Correspondance inédite du marquis de Sade/An 7

Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 424-435).
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AN VII


Le marquis réclame au département des Bouches-du-Rhône les certificats de notoriété demandés par le ministre, mais les administrateurs refusent de délibérer. L’embrouillement des prénoms recommence sous une nouvelle forme. Le décret de radiation a été rendu au profit de Louis Sade. Or ce prénom de Louis ne figure pas sur l’acte de naissance, tandis qu’il est joint à ceux d’Aldonze Donatien sur la liste des émigrés. Il suit de là que le département ne peut certifier l’identité, et ce malgré l’avis de la communauté de la Coste, parce que cette localité relève maintenant du Vaucluse. La mouvance administrative de la commune d’origine empêche même le département des Bouches-du-Rhône de se prononcer sur la portée de la radiation qu’il a autrefois ordonnée !

Cependant, par lettre du treize brumaire, le commissaire du directoire exécutif près l’administration centrale avise M. de Sade qu’il est placé sous la surveillance du commissaire du pouvoir exécutif près l’administration municipale du canton de Clichy. Ce commissaire est un nommé Cazade, que nous retrouverons, et cette surveillance a été obtenue par les soins de l’amie dévouée que l’avocat néglige. On dit que le nouvel arrêté suffira à faire lever le séquestre dans le Vaucluse, mais c’est beaucoup plus douteux pour les Bouches-du-Rhône. M. de Sade l’envoie à Gaufridy, en le priant d’y joindre le certificat d’un gendarme à qui ils ont sauvé la vie à Saumane. L’avocat ne craindra plus maintenant de se rendre à Arles ! Le marquis lui-même respire. Toutefois un dénonciateur se propose, dit-on, de lui chercher noise sur une affaire Pastour dont les lettres ne disent rien, sinon qu’elle a eu lieu pendant son voyage en Provence, que Pastour est un brutal qui s’est présenté chez lui tout armé et qu’on a débité des horreurs sur « Moïse », alors qu’il a été la victime de ce Pastour-là. Peu de temps après cette alerte, un citoyen de Grenoble, qui prétend être aux droits de feu M. de Murs pour sa pension, attaque le marquis sur sa moralité et fait un bruit bien dangereux.

Il serait temps, en vérité, que M. de Sade vît la fin de ses misères. Il a fui Saint-Ouen depuis quatre mois et va frapper aux portes où il espère trouver un souper et un lit. Quesnet est à Paris. Il se cache un moment dans une de ses terres de Beauce, mais il a voulu vendre le château qui en dépendait, Paîra a fait opposition et le fermier, ne lui devant plus rien, a refusé de le nourrir plus longtemps. Il se réfugie alors à Versailles, dans un grenier de la rue Satory, où il vit de carottes et de fèves avec le fils de Quesnet, sous le nom de citoyen Charles. Ses yeux sont si malades qu’il a dû prendre son jeune compagnon pour secrétaire. Il est perdu si le séquestre d’Arles n’est pas levé. Mais un accident malencontreux oblige Gaufridy à garder momentanément le repos et le silence.

