Correspondance inédite de Hector Berlioz/143

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 333-335).
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CXLIII.

À M. ERNEST REYER.


Vienne, 17 décembre [1866].

Mon cher Reyer,

Je me lève aujourd’hui lundi à quatre heures. J’ai dû rester au lit depuis hier ; je n’en pouvais plus.

La Damnation de Faust a été exécutée hier dans la vaste salle de la Redoute devant un auditoire immense avec un succès foudroyant. Vous dire tous les rappels, les bis, les pleurs, les fleurs, les applaudissements de cette matinée, serait chose ridicule de ma part.

J’avais 300 choristes et 150 instrumentistes ; une charmante Marguerite, mademoiselle Bettleim, dont la voix de mezzo soprano est splendide, un ténor-Faust (Walter) dont nous n’avons certainement pas l’égal à Paris, et un énergique Méphistophélès (basse) Meyerhoffer : tous les trois du grand Opéra de Vienne. Le duo d’amour entre Faust et Marguerite, supérieurement chanté, a été interrompu trois fois par les applaudissements. La scène de Marguerite abandonnée a ému encore plus. Les Sylphes, les Follets, le chant de la Fête de Pâques et l’Enfer et le Ciel ont littéralement révolutionné mes bienveillants auditeurs. Helmesberger (le directeur du Conservatoire) a joué d’une façon toute poétique le petit solo d’alto dans la ballade du Roi de Thulé si bien chantée par mademoiselle Bettleim.

Ma chambre ne désemplit pas depuis hier de visiteurs, de complimenteurs. Ce soir, on me donne une grande fête à laquelle assisteront deux ou trois cents personnes, artistes et amateurs ; entre autres mes cent quarante dames (amateurs) qui ont si bien chanté mes chœurs. Quelles voix fraîches et justes ! et comme tout cela avait été bien instruit par le directeur de la Société des amis de la musique, Herbeck, un chef d’orchestre de premier ordre, qui s’est mis en quatre, en seize, en trente-deux pour moi, et qui a eu le premier l’idée de monter en entier mon ouvrage.

Demain, je suis invité par le Conservatoire, qui veut me faire entendre, sous la direction d’Helmesberger, ma symphonie d’Harold.

Que vous dirai-je ? c’est la plus grande joie musicale de ma vie ; il faut me pardonner si je vous en parle si longuement. Il était venu des auditeurs de Munich et de Leipzig.

Walter (Faust) sort d’ici, il est venu m’embrasser encore. Oh ! comme il a dit l’air dans la chambre de Marguerite et surtout la phrase : « Que j’aime ce silence ! »

Enfin, voilà une de mes partitions sauvée. Ils la joueront maintenant à Vienne sous la direction d’Herbeck, qui la sait par cœur. Le Conservatoire de Paris peut continuer à me laisser dehors ! Qu’il se renferme dans son ancien répertoire !

Vous m’avez vous-même demandé de vous écrire et vous vous êtes attiré cette algarade.

Adieu ; on m’a demandé de Breslau pour aller y diriger Roméo et Juliette ; mais il faut que je me retrouve à Paris avant la fin du mois.