Correspondance inédite du marquis de Sade/An 8

Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 436-445).


AN VIII


Le marquis fait envoyer ses lettres chez un sieur Brunel, restaurateur, rue Satory, no 100, à Versailles. Il court après son argent et fuit devant ses dettes. Il ne reçoit plus de nouvelles de Fabri et craint qu’il n’ait appris qu’un de ses confrères faisait la même chasse que lui. Il faut affirmer, dans ce cas, que son concurrent était dans l’affaire avant que Gaufridy lui en ait parlé. « Ainsi sa délicatesse serait très mal fondée ». Du reste « Lambini-Fabri » n’a rien fait à temps et M. de Sade vient d’apprendre qu’une loi levant les séquestres allait être mise en vigueur ; personne n’aura droit aux six cents livres qu’il a promises à celui qui lui obtiendrait cet avantage.

M. de Sade, avec l’assentiment de l’avocat, donne la régie de la Vignherme et l’exaction des rentes de Saumane au citoyen Bourges qui l’a fort bien servi, mais ses procès de Piedmarin le tracassent. Comme toujours, il reçoit des lettres où le rôle que les Gaufridy ont joué dans cette affaire est perfidement présenté. C’est mal connaître la fermeté de son caractère que de l’attaquer par cette voie, mais il est bien vrai que tous ces procès le discréditent dans le pays et lui rendront désormais toute transaction impossible. Aussi songe-t-il sérieusement à se défaire de ses possessions de Mazan, et si, comme on a voulu le lui dire, le marchand de bois contre qui il plaide connaît un acquéreur, il faut faire la paix avec lui et prendre son homme. Et surtout qu’on ne mette plus la famille en avant ! Le comte est un scélérat profond qu’un député a jeté à la porte « pour les infamies qu’il se permet envers son père. »

Le marquis est toujours sol à sol. Charles lui écrit qu’il a de l’argent à lui, mais il se garde bien de l’envoyer. Il a commis la sottise de payer l’emprunt forcé sur la taxe qu’en a faite le jury, alors que les terres saisies par la nation ne doivent évidemment ni cet impôt ni aucun autre. Le jeune Gaufridy, qui ne reste jamais sur un reproche, mais qui a un peu de louche dans la cervelle, se justifie par une lettre pleine de galimatias où il fait précéder sa signature des mots : « Votre cher fils ». « Je ne croyais pas avoir couché avec votre mère, mon cher Charles », lui répond M. de Sade.

Enfin, le dix-neuf frimaire, le département des Bouches-du-Rhône prend un arrêté semblable à celui que le département de Vaucluse a pris dix mois plus tôt. Le séquestre d’Arles est levé.

Mais le marquis est si mal en point qu’il est entré à l’hôpital de Versailles. La charité publique est son seul refuge. Quesnet vit de son travail et a dû se séparer de lui. Il est en proie à la vermine.

Charles est allé à Arles, mais il n’en a rien rapporté, sinon un assez bon arrangement avec le receveur pour le paiement des impôts arriérés. L’ancien et le nouveau fermier, qui doivent, à eux deux, six mille cent livres, ne lui ont pas donné un sou. Il n’a même pas pris le temps de les voir. Il a eu froid en cours de route et s’est hâté de revenir. Le marquis persifle durement « le petit abbé ». Il est aussi poule mouillée que son père.

L’avocat et son fils ont pressé les fermiers, mais ceux-ci se plaignent de n’avoir point joui, car les bâtiments sont en ruine et les terres à l’abandon, et ils se disent hors d’état de payer tout de suite. Le marquis n’entend point cela. Il est depuis cinquante-sept jours à l’hôpital, pour dix sous par jour qu’il ne peut même pas trouver, et on va le renvoyer. Gaufridy père et fils s’accordent pour le tromper. Leurs promesses ne se réalisent jamais et l’argent fond en passant par leurs mains avant d’arriver dans sa poche. Ses amis ont raison de lui dire qu’ils se f… de lui ! M. de Sade va partir (quelqu’un lui prêtera quinze louis pour faire ce voyage) et on verra.

Cette menace n’avance point les choses : Gaufridy n’a rien touché et les fermiers ne paient pas davantage.

Le marquis ne se connaît plus. L’argent est chez l’avocat qui le fait valoir à son profit, mais on saura lui desserrer les doigts.