Pourtant, grâce aux bons soins du citoyen Bourges, d’Avignon, et à la mise en surveillance, le département de Vaucluse prend un arrêté à la date du seize pluviôse et ordonne la levée du séquestre, à charge par Aldonze François Donatien Sade de s’abstenir de vendre ses immeubles, de payer les frais de régie, de fournir caution pour la valeur de son mobilier et « de ne pas réclamer les fruits perçus jusqu’à la radiation définitive ». Ce n’est pas cette décision qui mettra de l’argent dans les poches du marquis, car les créanciers sont déjà en arrêt sur les revenus des terres du Comtat. Mais les conséquences peuvent en être fort heureuses. Tous les députés du Vaucluse, une partie de ceux des Bouches-du-Rhône et l’ami Goupilleau appuient la radiation ; Barras a apostillé la demande et il ne reste plus qu’à obtenir les certificats de notoriété que les Bouches-du-Rhône se refusent à délivrer. En attendant, le citoyen Sade, qui est autorisé, par grâce, à résider hors du canton où il a sa surveillance, vit avec quarante sous par jour d’un petit emploi au spectacle de Versailles. Sur cette somme il nourrit le fils de Quesnet pendant que la mère court, à Paris, pour ses affaires, par des temps horribles. Pour comble d’infortune, son scélérat de fils a mis opposition à la vente des terres de Beauce, que ses créanciers avaient fait saisir, et empêché une entrevue que Quesnet avait obtenue de madame de Sade par l’intermédiaire de l’avocat Bonnières. Cette infamie a privé le marquis du secours que son amie allait arracher à sa femme. Pour trouver les six mille livres qui lui sont nécessaires, M. de Sade n’hésitera pas à faire démolir le château de Mazan et à le vendre pierre à pierre.

Le salut ne peut venir que d’Arles. Mais alors que le marquis n’avait pu louer à ses conditions, le receveur des domaines l’a fait, lui, à d’autres qui sont désastreuses. Tel est l’effet de la confiance que M. de Sade a eue en Gaufridy. Il regrette Lions qui l’eût bien mieux servi. Malgré l’accueil qu’il a trouvé auprès de l’avocat pendant son séjour en Provence, le fils aîné du marquis est d’ailleurs le premier à dire que la nation n’aurait pas mis la main sur le mas de Cabanes si le régisseur de son père s’était rendu à Arles au moment opportun. Maintenant la détresse de M. de Sade est telle que, s’il ne reçoit point d’argent, il se verra forcé de se jeter dans les bras du comte et de tout lui abandonner pour une pension. C’est un malheur, mais l’avocat l’aura voulu, et il verra ce qui l’attend avec ce nouveau maître, « le plus grand égoïste et le plus grand embrouilleur qui ait jamais existé. »

Tout ceci est pour dire qu’il faut se rendre à Arles sans plus tarder, faire lever le séquestre, mettre la main sur la prochaine récolte et apaiser Lombard qui n’a pas été payé de son indemnité. Mais on ne fait rien de rien. François, qui a pris la place de Charles, déclaré impossible, n’a même pas trouvé le moyen d’envoyer au marquis quelques sols qu’il devait aller ramasser en Vaucluse.

Gaufridy ne va pas à Arles, où du reste il sait bien qu’il n’y a rien à faire, mais il a chargé ses parents d’Aix et un praticien de cette ville, le sieur Fabri, de poursuivre la levée du séquestre. Le directeur de l’enregistrement est bien d’avis que les Bouches-du-Rhône devraient imiter le Vaucluse, mais, en dépit de l’élection de nouveaux administrateurs, ou peut-être à cause d’elle, rien ne marche. Le citoyen Fabri est tantôt plein d’espoir et tantôt sans courage. Mais le régime de la douche écossaise ne vaut rien au marquis. Il pousse les hauts cris à chaque déconvenue nouvelle. Sa misère est extrême ; le spectacle de Versailles est fermé. Il veut rentrer à Saint-Ouen, où il aura du moins les choux de son jardin à se mettre sous la dent. Pas de pain, il le jure ! Quesnet travaille et pleure. Tout cela parce qu’un ami de cinquante ans se refuse à faire les quelques lieues qui le séparent d’Aix, où sa présence suffirait à tout arranger.

