Correspondance inédite de Hector Berlioz/023

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 116-122).
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XXIII.

À ROBERT SCHUMANN.


Paris, 19 février 1837.

Je vous dois beaucoup, monsieur, pour l’intérêt que vous avez bien voulu prendre jusqu’ici à quelques-unes de mes compositions. J’apprends que l’ouverture des Francs Juges vient d’être par vos soins entendue à Leipzig, et que la supériorité de l’exécution n’a pas peu contribué au bienveillant accueil qu’elle a reçu du public. Veuillez être l’interprète de ma reconnaissance auprès de MM. les artistes. Leur patience à étudier ce morceau difficile a d’autant plus de prix à mes yeux, que je n’ai pas eu beaucoup à me louer jusqu’à présent de celle de plusieurs sociétés musicales qui ont voulu faire la même tentative. À part celles de Douai et de Dijon, les autres se sont découragées après une première répétition, et l’ouvrage, après avoir été lacéré de mille façons, a dû rentrer dans l’ombre des bibliothèques, comme digne de figurer tout au plus dans la collection des monstruosités. Il paraît même qu’une épreuve de ce genre a beaucoup diverti la Société philharmonique de Londres ; quelques artistes parisiens que les virtuoses anglais n’avaient pas dédaigné de s’adjoindre à cette occasion, et qui connaissaient parfaitement mon ouvrage pour l’avoir exécuté à Paris, m’ont dit avoir franchement partagé l’hilarité britannique ; seulement le sujet en était tout différent. Figurez-vous en effet les mouvements pressés du double dans l’adagio, et ralentis d’autant dans l’allégro, de manière à produire cet aplatissant mezzo termine insupportable à tout ce qui possède le moindre sentiment musical ; imaginez des violons déchiffrant à première vue des traits encore assez difficiles, malgré le tempo confortabile qu’on avait donné à l’allégro, les trombones partant dix ou douze mesures trop tôt, le timbalier perdant la tête, dans le rhythme à trois temps, et vous aurez une idée de l’aimable charivari qui devait en résulter. Je ne conteste point l’habileté de MM. les philharmoniques d’Argyle-Room, Dieu m’en garde ! je signale seulement l’étrange système d’après lequel on les dirige dans les répétitions. Certes, il nous est arrivé souvent ici de faire aussi de bien mauvaise musique au premier essai d’un nouveau morceau ; mais, comme, à notre avis, personne n’a la science infuse, pas même les artistes anglais, et qu’il n’y a point de honte à étudier avec attention et courage ce qu’on n’est pas tenu de comprendre du premier coup, nous recommencions trois fois, quatre fois, dix fois s’il le fallait, et plusieurs jours de suite. De la sorte, nous arrivions à une exécution presque toujours correcte et quelquefois foudroyante. Ainsi avez-vous fait sans doute à Leipzig, et, je le répète, en l’absence de l’auteur intéressé à soutenir son ouvrage, une telle persévérance honore autant les exécutants qu’elle flatte le compositeur en le pénétrant de reconnaissance. Elle est si rare, cependant, que je me suis mille fois repenti d’avoir si étourdiment laissé publier l’ouverture dont il est ici question. Et, à ce sujet, je dois vous faire ma profession de foi en vous priant de la transmettre à l’éditeur, M. Hoffmeister ; ce sera ma réponse aux offres qu’il a la bonté de me faire relativement à la publication de mes symphonies. L’an dernier, on m’écrivit à peu près en même temps de Vienne et de Milan, pour avoir un exemplaire manuscrit de ces deux ouvrages ; non point dans le but de les graver, mais seulement de les faire entendre. Il y a quelques mois, une lettre semblable me fut adressée de la Nouvelle-Orléans. Les offres très-avantageuses qui accompagnaient ces demandes ne me séduisirent point ; j’ai toujours refusé et toujours pour la même raison, la crainte d’être traduit à contre-sens par une exécution infidèle ou incomplète. Si le bonheur a voulu que l’ouverture des Francs Juges ait trouvé à Leipzig des interprètes aussi consciencieux qu’habiles et un patron tel que vous pour réchauffer leur zèle, vous venez de voir que, loin d’éprouver partout le même sort, celui qu’elle a subi en Angleterre a été assez brutal ; et je dois ajouter que, cette ouverture étant le premier morceau de musique instrumentale que j’aie écrit de ma vie, les compositions qui lui ont succédé ont tout naturellement tendu à revêtir des formes plus larges, à s’assimiler plus de substance musicale, à s’étayer d’un plus grand nombre de points d’appui. Or, ce sont autant de chances de plus contre la facilité de l’exécution. Il faut un génie bien rare pour créer de ces choses que les artistes et le public saisissent de prime abord, et dont la simplicité est en raison directe de la masse, comme les pyramides de Djizeh. Malheureusement, je ne suis point de ceux-là ; j’ai besoin de beaucoup de moyens pour produire quelque effet, et je craindrais de perdre à tout jamais l’estime des amis de l’art musical, si, par une publication prématurée, j’exposais mes symphonies, trop jeunes pour voyager sans moi, à être mutilées plus cruellement encore que ma vieille ouverture. Ce qui, à part deux ou trois villes hospitalières et artistes comme la vôtre, leur arriverait partout, n’en doutez pas.