Cependant les imprécations de M. de Sade s’accompagnent d’un surcroît d’exigences et d’une sorte de mise en demeure de trouver sans délai un fermier qui paiera six mille livres pour le mas de Cabanes, qui n’exigera aucune réparation et qui ajoutera à ses redevances un pot de vin de deux mille livres pour Quesnet et un cheval pour l’avocat. Au milieu de sa grande colère, le marquis se souvient de l’offre que Lombard a faite à Gaufridy et que celui-ci a repoussée. Du reste il est trop tard : M. de Sade va être emprisonné pour dettes.

Il ne l’est pas, grâce à Cazade qui lui fait avoir un sursis. L’huissier est à sa porte et l’on a mis des garnisaires chez lui. Il écrit de nouveau à Charlotte Archias. Cazade écrit de son côté à l’avocat : l’état de détresse où se trouve le marquis est, selon lui, plein de danger pour un homme mis en surveillance. La lettre de Cazade est d’une politesse sans défaut et, néanmoins, assez équivoque : on croit sentir le faciendaire d’ancien régime dans la façon d’écrire de ce commissaire du directoire. Mais comment Gaufridy s’y prendrait-il pour envoyer de l’argent, à moins de donner du sien ? Il n’a reçu qu’un avis de payer à l’enregistrement de l’Isle cent vingt-sept francs « huitante »-quatre centimes pour arrérages de rentes dues aux ci-devant religieuses de Sainte-Élisabeth et diverses réclamations de créanciers, tandis que le fermier Campan se plaint toujours que les bâtiments d’Arles menacent de lui tomber sur la tête et se voit lui-même délivrer une contrainte de cinq cent soixante-quatre francs quatre-vingt-dix.

M. de Sade hausse le ton de jour en jour et crie à s’étrangler. Quesnet gît sur un grabat et Gaufridy fera si bien qu’il laissera les créanciers mettre la main sur l’argent d’Arles. Oh ! Que cela n’arrive pas, car, si vieux qu’ils soient l’un et l’autre, le marquis « irait mesurer son âge avec celui de l’avocat ! » Quant à Charles, c’est un fou et un menteur qu’on devrait fouetter au cul et aux oreilles et dont le marquis ne veut plus entendre parler.

Est-ce illusion, ou bien M. de Sade exagère-t-il sa détresse ? En dépit de ses plaintes, il se souvient soudain d’avoir entendu dire que la loi instituant le rachat des rentes foncières est rendue et il imagine aussitôt qu’il va pouvoir retirer celles qu’il s’est réservées dans la vente de la Coste. Cela lui permettra de s’arrondir dans la Beauce, où il a un joli bien en vue. En attendant, la Malmaison est saisie par Paîra et Grandvilliers par de Bar ; mais le marquis a pu tromper ses créanciers et vendre à réméré un bois de trois mille cinq cents francs qui en vaudra dix mille dans dix ans, lorsqu’il l’aura racheté !

M. de Sade est revenu à Saint-Ouen. Quesnet est toujours malade. Gaufridy n’est pas allé à Arles et sa réponse à Cazade est un modèle d’entortillage et de jésuitisme « qui a achevé de le perdre dans l’esprit de cet honnête homme ». L’avocat reçoit de l’argent pour se mal conduire ; il se moque en prétendant que les débiteurs de rente du Vaucluse refusent de se libérer au prétexte que le citoyen Sade a émigré, que le mas de Cabanes menace ruine, que les fermiers ne veulent pas payer, qu’on ne peut pas les poursuivre et que, l’essayât-on, cela ne ferait que donner l’éveil aux créanciers. Le marquis n’a nul besoin qu’on vienne lui parler de roubines et de poussaraques. Ce sont de grossières défaites et tout cela fait lever les épaules de pitié. Au lieu de refuser la traite au neuf thermidor que le fermier Campan lui a offerte, en aurait-il coûté-beaucoup à Gaufridy de la faire escompter à son parent Archias qui doit bien cela au marquis après ce qu’il a gagné sur lui ? Il faut trois mille cinq cents francs, sans nul délai, à M. de Sade. L’avocat veut-il, oui ou non, les lui envoyer ? Ou, pour mieux dire, qu’il choisisse entre les deux partis suivants : d’une part, avoir de l’argent, sauver Arles des créanciers, au besoin se porter créancier lui-même, tout saisir ou dire que tout est saisi par madame de Sade dont la créance prime toutes les autres ; de l’autre, accepter, une fois pour toutes, de prendre la ferme générale des biens pour une rente annuelle de cinq mille livres. C’est une préférence qu’on lui réserve encore. Veut-il agir ou bien signer ?

