Correspondance inédite de Hector Berlioz/091

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 251-257).
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XCI.

À M. HANS DE BULOW.


Paris, 20 janvier 1858.

Je vous remercie de votre charmante lettre, charmante par son style, par la cordialité qui l’a dictée, par les bonnes nouvelles qu’elle m’apporte, charmante de tout point. Je l’ai lue avec bonheur, comme un chat boit du lait.

Aussi ne tarderai-je pas à vous répondre. Je m’étais levé avec l’intention de travailler exclusivement à ma partition aujourd’hui ; mon feu était allumé, ma porte fermée ; pas d’importuns, pas de crétins possibles, et voilà votre lettre qui vient renverser tous mes beaux projets de travail, et je cède au plaisir de causer avec vous et je dis comme le Romain (sic) : « A demain les affaires sérieuses[1] ! » Non pas que je croie vous intéresser en vous répondant, mais je vous réponds avec un plaisir extrême ; c’est de l’égoïsme pur, concentré, sans alliage, un égoïsme élément (pour parler comme les chimistes).

Votre foi, votre ardeur, vos haines même, me ravissent. J’ai, comme vous, encore des haines terribles et des ardeurs volcaniques ; mais, quant à la foi, je crois fermement qu’il n’y a rien de vrai, rien de faux, rien de beau, rien de laid… N’en croyez pas un mot, je me calomnie… Non, non, j’adore plus que jamais ce que je trouve beau, et la mort n’a pas, à mon sens, de plus cruel inconvénient que celui-ci : ne plus aimer, ne plus admirer. Il est vrai qu’on ne s’aperçoit pas qu’on n’aime plus. Pas de philosophie, autrement dit, pas de bêtises.

Vous avez donc osé entreprendre une série de concerts, et à Berlin encore ! une ville, non pas glaciale (un bloc de glace est beau, cela rayonne, cela a du caractère), mais une ville qui dégèle, froide, humide. Et puis des luthériens !… des gens qui ne rient jamais, des blonds sans être doux… Voyez comme je divague, j’ai été blond et je ne suis pas doux… Riez, je vous le permets, tout m’est égal.

Votre programme était fort beau : vous m’avez fait l’injure de supposer que rien autre que le sort de mes deux morceaux ne pouvait m’intéresser dans le récit que vous m’avez fait des suites de ce concert. Vous ne m’avez parlé ni de votre Ouverture ni des morceaux de Liszt ; vous m’avez calomnié. Mais je vous pardonne. Encore une fois, tout m’est égal, excepté que l’on m’attribue la musique des chefs de l’école parisienne. Ce n’est pas la première fois (comme vous le pensez) que les Berlinois ont subi mon ouverture de Cellini ; je la leur fis avaler deux fois, il y a quinze ou seize ans, à mes concerts du théâtre. Je me rappelle même que notre ami Schlesinger, après la seconde audition, vint tout étonné me demander si cela était beau… Comme je ne voulais pas le tromper, je lui répondis que oui. Mais il ne me crut pas. Les critiques luthériens n’ont pas trop éreinté, dites-vous, le Pâtre breton. Ce sont des gens honnêtes, après tout, et en entendant l’accord de mi bemol :

notation musicale

ils sont franchement convenus que cet accord, bien qu’écrit par moi, n’était pas devenu faux. Notre maniaque de la Revue des Deux Mondes n’est pas de cette probité-là[2], et quand on lui fait entendre un accord de mi bemol sorti de ma plume, il déclare l’accord intolérable.

Baisez la main, de ma part, je vous prie, à mademoiselle Milde quand vous la verrez, et remerciez-la de son courage à chanter l’accord de mi bemol quand même.

Les parties d’orchestre et de chœur de l’Impériale sont à vos ordres, et je vous les enverrai quand vous le désirerez ; seulement je n’ai pas la traduction allemande du texte de cette cantate, et je ne suppose pas qu’on puisse faire chanter du français par des choristes allemands. Comment tournerez-vous cette difficulté ? Répondez-moi à ce sujet ; après quoi, je ferai ce que vous voudrez et je vous donnerai quelques indications pour l’exécution du morceau.

Je fais des vœux pour la prospérité de votre pieuse entreprise ; mais, entre nous, je tremble qu’elle ne vous coûte de l’argent ; à moins que votre orchestre ne soit d’un bon marché extrême. Ici, une pareille crainte serait déraisonnable : il n’y a rien à craindre, on est sûr de ne pas faire les frais.