C’est en vain que M. de Sade, par un procédé dont il est coutumier, a mis Fabri en concurrence avec un de ses confrères, sans les prévenir qu’ils travaillent au même objet et pour un salaire qui ne sera payé qu’à l’un d’eux ; que neuf témoins, réunis par lui, attestent sa résidence continue à Paris ou dans sa banlieue ; que Cazade, qui est au mieux avec son administré et Quesnet, joint son attestation à celle des neuf et garantit les sentiments républicains du ci-devant marquis ; en vain même que l’on tente une nouvelle démarche auprès du ministre des finances : tout est paralysé par la criminelle paresse de Gaufridy. Elle est cause de tout. C’est un poltron, honteusement esclave de sa femme ; un homme qui, en dépit de la vérité, « a la physionomie du crime ». Un ami de M. de Sade, à qui il a montré une des lettres où l’avocat rabâche sans venir à l’essentiel, l’a détruite avec rage, disant qu’il y avait sur ce papier de quoi faire brûler au moins une cervelle sur deux ! Mais le marquis ne fait pas le détail ; s’il ne reçoit pas d’argent, il arrive avec deux pistolets : un pour chacun !

Il faut une péripétie après ce paroxysme : Gaufridy la fournit en se fâchant. Mais Quesnet intervient et le supplie de pardonner. C’est la tête qui a parlé et non le cœur, et, du reste, la situation de son ami est si malheureuse ! L’avocat se laisse toucher. M. de Sade se jette aussitôt à son cou et le remercie d’avoir oublié. S’il a laissé courir sa plume avec un tel emportement, c’est qu’il pensait que François retiendrait la lettre et qu’il aurait ainsi le soulagement de l’avoir écrite et le plaisir de l’avoir envoyée, sans que son ami ait le désagrément de la lire. Mais François est enfin parti pour l’armée, et il faut se rabattre sur Charles pour débrouiller une double difficulté où le marquis se trouve engagé avec un marchand de bois à qui il a vendu la coupe du petit domaine de Piedmarin, à Mazan, et avec le fermier à qui Gaufridy a promis le même domaine. Or, Charles est trop bavard. Il s’est servi, pour apaiser ce différend, de moyens qui ne conviennent pas à M. de Sade et invoqué notamment la volonté de la famille. Le marquis est son maître et n’a point de famille.

L’année se termine mal. Il y a eu des troubles affreux à Saumane. On réclame le paiement des impôts qui se sont accumulés, alors que, de toute évidence, c’est la nation elle-même qui devrait les prélever sur les fruits qu’elle a perçus pendant le séquestre. Charles, pour son retour aux affaires, a bien envoyé au marquis la somme de trois cent vingt-quatre francs, mais « c’est une fraise dans la gueule d’un loup. »

Fabri fait enfin savoir qu’il vient d’obtenir, à grand peine, l’assurance que l’affaire du séquestre d’Arles serait bientôt terminée.




Le marquis, dépourvu d’argent, mène la vie d’un pique-assiette. (19 frimaire, an VII).

……Vous sentez, mon cher avocat, que cette inscription sur la liste et le dénuement d’argent où elle m’a laissé, m’ont fait encourir bien [des] tourments et bien des peines depuis six mois. En voilà à peu près quatre qu’éloigné de Saint-Ouen j’erre de droite et de gauche chez ceux qui veulent bien me donner à dîner et un lit. Vous comprenez que cet état ne peut durer. Je vous demande instamment de le faire cesser en me faisant passer quelques fonds. De tous les maux que j’ai soufferts, un des plus cruels sans doute est une maladie terrible sur les yeux qui, comme vous le voyez, me prive du plaisir de vous écrire moi-même. Je vous demande, en raison de cela, d’avoir la complaisance de tracer votre réponse dans les plus gros caractères possibles……

Je n’y vois clair que pour vous embrasser de tout mon cœur en vous suppliant de me rendre tous vos soins et votre amitié. Oubliez les fâcheuses circonstances capables d’avoir pu faire naître l’humeur qui put m’aliéner un moment votre cœur. Sade[1].

Ce 18 frimaire.

Je me suis engagé pour six quintaux d’huile avec les différentes personnes qui m’ont rendu service dans cette affaire. Je vous prie de les préparer et de les envoyer le plus vite possible.


Le marquis vit dans un grenier à Versailles et parle de son fils en termes affreux. (5 pluviôse, an VII).