Choix inutile. L’avocat a avalé bien des injures, mais il n’a pas encore été traité de voleur. Il en a assez ; il n’en veut plus ; surtout il n’en peut plus. Il donne à son refus l’allure d’une démission et le marquis s’en étonne. Il n’a jamais été question de se séparer. S’il a songé à se défaire de l’administration de ses biens, il était dans son intention que quiconque en prendrait l’afferme restât en relation avec l’avocat et même sous ses ordres. M. de Sade veut donc qu’on s’embrasse et qu’on ne garde « aucun levain dans l’âme. »

Mais Gaufridy ne revient pas sur ce qu’il a dit. Sade envoie alors de Paris un procureur fondé, qui part pour la Provence avec la citoyenne Quesnet. Ce nouveau procureur s’appelle Laloubie. Mais ce n’est point son nom ou ce n’est pas le seul. Le citoyen Laloubie n’est autre que Cazade. Il vient à Apt et s’y fait remettre par Gaufridy des papiers dont il lui donne décharge ; il parcourt les terres, visite les fermiers, arrête leurs comptes et, finalement, envoie à l’avocat une longue épître où, sans se départir de sa politesse, il ne lui fait grâce d’aucun grief sur sa longue administration. « On ne peut, lui dit-il, voir pis que cela après trente ans de régie ». L’avocat retrouve son énergie pour lui répondre. Il le fait par un gros mémoire dont le brouillon couvert de ratures témoigne de l’effort qu’il a accompli pour l’écrire et de la difficulté de la tâche. Quesnet s’étonne de son côté que Gaufridy ait cherché à se venger en empêchant madame de Tournon d’adhérer à un arrangement que le marquis a proposé à ses créanciers. Quesnet ne peut y croire et reste l’amie de l’avocat pour la vie.

La chaîne qui liait M. de Sade et son ami d’enfance est brisée.




Le marquis n’a pas à ménager son fils, mais il déménage ses meubles. « Ce 5 brumaire, an VIII. »

Ne mettez pas toujours en avant ma famille, mes enfants, comme ces gens-là disent que vous faites, parce que je n’ai point de famille, encore moins d’enfants, et que tous ces parents-là se sont trop mal conduits et se conduisent encore trop mal vis-à-vis de moi pour que je puisse avoir le moindre sentiment pour eux. Si vous saviez les indignités dont celui qu’on appelle mon fils se rend coupable envers moi, vous en frémiriez ; c’est un scélérat profond, bien connu pour tel, et qu’un député mit l’autre jour à la porte de chez lui pour les infâmies qu’il se permet envers son père. Je n’ai donc aucun ménagement à garder avec ce polisson et certes je n’ai pas envie de mourir de faim pour lui faire une meilleure part.

Voilà à présent que vous m’envoyez une malheureuse lettre de change à un mois de vue. Il faut que je meure de faim près de mon argent, ou que j’escompte à un tiers de perte. Je vous aime, mon cher avocat, oui, je vous aime, et cela depuis bien longtemps ; quelque chose qu’on me dise, jamais personne ne parviendra à me brouiller avec vous, mais, au nom de Dieu, changez de conduite envers moi et faites tout pour me procurer des fonds, parce que je meurs exactement de faim, que je suis tout nu, obligé d’avoir recours à des bassesses pour vivre… oui, à des bassesses ! Faut-il vous en avouer une ?… Frémissez… soyez désespéré de m’y avoir entraîné par vos lenteurs !… Eh bien ! mon ami… mon cher avocat… j’ai été réduit à aller démeubler et vendre la chambre et les effets de mon fils parce que je manquais de pain !… Je l’ai volé !… Cruel ami, voyez où vous m’avez conduit et, sur tout ce que vous avez de plus sacré, envoyez-moi des fonds, à tel prix que ce soit !


Le marquis, réduit à l’aumône, est entré à l’hôpital de Versailles. (13 nivôse).

