Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/3

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 78-82).
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III

En vous annonçant l’Anti-Lucrèce, j’ai eu l’honneur de vous promettre l’histoire du cardinal de Polignac, son auteur. Voici ce que je m’en rappelle ; il faudrait plus de temps que je n’ai pour mettre tout cela dans un certain ordre. Cet homme célèbre était d’une maison ancienne et distinguée du Languedoc ; il fut nourri à la campagne. Sa nourrice, qui était fille et qu’une première faute n’avait pas rendue plus sage, en fit une seconde. Frappée de tout ce qu’elle avait à craindre, elle s’enfuit sur la fin du jour et disparut après avoir porté l’enfant sur un fumier où il passa toute la nuit ; on l’y trouva le lendemain sans qu’il lui fût arrivé aucun accident. Destiné à l’état ecclésiastique, l’abbé de Polignac fit ses études dans l’Université de Paris. Le cartésianisme commençait à la partager. Le jeune abbé tomba sous un professeur entêté d’Aristote, et cependant il étudia la nouvelle philosophie. À la fin de son cours, il soutint deux thèses, la première sur l’ancienne philosophie par complaisance pour son maître, et la seconde sur le cartésianisme, qui paraissait dans des thèses publiques pour la première fois. Le duc de Chaulnes ayant été envoyé en Italie, sous le pontificat d’Alexandre VIII, pour réconcilier les cours de France et de Rome, voulut que Polignac, presque enfant, eût part à cette négociation. Le nouveau pape se plaignit en riant que ce jeune abbé était un vrai séducteur : « Il ne me contredit jamais, disait-il, il parait être toujours de mon avis, et je ne sais comment pour l’ordinaire il m’entraîne toujours dans le sien. » Louis XIV dit aussi dans le même temps : « Il m’a toujours contredit, et il m’a toujours plu. » Vous savez, madame, qu’en 1692 il fut chargé d’aller mettre le prince de Conti sur le trône de Pologne ; il ne réussit pas, et fut relégué dans son abbaye. Quand le duc d’Anjou fut appelé à la succession d’Espagne, l’abbé de Polignac écrivit à Louis XIV : « Sire, si les nouvelles prospérités de votre maison ne font pas finir mes malheurs, elles me les font du moins oublier. » Ce mot plut si fort au roi qu’il fut rappelé. L’abbé de Polignac fut envoyé à Rome en qualité d’auditeur de rote. Le cardinal de La Trémouille, chargé dans cette cour d’une affaire que Louis avait fort à cœur, écrivit qu’il ne pouvait rien sans Polignac qui, en effet, obtint tout de Sa Sainteté. Les deux ministres écrivirent chacun de son côté au monarque, et ils se faisaient réciproquement honneur du succès de la négociation. Le roi, charmé d’un procédé si noble, le répandit dans toute la cour. Polignac, indigné, à Gertruidemberg où il était plénipotentiaire de la France, de la hauteur des Hollandais, leur dit : » On voit bien, messieurs, que vous agissez en gens qui ne sont pas accoutumés à vaincre. » Les Hollandais, voyant d’un mauvais œil le congrès d’Utrecht, voulurent l’empêcher : « Messieurs, leur dit Polignac, nous traiterons chez vous, nous traiterons sans vous, nous traiterons de vous. » Vous savez, madame, que sur la fin du règne du feu roi, le jansénisme, qui avait pour chef le cardinal de Noailles, fit beaucoup de bruit. Louis, qui sut que le cardinal de Polignac excusait Noailles, lui dit d’un ton sévère : « Monsieur, la vérité n’est qu’une : vous vous plaignez à moi du cardinal de Noailles et dans le public vous parlez différemment, expliquez-vous désormais d’une même façon. » Polignac fut atterré par ce mot. Parlant un jour confidemment à une dame, il lui dit que le roi le regardait comme un homme superficiel, Mme  de Maintenon comme un homme léger, les cardinaux de Rohan et de Bissy comme un homme qu’ils avaient mis à leurs pieds, le public comme un homme déshonoré. Le cardinal de Polignac, étant ministre du roi à Rome en 1724, forma le projet de détourner le Tibre. Il savait que dans les révolutions romaines le parti victorieux jetait dans l’eau les statues du parti abattu : il avait formé le dessein de les en tirer, et le pape y avait consenti. Malheureusement il ne se trouva pas assez riche pour exécuter ce dessein. Le pape, par des raisons qu’il serait trop long de déduire, ne voulait pas donner le chapeau à M. l’abbé de Fleury. Polignac se jeta aux pieds du pontife pour le fléchir ; il sentait que si le pape s’obstinait, on en rendrait responsable le ministre. Le pape se laissa toucher par l’affliction de Polignac, et se rendit aux sollicitations de la cour de France. Les expériences de Newton sur les couleurs avaient été tentées plusieurs fois en France, et toujours sans succès. Le cardinal de Polignac soutint toujours que des choses avancées par Newton ne devaient pas être niées légèrement, et il fit recommencer ces expériences, qui réussirent presque toutes. On ne peut croire combien les Anglais ont eu de reconnaissance pour Polignac. Un seigneur étranger attaché au service d’Angleterre, et qui vivait à Rome sous la protection de la France, tint un jour à Polignac des discours peu mesurés ; le cardinal lui dit avec un sérieux mêlé de douceur : « J’ai ordre, monsieur, de protéger votre personne et non pas vos discours. » Le cardinal de Polignac parlait très-bien, mais il parlait tout le temps ; le cardinal de Fleury, au contraire, faisait très-bien la conversation ; sur quoi Voltaire dit un jour que des dialogues de Fleury et des monologues de Polignac on ferait une très-bonne pièce. Maupertuis disait de cette Éminence qu’elle parlait bien mieux des choses qu’elle n’entendait pas que les autres hommes ne parlent des choses qu’ils savent le mieux. Mme  la duchesse du Maine, entendant expliquer certain système de philosophie un peu hardi, demanda à ce propos au cardinal quelle différence il y avait entre elle et sa montre : « C’est, madame, lui répliqua Polignac, que votre montre marque les heures et que vous les faites oublier. »

