Correspondance inédite de Hector Berlioz/022

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 113-116).
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XXII.

À M. HOFFMEISTER, ÉDITEUR DE MUSIQUE, A LEIPSIG.


Paris, 8 mai 1836.

Monsieur,

Vous avez publié dernièrement une ouverture réduite, pour le piano à quatre mains, sous le titre d’Ouverture des Francs Juges, dont vous m’attribuez non-seulement la composition, mais aussi l’arrangement. Il est pénible pour moi, monsieur, d’être obligé de protester que je suis parfaitement étranger à cette publication, faite sans mon aveu et sans que j’en aie été seulement prévenu. L’arrangement de piano que vous venez de livrer à l’impression N’EST PAS DE MOI et je ne saurais davantage reconnaître mon ouvrage dans ce qui reste de l’ouverture. Votre arrangeur a coupé ma partition, l’a rognée, taillée et recousue de telle façon que je n’y vois plus en maint endroit qu’un monstre ridicule, dont je le prie de garder tout l’honneur pour lui seul. Si une semblable liberté avait été prise à mon égard par un Beethoven ou un Weber, je me serais soumis sans murmures à ce qui m’eût certes paru néanmoins une humiliation cruelle ; mais ni Weber ni Beethoven ne me l’auraient jamais fait subir : si l’ouvrage est mauvais, ils ne se fussent pas donné la peine de le retoucher ; s’il leur eût paru bon, ils en auraient respecté la forme, la pensée, les détails et jusqu’aux défauts. Et puis, les hommes de cette trempe n’étant pas plus communs en Allemagne qu’ailleurs, j’ai tout lieu de croire que mon ouverture n’est pas tombée entre les mains d’un musicien bien extraordinaire. La simple inspection de son travail en fournit une preuve évidente. Je ne parle pas du style de piano qu’il a substitué au style d’orchestre, et qu’on croirait souvent emprunté à des sonates faites pour des enfants de huit ans ; je ne dirai rien non plus de l’inintelligence complète dont il fait preuve d’un bout à l’autre de l’ouvrage, soit en reproduisant de la façon la plus plate et la plus mesquine ce qui eût nécessité toutes les puissances du piano pour donner une idée approximative de l’effet d’orchestre, soit en prenant souvent l’idée accessoire pour l’idée principale, et vice versa ; dans tout cela, il n’y a pas de la faute de l’arrangeur ; je suis persuadé qu’il n’y a point mis de malice. Mais ce qui me paraît vraiment déplorable, c’est que vous ayez chargé un pareil chirurgien de me faire d’aussi graves amputations. On ne coupe pas un membre d’ordinaire sans en connaître l’importance générale, les fonctions spéciales, les rapports intimes et l’anatomie interne et externe. Il n’y a que le bourreau qui puisse couper le poing à un malheureux, sans tenir compte des articulations, des attaches musculaires, des filets nerveux et des vaisseaux sanguins ; aussi le fait-il brutalement d’un coup de hache, et la tête du patient saute bientôt après. C’est le supplice des parricides. C’est celui, monsieur, que votre arrangeur m’a infligé. Il a fait disparaître non-seulement des passages entiers, mais des fragments de phrases dont la suppression rend l’ensemble incompréhensible ou absurde. Ainsi, dans la prière en ut mineur des flûtes et clarinettes, au milieu de l’allégro, l’arrangeur n’a pas vu que cette mélodie est un adagio écrit avec les signes de l’allégro dans lequel il est jeté ; qu’une ronde y représente toujours une noire, trois rondes liées et soutenues une blanche pointée, et que par conséquent il faut quatre mesures du mouvement allégro pour former une seule mesure réelle du chant adagio. Trouvant donc cette prière trop longue, et sans tenir compte de l’action contrastante qui se passe en même temps dans le reste de l’orchestre, votre arrangeur l’a tronquée de telle sorte qu’il est impossible à présent d’y trouver aucune espèce de sens ; il a enlevé des mesures isolées qui ne représentaient en réalité qu’un temps de la grande mesure du mouvement lent dans lequel la phrase se développe, et le rhythme, tombant à faux, amène nécessairement une conclusion aussi imprévue que stupide. C’est ce dont il ne s’est pas aperçu. Pour la coupure qui fait disparaître tout le grand crescendo de la péroraison, il est évident qu’elle détruit entièrement l’éclat de la rentrée du thème en fa majeur, qui ne reparaissait ni d’une façon aussi brusquement triviale, ni sans avoir passé par des transformations qui donnaient plus de force et de puissance au retour de l’idée primitive reproduite intégralement. Mais j’aurais trop à faire de suivre les traces des ciseaux ébréchés de mon censeur ; je me bornerai à protester de nouveau que la seule ouverture des Francs Juges, arrangée à quatre mains, que je reconnaisse, est celle que viennent de publier M. Richault à Paris, et M. Schlesinger à Berlin ; encore celle de M. Schlesinger, bien que gravée sur un manuscrit que je lui ai adressé moi-même, diffère-t-elle un peu de l’édition de Paris en quelques endroits, pour la manière dont les parties sont disposées dans les extrémités du clavier. Ces légères modifications m’ont été indiquées par plusieurs pianistes habiles, tels que MM. Chopin, Osborne, Schunke, Swinski, Benedict, Eberwein, qui ont bien voulu revoir les épreuves et me donner leurs conseils. Pour toute autre publication de la même nature sur cet ouvrage, qu’elle me soit attribuée ou non, je la désavoue formellement, et sur ce, je prie Dieu de pardonner aux arrangeurs comme je leur pardonne.