……Me voilà, grâce à vos soins, monsieur, réduit aux derniers degrés du malheur, ne trouvant plus personne qui veuille venir à mon secours, abandonné de madame Quesnet, qui, après avoir tout vendu pour moi, est maintenant obligée de travailler pour vivre. Je suis trop heureux que la charité publique ait bien voulu me recueillir dans un hôpital ; il m’eut fallu mourir au coin d’une rue sans cela. Ne voulant rien faire pour moi, vous m’avez mis entre les mains d’un fou, qui vient de m’écrire : « J’ai de l’argent à vous, mais je prends sur moi d’en retarder l’envoi…… »

Et quand me dit-il cela, cet extravagant en délire ? C’est quand je meurs de faim, c’est quand toutes ressources me sont enlevées ! C’est quand je suis à l’hôpital… sans habit… sans un malheureux denier en poche ! À quel point de férocité êtes-vous donc tous parvenus, pour me laisser ainsi dans le malheur et dans le désespoir ? Envoyez-moi de l’argent, je vous en conjure, et faites lever le séquestre d’Arles par votre éternel et ennuyeux Fabri, et, si tout cela n’est pas fait dans huit jours, celle-ci est mon dernier adieu.


Le marquis ne peut concevoir que Charles Gaufridy se soit rendu à Arles après la levée du séquestre et n’en ait pas rapporté de l’argent. (27 nivôse).

……N’est-il pas plus qu’inconcevable que vous alliez à Arles et que vous n’y touchiez pas l’argent qui m’est dû pour me le faire à l’instant parvenir, et cela parce qu’il fait froid ! Pauvre petit abbé Charles ! On voit bien qu’il est soldat du pape ! Il ne sort point par le mauvais temps. Et moi ? N’étais-je pas plus à plaindre que vous ? Sans feu, à l’hôpital, sans manger que le dîner des pauvres ! En vérité, vous me faites rire ; il fallait partir cet été pour cette expédition. Et faire marcher plus vite votre abominable Fabri, et vous n’auriez pas eu froid. Pendant ce froid cruel, dont vous vous plaigniez, madame Quesnet marchait tous les jours pour votre frère de Grenoble, et elle ne s’en est jamais plaint. Mais c’est qu’à Paris nous ne sommes pas des poules mouillées, comme en Provence. J’ai eu bien plus peur pour vous des brigands que du froid ; votre père, pendant ce temps-là, m’avait écrit pour me communiquer ses inquiétudes, et je suis fort aise que vous soyez de retour sain et sauf.

Au reste il faut cacher avec grand soin aux créanciers, et même à tout le monde, cette levée de séquestre. On me le recommande fort ici et c’est l’essentiel……


Le marquis demande à l’avocat s’il a prié Dieu de lui pardonner le tort qu’il fait à son prochain. (Sans date).

……Tous ceux qui voient ici ma situation sont révoltés de vos procédés ; il n’est personne qui n’en frémisse, et, quand je montre la correspondance de Charles, on me plaint bien d’être entre les mains d’un tel fou.

En un mot, je ne puis plus attendre. Envoyez-moi mon argent, ou il ne sera sorte de procédés dont je ne me serve pour l’arracher de vos mains aussi crochues que barbares.

6 pluviôse. Mourant de froid et de faim à l’hôpital de Versailles depuis trois mois.

C’est aujourd’hui dimanche. En allant à la messe avez-vous au moins demandé pardon à Dieu de me déchirer, de me lardonner, de me torturer comme vous faites depuis trois ans ?


Le marquis interpelle Charles Gaufridy après l’arrivée d’une lettre « sèche ». (12 pluviôse).

……Enfin arrive une lettre du dix nivôse. Oh ! cette fois voici l’argent ! Le malheur cesse : infortunés amis, qui me soutenez vous allez être payés ! Intéressante femme qui avez mis pour me faire vivre jusqu’à vos chemises en gage, qui avez épuisé votre bourse et celle de vos amis, voilà de l’argent ! Empruntons vite un petit écu pour aller le recevoir à Paris. J’ouvre la lettre en frémissant ; rien. Du bavardage de M. l’abbé, des phrases louches, insignifiantes, pleines de fausseté, d’amphigouris, de contradictions, etc. M. l’abbé est enrhumé, son cheval a fait un faux pas, il a peur que sa maman ne lui donne le fouet en arrivant et ses amis l’ont bien grondé. « Et l’argent ? Homme inepte et féroce, l’argent, l’argent ? — Ah ! l’argent, il est chez le fermier ! — Infernal individu, tu ne pouvais pas l’y prendre ? Aller de là à Marseille, le remettre au banquier pour qu’il me parvînt avec la plus extrême diligence ? — Oh non ! il faisait trop froid, mon père a écrit. » Et la foudre n’écrase pas des gens assez traîtres, assez méchants pour abuser de la bonne foi et de la misère des autres à ce point ! Gaufridy fils, Gaufridy père ! Pour la dernière fois je vous le dis, je suis au désespoir !……


