Correspondance inédite de Hector Berlioz/092

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 257-258).
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XCII.

À LOUIS BERLIOZ.


Paris, 24 janvier [1858].

Cher ami,

La poste des Indes part le 10 et le 26 de chaque mois ; je t’écris donc un peu plus tôt ma seconde lettre pour qu’elle puisse te parvenir en même temps que ma première. Il s’est passé de terribles choses depuis le 10 de ce mois. Tu le sais peut-être déjà, une troupe d’effroyables bandits est venue entourer la voiture de l’empereur au moment où il se rendait avec l’impératrice à la représentation au bénéfice de Massol à l’Opéra. Ces monstres ont jeté des bombes fulminantes dont l’explosion a tué un grand nombre de personnes et de chevaux, criblé la voiture de l’empereur, etc., etc. Par le plus grand des bonheurs, l’empereur n’a pas été atteint ; la charmante impératrice n’a pas même perdu un instant son sang-froid. Ils ont été admirables de courage et de présence d’esprit tous les deux, au milieu de cette scène de carnage à la porte de l’Opéra. Toute l’Europe, tu le penses, est en émoi d’un pareil événement.

J’ai vu madame Lawsson en lui portant une loge pour l’Opéra-Comique. Morel m’a écrit que M. Lecourt était à Paris ; mais ce dernier n’est pas venu me voir, et j’en suis à me demander pourquoi. Cet excellent Morel n’a voulu accepter que la moitié de ce que je lui avais envoyé pour tes frais de séjour chez lui et m’a renvoyé le reste.

J’ai été encore bien malade et au lit ce mois-ci ; me voilà de nouveau sur pied et je reprends le travail interrompu de ma partition. Avant-hier, j’ai fait une lecture de mon poème des Troyens chez notre confrère de l’Institut M. Hittorf. Il y avait une grande réunion de peintres, statuaires, architectes de l’Institut ; M. Blanche, secrétaire du ministre d’État ; M. de Mercey, directeur des beaux-arts, etc., etc. J’ai eu un véritable succès ; on a trouvé cela grand et beau, on m’a interrompu plusieurs fois par des applaudissements. Enfin, cela m’a rendu un peu de courage pour achever mon immense partition.

Voilà à peu près toutes mes nouvelles, cher Louis ; ma sœur m’écrit de temps en temps de charmantes lettres ; mon oncle est à Cannes dans le Midi, où il se chauffe au soleil pendant que nous grelottons à Paris. J’ai reçu, il y a quelques jours, une longue lettre de M. de Bulow, l’un des gendres de Liszt, celui qui a épousé mademoiselle Cosima. Il m’apprend qu’il a donné sous sa direction un concert à Berlin et qu’il y a fait exécuter avec grand succès mon ouverture de Cellini et le petit morceau de chant : le Jeune Pâtre breton. Ce jeune homme est l’un des plus fervents disciples de cette école insensée qu’on appelle en Allemagne l’école de l’avenir. Ils n’en démordent pas et veulent absolument que je sois leur chef et leur porte-drapeau. Je ne dis rien, je n’écris rien, je ne puis que les laisser faire ; les gens de bon sens sauront voir ce qu’il y a de vrai.