……Je vais encore vous peindre ma situation, si par hasard je ne l’ai pas encore fait, et j’ose me flatter que le tableau vous en effraiera. Notre ménage de Saint-Ouen est rompu depuis le dix de septembre v.s. À cette époque, je fus m’enfermer chez un de mes fermiers de Beauce, où je vécus quelque temps avec sa famille pendant que madame Quesnet cherchait un asile et une table chez ses amis. Elle y est encore. Pour moi, dès que mon fougueux créancier Paîra eût fait opposition sur mes deux petits biens de Beauce, le fermier de celui dans lequel j’étais me déclara honnêtement qu’il ne pouvait plus me nourrir. À peu près vers ce temps, madame Quesnet obtint la surveillance, mais nos moyens ne nous permettant pas encore de nous remettre à Saint-Ouen, je fus obligé de faire le malade et de prier ma municipalité de me laisser rétablir avant que d’aller jouir de ma surveillance, et, comme j’ai le bonheur d’y avoir des amis bien sûrs de moi, ils consentirent ; de ce moment, madame Quesnet continua de rester chez ses amis et moi je vins m’établir pour l’hiver à Versailles, celle des villes environnant Paris où l’on peut vivre à meilleur marché. Là, au fond d’un grenier, avec le fils de mon amie et une servante, nous mangeons quelques carottes et des fèves, et nous nous chauffons (pas tous les jours, mais quand nous pouvons) avec quelques fagots que nous prenons à crédit la moitié du temps. Notre misère est au point que, quand madame Quesnet vient nous voir, elle nous apporte à manger, de chez ses amis, dans sa poche……

Venons à mon fils. Il y a peu d’exemples au monde de la conduite aussi affreuse que barbare que ce scélérat (le mot lui convient) garde avec moi. Il connaît ma situation ; il est venu contempler ma misère, et non seulement il n’a pas voulu faire une démarche, mais il a même entravé tant qu’il a pu celles de madame Quesnet. Voulez-vous enfin un dernier trait de lui ? À force d’art et de supplications, M. de Bonnières, un des plus célèbres avocats de Paris, ex-député, avait ébranlé madame de Sade et obtenu d’elle de se trouver chez lui avec madame Quesnet, afin que celle-ci pût avec vérité peindre à l’autre toute l’horreur de ma situation. L’heure, le jour, tout était décidé, lorsque ce coquin, qui se dit mon fils, a été chez le médiateur lui faire de ce projet honnête les plus sanglants reproches et, tout de suite après, chez sa mère l’empêcher de se rendre au rendez-vous et refroidir, atténuer par mille mauvais propos, l’intérêt que Bonnières était parvenu à réchauffer dans elle. Donnez vous-même, mon cher et honnête ami, oui, donnez vous-même à ce monstre le juste nom qu’il mérite et vous verrez si ceux que je lui donne sont ou non mérités. Au fait, le gentil monsieur, profitant du temps où la loi me tenait lié, a, dit-on, fait beaucoup d’actes d’autorité dans mes possessions et surtout à Mazan. Je vous charge positivement de détruire et d’annuler tout cela. Si vous avez besoin d’un pouvoir ad hoc, mandez-le moi, vous l’aurez sur le champ. Si je suis fâché que vous ayez fait politesse à ce drôle-là, c’est autant pour vous que pour moi. C’est un traître et si, mangeant votre souper, il eût reçu la nouvelle de ma mort, il vous eût tracassé[2]…… pour l’affaire Archias, pour celle Silvan, etc., etc., etc. Ne doutez nullement de cela, car il a positivement assuré, et moi, et deux autres personnes, que si je faisais avec lui l’arrangement qu’il a dans la tête, et que bien certainement je ne ferai pas, c’était par ces infâmes procédés-là qu’il débutait en Provence, et vous jugez comme je le rembarrais à ce sujet. Mais, entre nous soit dit, comme ce drôle-là a-t-il pu se tirer d’affaire dans son voyage ? Comment personne ne l’a-t-il chicané ? C’est inconcevable ; tout autre aurait été pris vingt fois ; il faut pour mon malheur que ce gueux-là s’en tire. Oh ! je suis bien ulcéré, mon ami, bien vivement ulcéré ! Il vient tout récemment de faire un voyage très mystérieux. Mandez-moi, je vous prie, si ce n’est pas encore dans vos cantons qu’il a été ? À ce sujet, mon cher maître, vous me dites quelque chose de charmant, mais de bien sophistique : « Tout ce qui vous appartient sera toujours bien reçu chez moi. » Si Dragon devenait enragé, je doute pourtant que vous le reçussiez bien, et certes vous auriez grande raison de le tuer alors. Où les procédés n’existent plus, le sang n’est rien, et si mon bras se gangrenait, je le ferais couper demain. Vous êtes bien bon d’avoir cru à ses offres de service, il ne connaît pas un chat à Paris. S’il s’agissait de l’armée de Condé, oh ! cela serait différent ! J’ignore ce qu’il a fait avec madame Quesnet sur votre affaire de François, mais je crois que celle-ci a agi. Je la vois si peu. Elle vient ce soir nous visiter ; je ne manquerai pas de lui en parler. Soyez sûr qu’elle vous est bien attachée……