Le marquis accuse Charles Gaufridy et son père de retenir son argent afin de le faire valoir, mais il ne veut rien faire pour ôter aux fermiers en place tout prétexte à ne point payer ou pour en trouver de nouveaux. (Premier ventôse).

……Voilà huit mois que vous me traînez de jour en jour, et il est bien clair, à votre style, que mon argent est dans vos mains et que vous le faites valoir à votre profit, pendant que, réduit aux dernières extrémités, je meurs absolument de faim, et vous m’avouerez que le procédé est infâme……

Je vous proteste que ceux qui vont partir pour aller vous trouver sauront bien vous faire rendre gorge ; ils seront, soyez-en bien sûr, possesseurs d’une dose d’émétique suffisante à vous nettoyer le gousset. Le fermier vous mande qu’il veut, sur ce qu’il me doit, retenir les réparations ? Je vous déclare que je m’oppose absolument à cela, et que je ne veux faire aucune réparation dans ce bien-là. Ceux qui viendront après moi feront celles qu’il leur plaîra, mais je vous avertis que je ne passerai pas seulement six livres de réparations. À l’égard du prix de la ferme, six mille livres, payables de trois mois en trois mois, un pot de vin pour madame Quesnet, et un cheval pour votre père. Voilà mon dernier mot ; je ne la donne pas à un sol de moins.


Le marquis écrit à « la citoyenne demoiselle Archias », qu’il est à la veille d’être emprisonné pour dettes. (Versailles, 3 ventôse).

Connaissant votre âme pieuse et sensible, mademoiselle, je m’adresse à vous avec confiance pour vous engager à presser M. Gaufridy de venir à mon secours dans la terrible situation où je me trouve. Je vais vous raconter les faits, espérant qu’ils attendriront un cœur aussi humain et aussi compatissant que le vôtre.

Le premier de ce mois ventôse, le citoyen Cazade, commissaire du gouvernement de notre arrondissement et sous la surveillance duquel je suis, vint prévenir madame Quesnet et moi que deux garnisaires, nous coûtant douze francs par jour, venaient d’être placés dans notre maison de Saint-Ouen, faute de pouvoir payer nos contributions, vu l’état affreux dans lequel depuis trois ans nous laisse M. Gaufridy.

Au même instant où cet honnête homme venait me donner ce cruel avis, un huissier entre et m’arrête pour défaut de paiement de deux effets, à l’ordre des gens qui nous nourrissent sans recevoir un sol depuis un an et que je n’avais souscrits que trompé par les fausses paroles à moi données par Charles, qui me joue et m’amuse de jour en jour depuis trois mois. Heureusement que M. Cazade était là et qu’il a suspendu l’effet de l’arrestation en me réclamant sous sa surveillance et en demandant un sursis de huit jours, sauf à me consigner lui-même en prison, si je ne paie pas le neuf ventôse.

Madame Quesnet, dont vous connaissez le respect et l’attachement pour vous, mademoiselle, madame Quesnet, dis-je, présente à cette scène, est tombée dans un accès de maux de nerfs qui l’a privée de sa connaissance deux grandes heures et dont elle ne s’est relevée qu’avec une fièvre épouvantable qui la tient au lit sans que j’aie de quoi lui donner seulement les remèdes de première nécessité et pas même un bouillon.

Voilà, mademoiselle, où me réduisent les cruelles négligences, la criminelle apathie de M. votre frère. Je vous implore pour le supplier d’arracher enfin l’argent de ces fermiers d’Arles et de me le faire à l’instant passer. Hélas ! il ne sera vraisemblablement plus temps lorsqu’il arrivera !… Une affreuse prison sera mon asile, un froid tombeau celui de ma digne et respectable amie !

