Coyer vient de publier tout récemment une brochure intitulée l’Année merveilleuse[5], destinée à amuser la multitude. C’est une satire assez plaisante, quoique une peu commune, de nos mœurs. On y prédit que, le premier d’août de cette année, les hommes seront changés en femmes et les femmes en hommes ; la métamorphose, dit-on, est déjà à moitié faite. Les hommes se parent comme des femmes, et les femmes, de leur côté, boivent comme buvaient autrefois les hommes, sont plus libres que les hommes, disposent de tous les emplois dont disposaient les hommes, etc.

— Il vient de paraître, en deux grands volumes, un Voyage de Turquie et de Perse[6], qui va augmenter le nombre des livres inutiles. L’auteur, nommé M. Otter, est savant ; il avait été envoyé par la cour de France pour apprendre les langues orientales, et pour examiner ce qu’on pouvait faire d’avantageux pour notre commerce dans le pays qu’il a parcouru. Aucun des secours qu’il pouvait souhaiter ne lui a manqué. Tout cela faisait espérer un ouvrage curieux ; cependant on ne nous donne qu’un détail géographique fort sec des rivières, ruisseaux, montagnes de Perse et de Turquie. Je trouve épars dans cette relation quelques traits sur Thamas-Kouli-Khan, que je vais rapprocher dans l’espérance qu’ils vous feront plaisir.

Nadir-Koul était fils du gouverneur d’un petit fort de Perse. Ce père mort avant que ce fils ne fût en âge de lui succéder, un oncle prit la tutelle du jeune orphelin. Nadir-Koul, devenu majeur, réclama ses droits, mais inutilement ; son oncle refusa de lui remettre cette charge qui était héréditaire dans sa famille. Se voyant ainsi dépouillé du seul bien que son père lui avait laissé, il quitta le lieu de sa naissance, et se mit au service de celui qui commandait la province de Khorassan. Le Beglerbeg sentit bientôt tout le mérite de Nadir-Koul. Il le chargea d’une expédition importante, avec promesse de le faire nommer son lieutenant, par la cour, s’il réussissait. Le roi, informé du succès du jeune aventurier, le négligea et ne lui accorda point la place promise. Nadir-Koul, rebuté par ces injustices, quitta le service et se retira dans sa province, où il ne put jamais engager son oncle à lui rendre son patrimoine. Outré de douleur de se voir ainsi traité, il ramassa une troupe de bandits, attaqua et détroussa les passants, et par là, muni d’armes et de chevaux, il se vit bientôt en état de tenir la campagne. Les désordres qu’il commettait dans les provinces firent bientôt porter des plaintes à Thamas-Shah, qui, se trouvant alors dans ces quartiers‑là, le fit prendre. Lorsque Nadir-Koul parut devant lui, le prince lui demanda d’où il était, qui il était, et pourquoi il s’était engagé dans un genre de vie si infâme. Nadir-Koul répondit : « Voyant la Perse subjuguée par Mahmoud, l’État sans roi et mes biens envahis par mes parents, j’ai été réduit à la nécessité de prendre cette voie pour subsister. » Thamas-Shah, offensé de cette réponse, le condamna sur-le-champ à la bastonnade à mort. Mais, après quelques moments de réflexion, il trouve la réponse de Nadir-Koul pleine de courage, juge qu’il en peut tirer de grands secours, et révoque sa sentence avec ordre d’arrêter l’exécution s’il est encore en vie. Lorsque la grâce arriva, l’exécution était fort avancée ; on trouva cependant encore quelques signes de vie à Nadir-Koul : il fut pansé heureusement, et, après sa guérison, il fut présenté au prince qui, oubliant le passé, lui fit de beaux présents, l’attacha à son service, et lui donna le nom de Thamas-Kouli, c’est-à-dire serviteur de Thamas. Ce fut le premier degré d’élévation de cet homme extraordinaire, qui mériterait les plus grands éloges s’il n’avait pas manqué de fidélité à son roi et de reconnaissance pour son bienfaiteur.

Dans le temps que Thamas-Kouli-Khan entra dans le service, les Afghans avaient conquis presque toute la Perse. Le jeune guerrier se met à la tête des troupes de son légitime maître Thamas-Shah, et, poussant les conquérants de ville en ville, de province en province, il les conduisit jusqu’à Ispahan, et, par une suite de brillants succès, il vient à bout de purger la Perse de ses tyrans.

Thamas-Kouli-Khan était encore à la poursuite des Afghans, lorsque les Turcs déclarèrent la guerre à la Perse. Thamas-Shah marcha contre eux, les battit, et leur céda pourtant, par un traité honteux, leurs conquêtes. Thamas-Kouli-Khan profita de la haine que cette démarche avait inspirée au peuple pour leur souverain ; il le fit détrôner, confiner dans une citadelle, et tira le fils de Thamas-Shah du berceau pour le mettre sur le trône, sous le nom de Shah-Abbas. Ce roi enfant ayant fait trois ou quatre cris par intervalles, Thamas-Kouli-Khan demanda aux assistants s’ils entendaient ce que voulait le nouveau roi. Quelques-uns d’entre eux ayant répondu qu’apparemment il demandait à téter, il leur dit la première fois : « Vous êtes des ignorants ; pour moi, qui ai reçu de Dieu le don d’entendre le langage des enfants, j’entends qu’il nous redemande les provinces que les Turcs ont envahies : oui, mon prince, ajouta-t-il en touchant la tête de l’enfant, nous irons bientôt tirer raison du sultan Mahmoud, et, s’il plaît à Dieu, nous vous ferons manger des raisins de Scutari et peut-être de Constantinople. » Il dit la seconde fois que le prince demandait une place pour les Persans à la Mecque, et chaque fois il promit au prince d’exécuter ses ordres. Dès lors, on entrevit les vastes projets qu’il a exécutés depuis. Thamas-Kouli-Khan, s’étant fait d’éclarer régent du royaume, demanda aux Turcs et aux Moscovites la restitution des provinces dont ils s’étaient emparés. Les Moscovites se firent un mérite de restituer ce qu’ils ne pouvaient conserver, et on arma pour y forcer les Turcs. Ses succès à la guerre lui facilitèrent le chemin du trône. Il força, par le moyen des troupes, les États à l’élire roi, sous le nom de Nadir‑Shah.