Les Talents lyriques, ballet représenté pour la première fois en 1739, viennent d’être remis au théâtre avec grand succès. La musique est du célèbre Rameau : je ne crois pas que personne soit tenté de revendiquer les paroles. Rameau a dit qu’il mettrait en musique la Gazette de France ; je ne suis pas éloigné de le croire puis qu’il y a mis les Talents lyriques. Cet ouvrage a été fait dans la société de Mme  Bersin. Bien des personnes y ont travaillé, aussi le style n’en est-il pas uniforme, ce qui est un plus grand défaut dans un poëme lyrique que dans tout autre. La poésie, la musique et la danse font le sujet des trois entrées. Si la table de chaque acte eût été mieux choisie ou mieux traitée, ce serait un des plus jolis ballets. Dans le premier acte, Sapho, qui est le principal personnage, aime Alcée. C’est un courtisan poëte comme elle. Alcée a un rival nommé Télème qui le fait exiler. Sapho, chargée de donner une fête au roi, imagine de peindre les maux qu’elle éprouve par l’absence de son amant. Le monarque est attendri, il rappelle Alcée et unit les deux amants. Dans le second acte, Tyrtée, Lacédémonien qui avait une voix brillante, las de voir ses compatriotes languir dans l’oisiveté et risquer leur gloire, chante les hauts faits des héros et les exploits guerriers. Il anime par ses chants harmonieux l’audace des Lacédémoniens, les mène au combat et les fait triompher. On paye un si grand service par la main d’une jeune Lacédémonicnne qui lui avait été refusée jusqu’alors. Dans le troisième acte. Mercure, parcourant la terre, est arrêté dans un hameau par les appas de la bergère Eglé, Terpsichore, qui y vient souvent donner les règles de son art aux bergers et aux bergères et qui a de la prédilection pour la jeune Églé, annonce une fête où la charmante Églé pourra faire choix d’un amant. Mercure, qui y est déguisé, est préféré par la bergère, et Terpsichore confirme ce choix. On trouve la fête de Sapho trop triste et trop longue ; tous les vers de cette entrée sont jugés détestables, excepté ceux-ci :


Un jour passé dans les tourments
Paraît aux vrais amants
Aussi long que la vie ;
Mais il est des moments
Où l’on oublie
Les jours passés dans les tourments.


Il n’y a ni variété ni intérêt dans l’acte de Tyrtée. Le troisième plaît généralement, la musique surtout en est délicieuse. Notre divine haute-contre Jélyotte y ravit tout le monde. Quelques personnes de bon goût croient pourtant que son chant est trop lâché et un peu mignard ; il n’est pas bien loin du précieux. Ce qui est sûr, c’est que ce qui plaît en lui déplaît en un autre.

— Il parut, il y a quelques années, un ouvrage intitulé Anatomie de Bayle. On vient de redonner ce livre sous le titre d’Examen critique des ouvrages de Bayle[1]. Le but de cette maussade critique est de prouver que les ouvrages de cet auteur sont remplis : 1° d’obscénités ; 2° d’erreurs ; 3° de principes qui conduisent à l’athéisme ; 4° de mauvaise foi ; 5° de raisonnements faux. L’auteur de cette critique a souvent raison, mais comme un sot peut l’avoir avec un homme d’esprit, un barbouilleur de papier avec un grand écrivain, un docteur avec un philosophe. À la suite de l’Examen critique, on a mis quelques entretiens pédantesques et scolastiques sur la raison qu’on prétend trop dégradée par Bayle dans son dictionnaire, et trop élevée dans son commentaire philosophique. Le P. Lefèvre, jésuite, auteur de ces deux ouvrages, n’est pas seulement indigne d’écrire contre Bayle, il ne mérite pas même de le lire. L’esprit monacal s’y fait sentir à chaque ligne ; chaque page porte l’empreinte de l’ouvrier qui l’a faite.

  1. Amsterdam (Paris), 1747, in-12. Réimpression de Bayle en petit ou Anatomie de ses ouvrages et des Entretiens sur la raison, du même auteur.