Le marquis gagne quarante sols par jour au spectacle de Versailles et demande à François Gaufridy de le tirer de cet état d’abjection. (25 pluviôse, an VII).

……Notre ménage est rompu depuis le dix septembre dernier ; madame Quesnet vit comme elle peut chez des amis et moi, employé au spectacle de Versailles, je gagne quarante sols par jour tant que cela peut s’étendre et sur cela je nourris et élève l’enfant, ce qui certes est bien peu de choses en dédommagement des peines, soins et dépenses que fait la malheureuse mère en courant tous les jours à pied par une saison horrible, et pour apaiser les créanciers, et pour obtenir la radiation. En vérité, cette femme est un ange que le ciel m’a envoyé pour que [je] ne sois pas tout à fait absorbé par les fléaux lancés contre moi par mes ennemis. Vous seul et votre père nous tirerez de cet état d’abjection……


Le marquis est vivement attaqué sur sa moralité par un ayant-cause de M. de Murs, son créancier. (10 germinal).

……Un M. Bolli de Grenoble se disant successeur de la rente que je supportais à M. de Murs, vient de faire un tapage infernal à Paris contre moi et dont rien ne peut exprimer, et la force, et le mauvais effet. Il a attaqué le commissaire du directoire de mon canton, mon ami, l’a forcé à embrasser sa cause ; sur le refus de celui-ci, il a attaqué le juge de paix et définitivement moi, par qui il aurait dû commencer. En substance voici les propos de son ambassadeur :

« On sait que Moïse est en règle et qu’il n’a jamais émigré, mais ce n’est pas sur cela que jugera le directoire, c’est sur sa moralité. Moïse est un homme immoral, donc il sera maintenu, et, d’après cela, Bolla[3] mon client, veut se mettre en règle. »

Et ces propos, ce coquin-là les a tenus, les a criés dans mon canton ; il les a publiés à la police ; il les a tenus à tous les députés de ma connaissance et de mes deux départements……


Le marquis menace l’avocat, pour leur commun malheur, de se jeter dans les bras de son fils. (16 germinal, an VII).

