Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/2

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 74-78).
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II

M.  le marquis d’Argens, qui est à Paris, vient de publier des Lettres morales et critiques sur les différents états et les diverses occupations de la vie[1] ; c’est une peinture assez noire de quelques ridicules de notre nation. Le pinceau de cet écrivain manque toujours de délicatesse, mais il y a un peu plus de décence qu’à l’ordinaire ; on lit plusieurs morceaux de ce nouvel ouvrage avec assez de plaisir : tels sont les petits-maîtres, les femmes, les nouvellistes, les filles de l’Opéra. Cependant nos ridicules ne sont pas approfondis, ils ne sont qu’effleurés. Je crois que vous connaissez, madame, la manière du marquis d’Argens ; il a beaucoup d’imagination et une grande facilité à écrire, mais peu d’ordre, peu de logique, peu de précision. Il est partial, il dit des choses usées, et ne se donne pas la peine de les rafraîchir. Il aime mieux faire beaucoup de livres que d’en faire de bons. Ses Lettres Juives sont celui de ses ouvrages qui a eu et qui a mérité le plus grand succès.

— C’est un usage heureusement introduit en France que nos grands sculpteurs et nos meilleurs peintres exposent, en certain temps de l’année, à l’admiration ou à la critique publique ce qui est sorti de plus parfait de leurs ateliers. Un homme qui sait écrire et qui connaît les arts vient de juger de leurs derniers travaux avec assez de précision, de finesse et de politesse ; on voudrait un peu moins de partialité. Si vous êtes curieuse de connaître l’état où se trouvent la sculpture et la peinture en France, donnez-vous la peine de lire ce livre, madame, et vous serez satisfaite jusqu’à un certain point. L’ouvrage commence par des réflexions sur la décadence de la peinture en histoire, et sur le progrès des portraits et du pastel ; on blâme ensuite la négligence qu’on a dans les maisons royales pour les beaux morceaux de peinture, de sculpture, d’architecture qui en font l’ornement ; tout cela est hardi, vrai et un peu diffus[2].

— Vous êtes peut-être instruite, madame, de l’origine, des progrès, de la chute même des francs-maçons : on vient de recueillir dans deux volumes ce qui s’est fait de meilleurs vers et de meilleure prose à leur occasion. Le morceau le plus agréable de cette compilation est une épître mêlée de vers et de prose où M.  Fréron a eu l’adresse d’enchâsser les portraits de Fontenelle. Voltaire, Piron, Roy, Duclos et de quelques autres écrivains de réputation. Ce recueil ne renfermât-il que cette pensée ingénieuse, il mériterait d’être conservé[3].

— Vous savez, madame, que le Français, né railleur, a tourné en plaisanterie dans tous les siècles les événements les plus tristes et les plus importants. Le feu roi de Sardaigne connaissait si bien le génie de la nation que, quand on lui racontait quelque nouvelle de France, il demandait aussitôt la chanson. Le désastre du combat de Belle-Isle est une nouvelle preuve de ce que je viens de dire. Dès que le bruit s’en est répandu dans Paris, on a fait courir ces quatre vers, bien injurieux au maréchal son frère :


Victimes d’un projet aussi fou que funeste,
Mânes de nos Français dont on perça le flanc,
Si pour vous apaiser il vous fallait du sang,
Vous n’êtes pas vengés : le plus coupable reste.


— M. de Pouilly vient de publier la Théorie des sentiments agréables[4]. L’auteur de cet ouvrage remonte à la source de nos goûts, de nos plaisirs, de nos devoirs. C’est une métaphysique profonde et pourtant sensible, vraie et pourtant agréable, nouvelle et pourtant incontestable ; c’est presque l’histoire du cœur humain. La plupart des autres écrivains ne nous en ont donné que le roman. Je regarde ce livre comme original, et je suis convaincu que les nations polies ou curieuses l’adopteront. S’il régnait plus de méthode dans ce volume, on lui trouverait l’air un peu anglais.

— Le Français est un être tout à fait difficile à définir : il admire, il envie et il persécute les hommes célèbres qui honorent la France par leurs talents et par leurs écrits. M. de Voltaire, comme le plus illustre, est le plus admiré, le plus envié, le plus persécuté. En voici la preuve : lorsqu’il fut reçu à l’Académie française, on publia un grand nombre de satires qui n’avaient pour la plupart d’autre mérite que d’être satiriques. Ces écrits furent reçus avec avidité par un peuple malheureusement désœuvré et médisant. Voltaire, instruit qu’un violon de l’Opéra nommé Travenol était le grand distributeur de ces libelles, s’en plaignit au magistrat, et le violon fut obligé de se cacher[5]. L’abbé d’Olivet, de l’Académie française, chercha à accommoder cette affaire ; il fut malheureux ou maladroit, et l’on dit joliment à ce propos qu’ayant voulu faire le médiateur, il avait fait la bête. Le différend de Voltaire et de Travenol fut mis, dans la suite, en justice réglée. L’arrêt des magistrats subalternes ne fut pas au goût de l’académicien, et l’affaire fut portée au premier tribunal du royaume. Le violon ne parut point alarmé ; quelqu’un, surpris de tant de fermeté, lui demanda s’il avait bien des amis : « Non, répondit-il, je n’ai que les ennemis de Voltaire. » Le courage de ce violon a été soutenu des acclamations publiques ; à la honte de notre nation, elle s’est occupée durant six mois d’un objet si frivole, et tout Paris a pris parti contre le premier de nos écrivains. Le Parlement vient enfin de prononcer ; personne n’a gagné ni perdu le procès, les partie ont été mises hors de cour, dépens compensés ; ce jugement avait été précédé par un autre, le voici :