La première chose que fit le nouveau roi fut de dépouiller de leurs biens les ecclésiastiques nommés Mollahs. Il fit appeler les principaux et leur demanda quel usage ils faisaient des richesses immenses dont ils étaient en possession. Un des plus hardis d’entre eux, voyant les autres embarrassés, répondit que ces biens étaient employés, selon l’intention du donateur, à des œuvres pies, que l’autre servait à la subsistance des malades, qui priaient Dieu sans cesse pour la prospérité du roi et pour celle de tout le royaume. Nadir-Shah répliqua que leurs prières étaient visiblement inutiles, puisque la Perse avait été si longtemps en proie à leurs ennemis, ses rois déposés ou errants, et les peuples accablés de maux ; qu’il n’était pas moins évident que ses prières et celles de son armée avaient été efficaces, et qu’il était juste qu’il jouît, lui et ses troupes, de ces revenus. En même temps il ordonna de faire rechercher ces biens, et s’en empara.

Lorsque Nadir-Shah eut humilié les Turcs et affermi son trône, il entreprit la conquête de l’Inde. À la vue des cruautés qu’il y fit commettre, un derviche présenta à Nadir-Shah un écrit conçu en ces termes : « Si tu es Dieu, agis en Dieu ; si tu es prophète, conduis-nous dans la voie du salut ; si tu es roi, rends les peuples heureux et ne les détruis pas. » Nadir-Shah répondit : « Je ne suis pas Dieu pour agir en Dieu, ni prophète pour montrer le chemin du salut, ni roi pour rendre les peuples heureux ; je suis celui que Dieu envoie contre les nations sur lesquelles il veut faire tomber sa colère. » Nadir-Shah emporta de son expédition de l’Inde 1,800 millions de livres de France. Cependant il trouva que cela ne suffisait pas. Il fit publier dans son camp un ordre de porter à son trésor tout le butin, sous le prétexte de soulager les soldats de tout ce qui pouvait les embarrasser. On obéit, mais il alla plus loin. Ayant appris que les officiers et les soldats avaient caché des pierreries et voulant tout avoir, il fit fouiller chacun d’eux en particulier et visiter leurs bagages ; tel est l’ascendant qu’avait pris l’usurpateur que personne ne murmura ni ne fit résistance. Ce tyran ne fut assassiné que parce qu’il voulut forcer les Persans à reconnaître la croyance des Turcs pour bonne et l’adopter.

Voici encore deux petits traits qui m’ont paru avoir quelque agrément. M. Otter, marchant dans les rues de Constantinople, rencontra une troupe de femmes voilées qui revenaient du bain. Elles n’avaient jamais vu d’habits français, et en furent si frappées qu’elles prièrent M. Otter de s’arrêter un moment. Après l’avoir examiné depuis la tête jusqu’aux pieds, une d’entre elles lui dit : « N’as-tu pas de honte, giaour que tu es, de paraître moitié nu dans les rues ? Comment, tu viens d’un pays où l’on fabrique le drap et tu n’as pas le moyen d’en avoir assez pour un habit qui put te couvrir en entier ? » Un Turc invita M. Otter à aller prendre du café chez lui. Les femmes de la maison s’amusèrent à regarder l’étranger à travers une jalousie. Le Turc s’en aperçut, et les fit retirer. Le galant Français demanda qu’il fût permis à ces pauvres femmes de contenter leur curiosité. Le jaloux Oriental entra là-dessus en fureur, et fit un long discours sur les galanteries des femmes : « Nous ne courons pas ce risque, dit M. Otter, nos femmes sont douces et raisonnables ; nous leur laissons le soin de leur conduite, et nous sommes tranquilles. — Je pense, répliqua-t-il, que les femmes sont les mêmes partout, et je remercie Dieu de m’avoir fait naître dans un pays où il est permis aux hommes de se mêler de leur conduite. »

  1. Histoire des Sarrasins, traduite de l’anglais de Simon Ockley (par A. Fr. Jauld) Paris, 1748, 2 vol. in-12.
  2. Lettre de M. Helvétius, conseiller d’état, etc., à MM. les doyens des facultés de médecine et des collèges de médecins de France au sujet des formules de médecine pour les hôpitaux mulitaires. 1747, in-4.
  3. Célèbre marchande de modes.
  4. Nous n’avons pu trouver trace de cette satire. On appelait couramment Poissons les chansons centre la favorite et sa famille.
  5. L’Année merveilleuse, on les Hommes femmes, s. d., in-12. Réimprimé dans les Bagatelles morales de l’auteur.
  6. Voyage en Turquie et en Perse, avec une relation des expéditions de Thamas-Kouli-Khan. Paris, 1748, 2 vol. in-12, fig.