C’est pour la dernière fois, citoyen, que je me permettrai de vous peindre l’horreur de ma situation. Elle est telle qu’il ne m’est absolument plus possible d’y tenir. Voilà deux mois que vous avez ma surveillance, et quelque promesse que vous m’ayez faite après son obtention, je vois que je n’en suis pas plus avancé et que vous ne daignez seulement pas m’informer de l’effet de cette faveur sur le département des Bouches-du-Rhône. Je le répète, c’est donc pour la dernière fois que je vous prie de m’envoyer des fonds sur le champ, et si, courrier par courrier, la réponse à celle-ci n’en contient pas, je me jette dans les bras de mon fils et lui donne mon bien pour une pension. Ce sera sans doute un grand malheur pour moi, mais ce ne sera pas le seul que j’aurai dû à votre impardonnable et cruelle apathie. Il était écrit dans le livre du destin que votre barbare paresse me ferait mourir et je dois, puisque je le peux, au moins ralentir l’effet de ce terrible horoscope. L’abandon dans lequel vous me laissez est sans exemple, mais en voilà le dernier reproche. Dieu veuille que mon fils se conduise bien avec vous, quand il sera maître ! Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’en doute, et la connaissance que j’ai de ses projets sur tout cela ne me paraît point agréable pour vous, mais vous le voulez, vous m’y contraignez, vous n’aurez donc à vous en prendre qu’à vous……


Le marquis accuse l’avocat d’être insensible, pusillanime, hypocrite, paresseux et lâche. (27 messidor, an VII).

……Aucune raison que celle de votre exécrable et criminelle paresse ne vous empêche d’aller à Aix et, ou vous êtes un homme perfide, ou vous devez y aller. C’est à faire lever le séquestre par le département des Bouches-du-Rhône que doivent tendre toutes vos démarches ; vous devez, pour vous y décider, ne cesser d’avoir devant les yeux (et ceci est un fait positif que tout le monde me dit ici) vous devez, dis-je, ne cesser d’avoir devant les yeux que c’est à vous que je dois le malheur où je suis plongé, que c’est par votre faute que je suis resté inscrit sur cette liste, dont il est impossible à présent de se faire rayer ; et ce que je vous dis-là, je vous le ferai lire sur une pièce officielle, signée de sept gens en place. C’est donc à vous à réparer votre abominable, votre infernale, votre criminelle négligence. C’est vous qui me faites perdre mon bien, c’est à vous de me le faire rendre. Voilà la vraie religion, voilà les vraies vertus du chrétien, et non pas les vaines et imbéciles formalités d’une messe et d’un jeûne le vendredi. Mais on a bien raison de dire que ceux qui tiennent à ces bêtises ne sont jamais d’honnêtes gens. Un véritable honnête homme fait rendre le bien à celui auquel sa détestable négligence l’a fait perdre ; il ne craint pas comme un chie-en-culotte de faire sept lieues pour faire rendre le bien à celui auquel il l’a fait perdre. Voilà les vraies vertus, je n’en connais point d’autres ; ce sont des actions qui me font croire à la probité d’un homme et non pas des formalités dégoûtantes et de pieuses jongleries[4]…… Vous n’avez rien à craindre. Dites mieux, c’est votre femme qui ne veut pas que vous alliez à Aix, et vous ne rougissez pas à votre âge d’être mené comme un petit garçon par une telle femme ! C’est donc bien gigantesque à moi de dire que M. Archias pourrait me donner une lettre de crédit ? Ne l’a-t-il pas déjà fait ? Et quand, dans l’affreuse position où je suis, il me prêterait cinquante louis, ne m’a-t-il pas escroqué mon bien à assez bon marché pour risquer ce petit sacrifice ? Mais tous vos parents ressemblent à votre femme. Égoïstes purs, voilà tout ce qu’ils sont, et vous un poltron, un homme sans énergie et à qui la paresse et la lâcheté donnent, en dépit de la vérité, j’en conviens, toute la physionomie du crime. En un mot, tout se borne à présent à faire lever le séquestre à Arles ; je vous somme d’y aller, je vous en conjure, et si, d’ici à un mois, je n’ai pas d’argent, vous pouvez compter de me voir arriver chez vous avec deux pistolets : l’un pour vous, l’autre pour moi.


