Correspondance inédite de Hector Berlioz/103

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 276-277).
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CIII.

AU MÊME.


Paris, 21 février [1861].

Cher ami,

Tu me dis qu’il est inutile de t’écrire à Marseille avant la fin de mars ; puis tu me pries à la fin de ta lettre de t’écrire encore… Si tu ne bats pas un peu la campagne, tu as du moins l’air de la maltraiter.

Eh bien, voilà, je t’écris ; je viens de me lever, il est trois heures de l’après-midi. Je ne puis travailler, que puis-je faire de mieux que de causer avec toi ? Je ne sais ce que tu veux dire avec ton cauchemar de l’abordage ; nous ne sommes pas en temps de guerre. Je n’ai pas entendu parler de l’aventure du père Archange.

Scribe est mort hier dans sa voiture. On a arrêté Mirès pour quelques menus millions. M. Richemont, un receveur compromis là dedans, s’est pendu hier. Murger est mort, Eugène Guinot est mort, Chélard est mort à Weimar. Cela va bien.

Les professeurs de chiffres (musique en chiffres) m’ont provoqué dernièrement ; tu as vu dans mon article du 19, à quoi leur instance a abouti et quel coup de poing ils m’ont obligé de leur donner sur la tête. Fais lire cela à Morel, qui fut insulté par eux il y a quelques années.

Que tu es donc provincial et enfant de t’étonner que les journaux ne parlent pas de moi ! Hé ! que veux-tu qu’ils en disent ? Crois-tu que le monde se préoccupe de ce que je fais ?

Le duo pour les deux peuples est fait ; on l’étudie à Paris et à Londres. Wagner fait tourner en chèvres les chanteuses, les chanteurs et l’orchestre et le chœur de l’Opéra. On ne peut pas sortir de cette musique du Tannhäuser. La dernière répétition générale a été, dit-on, atroce et n’a fini qu’à une heure du matin. Il faut pourtant qu’on en vienne à bout. Liszt va arriver pour soutenir l’école du charivari. Je ne ferai pas l’article sur le Tannhäuser, j’ai prié d’Ortigue de s’en charger. Cela vaut mieux sous tous les rapports et cela les désappointera davantage. Jamais je n’eus tant de moulins à vent à combattre que cette année ; je suis entouré de fous de toute espèce. Il y a des instants où la colère me suffoque.

Adieu ; il faut que j’essaye de sortir, de marcher ; si je ne puis pas, je reviendrai me coucher.