Um ménétrier du tiers ordre
Soutenu d’un docteur ès lois,
Vient d’avoir l’audace de mordre
l’historiographe des rois.
L’affaire évoquée au Parnasse.
Voici ce qu’on a prononcé :
Hors de cour Thémis vous fait grâce.
Le ridicule compensé.


Puisque nous en sommes sur M. de Voltaire, je vais ramasser sur lui quelques anecdotes qui seront peut-être de votre goût. Il souhaita autrefois de remplacer le cardinal de Fleury à l’Académie française, et il dit aux académiciens, en leur demandant leurs voix, que le roi lui avait ordonné de solliciter. Un seigneur, qui se douta qu’on faisait parler le prince, osa lui demander un jour ce qui en était : « Cet étourdi (Voltaire) a si souvent pris le nom de Dieu en vain, qu’il peut prendre le mien de la même manière, » répondit ce monarque. Voltaire, pressant M. de Fontenelle de lui donner sa voix pour l’Académie : « Il faut attendre, lui répondit Fontenelle. — Mais que diriez-vous à l’abbé Le Blanc s’il vous faisait la même demande ? ajouta Voltaire. — Je lui dirais d’espérer », répartit Fontenelle. Il faut observer que Voltaire mit l’abbé Le Blanc comme l’homme de la littérature française qu’il méprisait le plus. Le discours que Voltaire prononça lorsqu’il fut reçu à l’Académie française eut des censeurs et des partisans. Fréret, secrétaire de l’Académie des inscriptions et ennemi de Voltaire, en fit la lecture dans trois ou quatre sociétés différentes, commençant tantôt à un endroit et tantôt à un autre sans qu’on s’en aperçût ; il prouva par là que l’ouvrage était très-décousu, qu’il n’y avait point d’ordre, et que ce qui était à la fin pouvait devenir le commencement de l’ouvrage sans rien déranger. Lorsque Voltaire fut reçu à l’Académie française, l’abbé d’Olivet répondit à son discours. Un jeune étourdi, au sortir de cette assemblée, se rendit dans un cercle où il dit qu’il venait de l’Académie ; on lui demanda comment les choses s’étaient passées : « J’ai entendu, répondit-il, une sotte demande et une sotte réponse. » L’abbé d’Olivet, qui se trouvait là et que notre étourdi n’avait pas remarqué, répondit : « Mesdames, vous savez que de ce que la médisance publie, il en faut toujours retrancher la moitié : la demande de M. de Voltaire a été très-ingénieuse et ma réponse très-ennuyeuse. » On croit que l’abbé n’a jamais rien dit de plus vrai ni de plus joli en sa vie. Un avocat, homme de beaucoup d’esprit, appelé Juvigny, ayant écrit pour Travenol, Voltaire, qui était maltraité, alla se plaindre au chef des avocats, qu’on appelle bâtonnier. « Je trouve Voltaire bien hardi d’aller chez un bâtonnier », répondit Juvigny. Cela fait allusion, comme vous voyez, aux aventures fâcheuses qu’a eues Voltaire.


  1. Lettres morales et critiques sur direrses occupations des hommes. Amst., 1747, in-12.
  2. Raynal veut évidemment parler du livre de La Font de Saint-Yenne : Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, avec un examen des principaux ouvrages exposés au salon du Louvre en 1746. La Haye, 1747, in-12.
  3. Il s’agit sans doute de l’Histoire des Francs-Maçons contenant les obligations et les statuts de l’Ordre (par le Fre de La Tierce). À l’Orient, 1747, 2 vol. in-12. L’épître de Fréron à Mme  de *** (en prose et en vers) a été réimprimée au t. Ier, p. 87, de ses Opuscules, Amsterdam 1753, 3 vol. in-12.
  4. Genève, 1747, in-8. C’était la première édition de ce livre, fréquemment réimprimé au siècle dernier.
  5. Voir sur le procès intenté par Voltaire aux libraires détenteurs de ces libelles, le t. III, chap. ii, de Voltaire et la société au xviiie siècle, par M. G. Desnoiresterres.