Le marquis fait un nouvel éloge de Quesnet à François Gaufridy ; son fils est un gredin, tandis que celui de son amie promet d’avoir toutes les vertus de sa mère.

……Mandez-moi aussi ce que c’est que des confitures que votre père a envoyées à mon fils. J’espère que ce n’est pas à mes dépens, et je n’aime pas que votre père fasse les affaires de ce monsieur-là qui continue à se conduire d’une manière effroyable envers moi……

4 thermidor, an VII.

Madame Quesnet est en campagne ; je suis seul au logis, elle fait ce qu’elle peut pour gagner et me soutenir. Je vous assure que cette charmante femme est bien respectable. Son fils est élevé à Versailles parce que l’éducation y est excellente et à beaucoup meilleur marché. Ses amis l’aident, ne le pouvant plus, moi, que par des vœux. Elle voulait, cette femme sensible, elle voulait absolument vendre sa pauvre maison pour moi ; je m’y suis opposé. « Nous mangerons du pain et nous boirons de l’eau, lui ai-je dit, tant qu’il plaira à M. Gaufridy, mais vous ne vendrez pas le seul et médiocre effet que vous possédiez sur terre, je ne le souffrirai jamais. » Quand je verrai elle et son fils, ils vous remercieront sans doute de votre bon souvenir ; ils méritent tous deux l’estime générale……


Le marquis appelle la vengeance du ciel sur le dévot avocat. (15 thermidor).

……Envoyez-moi de quoi vivre, ou vous aurez de grands malheurs à vous reprocher. Ils retomberont sur vous ; l’Être Suprême est juste, il vous rendra aussi malheureux que vous me rendez ; je l’espère, et je le demande à Dieu tous les jours. Votre fils François est un fourbe ; il s’amuse de mon malheur ; il a l’audace de m’écrire que M. Fabri va tout terminer sous peu de jours et le lendemain M. Fabri m’écrit à moi tout le contraire. Je sais bien que des coquins, des scélérats vont vous soustraire ma lettre. Oh ! comme je voue au mépris et à l’exécration, à la vengeance publique, des gueux capables d’étouffer mes plaintes et de les empêcher d’arriver à vous !…… Vous me réduisez aux derniers excès du malheur et vous êtes tranquille. Que le ciel, juste en sa vengeance, vous fasse souffrir ce que je souffre… et il le fera… je l’apprendrai, et je dirai : « Je suis vengé ! » Votre Fabri ne fait rien ; c’est un lambineur comme vous. Vous êtes un bourreau.


La citoyenne Quesnet supplie l’avocat de pardonner à M. de Sade la lettre qu’il lui a écrite. (17 thermidor, an VII).

Je suis au désespoir, mon aimable citoyen, d’apprendre que vous ne voulez plus vous mêler des affaires de M. de Sade. J’ignore ce qu’il vous a écrit, mais il faut pardonner au malheur. Je connais votre âme sensible ; rappelez-vous de vos promesses que vous continueriez à faire ses affaires rapport à moi. Croyez-vous que je n’aie pas à souffrir aussi ? Eh bien ! ma conscience me reprocherait d’abandonner quelqu’un dans le malheur ! Je vous assure que je l’ai bien grondé ; il m’a promis que ce serait moi qui tiendrais la correspondance dorénavant. J’espère tout de votre bon cœur. Vous ne voudrez pas me désobliger à ce point-là. Pardonnez un homme qui est au désespoir et qui a épuisé toutes les ressources pour se soutenir depuis deux ans. Il me dit qu’effectivement il vous a écrit une lettre un peu forte, mais qu’il en avait été fâché après, mais qu’il croyait que M. François ne vous l’aurait pas donnée, lui ayant promis de prendre lecture de ses lettres et de supprimer celles qui pourraient vous fâcher. C’est ce qui l’a empêché de réfléchir avant d’écrire cette fatale lettre. Il a obéi à sa tête et non pas à son cœur. Vous savez qu’il a en vous une entière confiance. Où voulez-vous qu’il trouve comme vous un ami de quarante ans ? Cela est impossible ; vous le mettrez au désespoir si vous cessez d’être son ami. Alors je vous conjure, à mon particulier, mon cher citoyen, de ne point abandonner ce pauvre M. de Sade ; il est trop malheureux pour cela…… Vous faites votre possible pour me prouver que vous avez de l’amitié pour moi, mais la meilleure preuve que je vous demande est de continuer à faire les affaires de M. de Sade. Je vous aime de tout mon cœur.