Et voilà donc où conduisent l’insouciance, l’avarice et l’égoïsme !… Être Suprême, s’il est vrai que tu exiges de nous un culte, le plus cher à tes yeux ne doit-il pas être celui que te prétentent les vertus ? Et quelque ardeur que mettent les hommes à t’adorer, peux-tu te rendre à leurs prières, quand le cœur qui te les adresse n’est souillé que de cruauté, n’est empreint que d’ingratitude ?


Le marquis assure que l’avocat s’est perdu dans l’esprit du citoyen Cazade par la réponse qu’il lui a faite et lui donne un moyen honnête de se réhabiliter dans le sien. « Saint-Ouen, ce 15 germinal. »

……Votre lettre à M. Cazade est un monument d’entortillage, de jésuitisme, de mensonge, de sophisme et de mauvaise foi qui vous a totalement perdu dans l’esprit de cet honnête homme. Comment un homme de loi (ne prenez-vous pas ce titre ?) ose-t-il dire, quand il est chargé de l’exaction d’un revenu : « Votre fermier doit, mais il ne veut pas payer. » Mais malheureux légiste, fais-le payer ! Pourquoi es-tu là ? Pourquoi as-tu ma procuration ? Et, si tu ne l’exerces pas, n’est-il pas clair que mon fermier te paie pour que tu ne le presses point ?

« Si je presse, osez-vous répondre à cela, ce sera donner l’éveil aux créanciers. » Eh ! faites-la vous-même la saisie-arrêt que vous craignez ! Rendez-vous créancier, le fermier ne paiera pas à d’autres !


Le marquis déclare à Charles Gaufridy qu’il n’entend pas être pris pour un imbécile et accuse, pour la seconde fois, l’avocat d’être acheté par les fermiers. « Saint-Ouen, ce premier mai. » (12 floréal).

……Je vais faire intenter une action contre votre père si je n’ai pas, à l’époque dite, la somme indiquée parce que votre père, à qui je n’ai délégué que le pouvoir de faire payer mes fermiers, n’a pas celui d’écorner, de retarder mes paiements, le tout pour obliger des coquins qui, sans doute, le gratifient largement pour cela. Non, monsieur, non ce n’est point ainsi que l’on se conduit quand on a la probité pour base de ses actions, et, si cette vertu n’est pas votre boussole, je dois alors prendre mes précautions et je les prendrai. C’est de quoi je vous prie de recevoir ma parole sacrée…… En vérité, quand vous me parlez affaire, vous vous imaginez entretenir un idiot et vous croyez qu’il n’y a, sans doute, personne à Paris qui puisse démêler toutes vos finesses et ne pas m’en faire apercevoir. Allez, monsieur croyez qu’elles sont trop grossières, vos finesses, pour n’être pas à l’instant démêlées et pour n’en être pas à l’instant blâmé par tous les honnêtes gens…… Certes vous nous prenez donc ici pour de fières bêtes, il faut espérer que nous vous prouverons que nous ne le sommes pas tout à fait autant que vous pouvez bien le croire…… Eh ! monsieur, monsieur, je vous en conjure, ne me prenez donc pas pour un imbécile et ne faites pas lever les épaules de pitié à ceux à qui je communique vos inconcevables raisonnements ; ayez, au moins, un peu plus d’amour-propre !……


Le marquis ne se tient pas pour battu, malgré la démission de l’avocat ; il veut que celui-ci reste à la tête de ses affaires et qu’on s’embrasse de bon cœur. (9 prairial).

Je ne me tiens pas pour battu, mon cher avocat, et je reviens à la charge…… Ce n’est point une ferme générale, c’est une régie générale simplifiée et telle que vous l’avez, régie que vous pouvez faire du fond de votre cabinet et sans plus vous gêner qu’à présent.

……Mais, quoi qu’il en puisse être, que vous preniez cet arrangement, comme je vous en conjure, ou qu’un autre le prenne, pourquoi donner à votre lettre l’air d’une démission ? Je n’ai, dans aucun cas, l’envie de vous ôter la régie de mes affaires. Qu’un homme accepte ce que je lui propose ou que ce soit vous qui le fassiez, je vous supplie de rester à la tête de mes affaires, et celui qui prendrait vous en supplierait comme moi……

Réponse et argent tout de suite, je vous en conjure, et embrassez-moi, mon cher avocat, d’aussi bon cœur que moi, et je vous réponds qu’il ne restera plus aucun levain dans nos âmes.