Et puis, vous le dirai-je, je les aime, ces pauvres enfants, d’un amour paternel qui n’a rien de spartiate, et je préfère mille fois les savoir obscures, mais intactes, à les envoyer au loin chercher la gloire ou d’affreuses blessures et la mort.

Je n’ai jamais compris, je l’avoue, au risque de paraître ridicule, comment les peintres riches pouvaient, sans un déchirement d’entrailles, se séparer de leurs plus beaux ouvrages pour quelques écus, et les disséminer aux quatre coins du monde, ainsi que cela se pratique journellement. Cela m’a paru toujours ressembler beaucoup à la cupidité du célèbre anatomiste Ruisch, qui, à la mort de sa fille, jeune personne de seize ans, ayant trouvé le moyen, grâce aux ingénieux procédés d’injection dont il est l’inventeur, de rendre pour toujours à ce cadavre chéri l’aspect de la vie et de la santé, ne sut pas résister aux séductions de l’or d’un souverain, et lui abandonna, avec ce chef-d’œuvre d’un art alors nouveau, le corps de sa propre fille.

Les écrivains, poëtes et prosateurs, sont seuls dans le cas de pouvoir vendre leurs ouvrages sans courir trop de risques de les voir défigurer, comme les musiciens, ou sans les perdre à jamais de vue, comme les peintres ou statuaires. Encore les poëtes dramatiques sont-ils exposés, en imprimant leurs pièces, à les voir, malgré eux, représentées plus ou moins mal, devant un public plus ou moins incapable de les comprendre, coupées, rognées et sifflées. Byron, avec son Marino Faliero, en a fait la triste expérience. Non, il y a une joie intense pour le compositeur, à couver, pour ainsi dire, son œuvre, à la garantir le plus longtemps possible des orages que les mauvais orchestres, les mauvais chanteurs, les mauvais directeurs et les marchands de contredanses, font gronder autour d’elle ; il y a pour lui un indicible bonheur à ne la montrer au grand jour qu’à de longs intervalles, lorsque des soins assidus ont donné à sa beauté tout son éclat, que l’air est pur, le temps doux et serein, et la société choisie.

Le nombre des compositions qu’on peut, sans les condamner à une obscurité absolue, arracher ainsi pendant longtemps aux dents de la presse, ce lion quaerens quem devoret, est malheureusement bien peu considérable ; ne le restreignons pas encore.

Croyez-vous que Weber, quelque amoureux de la célébrité qu’on le suppose, sachant de quelle manière son Freyschütz allait être écartelé à Paris, n’eût pas rejeté avec indignation la gloire même qu’il lui était réservé d’acquérir parmi nous à ce prix ? C’est faire injure à sa mémoire que d’en douter.

Mais il était hors de son pouvoir de s’y opposer : sans laisser graver sa partition, il en avait vendu des copies, et c’était assez pour que la tutelle lui en échappât pour jamais. — Je mets un terme à toutes mes comparaisons, que vous allez sans doute, monsieur, trouver bien ambitieuses, et j’ajoute simplement que le suffrage de l’Allemagne, cette patrie de la musique, est d’un trop haut prix à mes yeux et me sera, je le crains, trop difficile à obtenir si toutefois je l’obtiens, pour ne pas attendre le moment où je pourrai, moi-même, aller en pèlerin déposer à ses pieds ma modeste offrande. Alors, encore, aurai-je grand besoin du secours de votre amitié, comme aussi de votre talent si noble et si élevé, pour le faire accueillir.

Jusque-là, j’ose espérer qu’on ne verra dans ma réserve qu’une méfiance très-naturelle et déjà trop bien justifiée. Je me contenterai donc pour le présent, en prudent navigateur, de louvoyer sur nos côtes, sans courir au naufrage dans un voyage au long cours.

Tels sont mes motifs, et vous les apprécierez, je l’espère.

Je ne veux pas finir ma lettre sans vous dire quelles heures délicieuses j’ai passées dernièrement à lire vos admirables œuvres de piano ; il m’a semblé qu’on n’avait rien exagéré en m’assurant qu’elles étaient la continuation logique de celles de Weber, Beethoven et Schubert. Liszt, qui me les avait ainsi désignées, m’en donnera incessamment une idée plus complète, me les fera connaître plus intimement, par son exécution incomparable. Il a le projet de faire entendre votre sonate intitulée Clara à l’une des magnifiques soirées où il rassemble autour de lui l’élite de notre public musical. Je pourrai alors vous parler avec plus d’assurance de l’ensemble et des détails de ces compositions essentiellement neuves et progressives.