Correspondance inédite de Hector Berlioz/030

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 138-139).
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XXX.

À LOUIS BERLIOZ[1].


Samedi 25… (vers 1846).

Mon cher Louis,

Ta mère va un peu mieux, mais elle est toujours obligée de garder le lit et de ne pas parler. La moindre émotion, en outre, lui serait fatale. Ainsi ne lui écris pas de lettre comme la dernière que tu m’as adressée. Rien n’est plus désolant que de te voir condamné toi-même à l’inaction et à la tristesse. Tu arriveras à dix-huit ans sans pouvoir entrer dans une carrière quelconque. Je n’ai point de fortune ; tu n’auras point d’état : de quoi vivrons-nous ?

Tu me parles toujours d’être marin ; tu as donc bien envie de me quitter ?… car, une fois sur mer, Dieu sait quand je te reverrais !… Si j’étais libre, entièrement indépendant, je partirais avec toi et nous irions tenter la fortune aux Indes, ou ailleurs ; mais, pour voyager, il faut une certaine aisance, et le peu que j’ai m’oblige à rester en France. D’ailleurs, ma carrière de compositeur me fixe en Europe et il faudrait y renoncer entièrement si je quittais l’ancien monde pour le nouveau. Je te parle là comme à un grand garçon. Tu réfléchiras et tu comprendras.

En somme, quoi qu’il arrive, je serai toujours ton meilleur ami et le seul entièrement dévoué et plein d’une affection inaltérable pour toi. Je sais que tu m’aimes et cela me console de tout. Cependant, ce sera bien triste si tu restes à vingt ans un garçon inutile à toi-même et à la société.

Je t’envoie des enveloppes pour écrire à tes tantes. Ma sœur Nancy me parle de toi ; je t’envoie sa lettre ; il n’y a pas besoin de cire noire. Comment veux-tu que je te l’envoie ? on ne met pas des bâtons de cire à la poste.

Parle-moi encore de tes dents. Les a-t-on soigneusement nettoyées ?…

Adieu, cher enfant ; je t’embrasse de toute mon âme.

  1. Publiée dans le livre de M. Wekerlin. Musiciana. Paris, 1877.