Les administrateurs municipaux du canton de Clichy certifient la résidence du marquis et son civisme. « Clichy, le 18 thermidor, an VII de la république française une et indivisible. »

DÉPARTEMENT DE LA SEINE
CANTON DE CLICHY



Nous, membres de l’administration municipale du canton de Clichy, département de Seine, certifions à qui il appartient que le citoyen Sade (Donatien Alphonse François) domicilié commune de Saint-Ouen de cet arrondissement, a obtenu à la dite administration, séance du quatorze thermidor, an sept, un certificat à neuf témoins attestant sa résidence, savoir : 1o en la commune de Clichy, depuis le trente vendémiaire, an cinq, jusqu’au premier floréal, même année, et, depuis le dit premier floréal jusqu’à ce jour, en celle dite de Saint-Ouen.

Certifions en outre qu’il est à notre connaissance que, depuis que le dit Sade est dans notre arrondissement, il n’a jamais manifesté d’opinion contraire au vrai républicanisme et que nous avons toujours remarqué en lui les qualités civiques qui caractérisent le bon citoyen.

En administration, ce dix-huit thermidor, an sept de la république française une et indivisible.

Signatures.

Je, commissaire du directoire exécutif près l’administration susdite, atteste qu’il est à ma connaissance que, depuis le commencement de la révolution jusqu’à ce jour, le citoyen Sade a constamment manifesté les principes d’un bon et sincère patriote, et d’un excellent républicain depuis l’époque de 1792 (v. s.), en un mot qu’il a toujours été d’une opinion prononcée pour la révolution et la liberté. Cazade.


Le marquis est heureux d’avoir obtenu son pardon. (19 fructidor, an VII).

C’est avec une satisfaction sans égale, mon cher et ancien ami, que j’ai vu dans une lettre de vous à madame Quesnet que vous vouliez bien pardonner et oublier les expressions dictées par la faim et le désespoir. Je suis fâché que vous ayez pu les attribuer à d’autres causes que celles-là. Eh ! quelles autres eussent pû me faire aussi sensiblement outrager un ami tel que vous ? Enfin, vous les pardonnez, ces expressions, et j’en ai pleuré de joie. Ah ! si vous pouviez voir notre situation, vous en auriez pitié, j’en suis sûr ! Séparé de ma respectable amie, nous sommes tous deux obligés de travailler pour vivre et vous ne vouliez pas que je me fâchasse, vous voyant insensible à cette peinture ! Au nom de tout ce qui peut vous être de plus cher au monde, tirez-nous de cette situation et envoyez-moi tout ce que vous pourrez d’argent……

Adieu, mon cher et bon ami. Recommencez à m’aimer et à m’écrire, je vous en supplie, et recevez de moi les plus vives excuses de vous avoir offensé et les sentiments de la plus sincère amitié.





  1. Ce paragraphe seul est de la main du marquis. Le reste de la lettre et le post-scriptum ont été écrits par Quesnet fils.
  2. Plusieurs phrases de cette lettre ont été effacées avec une encre plus noire, sans doute par Gaufridy et, en tous cas, pas par leur auteur car la suite du texte n’a pas été rétablie. Ici deux mots illisibles sous le trait qui les barre.
  3. Le marquis a bien écrit une fois « Bolli » et l’autre fois « Bolla ».
  4. Une phrase a été effacée ici, mais pas par le marquis.