Il faut que je vous dise que Brandus vient de faire une espèce de nouvelle édition de Roméo et Juliette, grande partition et parties séparées, contenant une foule de corrections et quelques petits changements de détail assez importants. C’est d’après ces corrections qu’a été rédigée la partition de piano et chant, avec double texte allemand et français, qu’on va publier prochainement à Leipzig. Si jamais vous aviez envie d’exécuter quelque fragment de Roméo et Juliette à vos concerts, ne le faites pas sans me prévenir ; je vous indiquerai les morceaux où il y a des changements.

Vous me demandez ce que je fais. J’achève les Troyens. Depuis quinze jours, il m’a été impossible d’y travailler. J’en suis à la catastrophe finale ; Énée est parti, Didon l’ignore encore, elle va l’apprendre, elle pressent le départ…

Quis fallere possit amantem ?

Ces angoisses de cœur à exprimer, ces cris de douleur à noter, m’épouvantent… comment vais-je m’en tirer ? Je suis surtout inquiet sur l’accentuation de ce passage dit par Anna et Narbal au milieu de la cérémonie religieuse de prêtres de Pluton :

S’il faut enfin qu’Énée aborde en Italie,
Qu’il y trouve un obscur trépas !
Que le peuple latin à l’Ombrien s’allie,
Pour arrêter ses pas !
Percé d’un trait vulgaire en la mêlée ardente,
Qu’il reste abandonné sur l’arène sanglante
Pour servir de pâture aux dévorants oiseaux ! >
Entendez-vous, Hécate, Érèbe, et toi, Chaos ?

Est-ce une imprécation violente ? est-ce de la fureur concentrée, sourde ?… Si cette pauvre Rachel n’était pas morte, je serais allé le lui demander. Vous pensez, sans doute, que j’ai bien de la bonté de me préoccuper ainsi de la vérité d’expression, et que ce sera toujours assez vrai pour le public. Oui, mais pour nous ?… Enfin, je trouverai peut-être.

Vous ne sauriez, mon cher Bulow, vous faire une idée juste du flux et du reflux de sentiments contraires dont j’ai le cœur agité depuis que je travaille à cet ouvrage. Tantôt c’est une passion, une joie, une tendresse dignes d’un artiste de vingt ans. Puis c’est un dégoût, une froideur, une répulsion pour mon travail, qui m’épouvantent. Je ne doute jamais : je crois et je ne crois plus, puis je recrois… et, en dernière analyse, je continue à rouler mon rocher… Encore un grand effort, et nous arriverons au sommet de la montagne, l’un portant l’autre.

Ce qu’il y aurait de fatal en ce moment pour le Sysiphe, ce serait un accès de découragement venu du dehors ; mais personne ne peut me décourager, personne n’entend rien de ma partition, aucun refroidissement ne me viendra par suite des impressions d’autrui. Vous même, vous seriez ici, que je ne vous montrerais rien. J’ai trop peur d’avoir peur.

J’ai ajouté une fin au drame, fin bien plus grandiose et plus concluante que celle dont je m’étais contenté jusqu’à présent. Le spectateur verra ainsi la tâche d’Énée accomplie, et Clio s’écrie à la dernière scène, pendant que le Capitole romain rayonne à l’horizon :

Fuit Troja !… Stat Roma !

Il y a là, en outre, une grande pompe musicale, dont il serait trop long de vous expliquer le sujet.

Voyez avec quelle naïveté je me laisse aller à vous parler de tout cela. Voilà ce que c’est que de m’écrire des lettres comme celle que je viens de recevoir de vous. Il ne faut pas porter une vive lumière aux yeux d’un homme enrhumé, si l’on ne veut pas le faire éternuer pendant une demi-heure.

Mais voilà mes éternuements finis. Adieu ; écrivez-moi souvent, je m’engage à vous répondre en style de notaire et fort laconiquement. Je ne suis pas féroce…

P.-S. — Gounod vient de faire un joli petit opéra-bouffe, le Médecin malgré lui. Voyez mon feuilleton qui paraîtra vendredi ou samedi prochain.

  1. Chacun sait que ce n’est pas un Romain, mais Archias, tyran de Thèbes, qui prononça cette fameuse phrase, au milieu d’un repas. Nous avons cru, par excès de scrupule peut-être, devoir respecter le lapsus calami de Berlioz.
  2. P. Scudo, dont il est question dans la Notice.