Correspondance inédite de Hector Berlioz/117

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 292-293).
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CXVII

À PAUL SMITH[1].

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Paris, 28 septembre 1862.

Vous êtes un terrible homme. Votre article sur mon petit livre A travers chants contient, au début, un des plus atroces mots à double détente que des gens de notre profession aient jamais trouvé. J’en suis la victime, mais je l’admire et je vous l’envie. L’art avant tout !

Eh bien, voyez quelle est ma bonté d’âme et mon amour pour la famille des gens d’esprit : si je rencontrais jamais un mot de cette subtile férocité qui vous fût applicable, je ne vous l’appliquerais pas, non, croyez-moi ; je le mettrais à l’adresse de quelqu’un de mes ennemis, qui, on le sait, ne sont pas de votre famille.

Quel est donc ce mot à la congrève, diront quelques gens qui ne voient pas aussi loin que leur nez ? Je ne suis pas assez… ennemi de moi-même pour le dire. Qu’ils cherchent ! En tout cas, je vous le pardonne, parce qu’il est beau, et que vous ne l’avez pas fait exprès. Mais ce que je ne vous pardonnerai jamais, c’est de n’avoir pas corrigé vos épreuves. Comment ! vous me faites dire en citant ma prose : L’école du petit chien est celle des chanteuses dont la voix extraordinairement étendue dans le CHANT, pour étendue dans le HAUT. Ailleurs vous poussez l’indifférence pour le bon sens (d’autrui) jusqu’à me faire dire dans ma paraphrase du to be or not to be : Ou s’armer contre ce torrent de maures, pour ce torrent de MAUX ! C’est trop fort !

J’aimerais mieux que vous eussiez trouvé deux autres mots à double détente, comme le premier, et recevoir une vraie bordée de votre revolver, que de subir des coquilles de cette dimension, coquilles qui me feront prendre pour une huître. Je sais bien que vous l’avez fait exprès, à l’inverse du mot susmentionné ; mais c’est justement pour cela que j’en conserverai une rancune avec laquelle j’ai le chagrin d’être, mon cher ami, votre tout meurtri (c’est trop faible en français), your murdered.

  1. C’était M. Édouard Monnais qui écrivait sous ce pseudonyme dans la Gazette musicale. Il avait fait un article très bienveillant sur le livre intitulé A travers chants. L’apostrophe de Berlioz l’émut beaucoup ; il chercha vainement le mot à double détente qui avait excité les susceptibilités de son ami ; il ne le trouva pas. Nous l’avons cherché, nous aussi, ce mot terrible ; nous ne l’avons pas découvert non plus.