Correspondance inédite de Hector Berlioz/014

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 99-103).
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XIV.

À MADAME HORACE VERNET, A ROME.


La Côte Saint-André, 25 juillet 1832.

C’est une situation aussi neuve qu’agréable, madame, que celle où vous avez bien voulu me placer. Une femme d’esprit m’autorise à lui adresser mes divagations et veut bien perdre son temps à les lire, sans trop en voir le côté ridicule. Il est peu généreux à moi d’en profiter, je le sens, mais qui n’a pas son grain d’égoïsme ?… je n’en suis pas exempt ; aussi, toutes les fois qu’une tentation de ce genre viendra m’assaillir, je m’empresserai d’y succomber. — Je l’eusse fait plus tôt, impatient comme je le suis de recevoir de vos nouvelles, si, en descendant les Alpes, je n’avais été pris au bond et renvoyé comme un ballon de villa en villa dans tous les environs de Grenoble. Les parents, les amis à revoir, les curiosités à satisfaire, les récits de Rome, de Naples, du Vésuve, à varier tant bien que mal, m’ont occupé continuellement, tantôt d’une façon bien douce, tantôt de la manière la plus cruellement fastidieuse.

Je craignais, en arrivant en France, d’avoir à retourner le vers de Voltaire en m’avouant que « plus je vis l’étranger moins j’aimai ma patrie » ; mais il n’en a rien été, et les souvenirs du royaume de Naples sont demeurés impuissants contre l’aspect riant, varié, frais, riche, pittoresque, beau de masses, beau de détails, de notre admirable vallée de l’Isère. Je l’ai revue dans son meilleur moment ; la coquette semblait s’être mise en frais d’atours extraordinaires pour me prouver, à mon retour, qu’elle n’avait rien à envier aux beautés étrangères.

Il n’en a pas été de même dans la comparaison que je n’ai pu m’empêcher d’établir entre la société que je voyais le plus habituellement à Rome et celle que je retrouvais après ma longue absence. Cette fois, l’avantage est resté tout entier aux beautés éloignées, sinon étrangères, et le proverbe « les absents ont tort », m’a paru complétement faux.

Malgré tous mes efforts pour détourner la conversation de pareils sujets, on s’obstine à me parler art, musique, haute poésie ; et Dieu sait comme on en parle en province !… des idées si étranges, des jugements faits pour déconcerter un artiste et lui figer le sang dans les veines, et par-dessus tout le plus horrible sang-froid. On dirait, à les entendre causer de Byron, de Gœthe, de Beethoven, qu’il s’agit de quelque tailleur ou bottier, dont le talent s’écarte un peu de la ligne ordinaire ; rien n’est assez bon pour eux ; jamais de respect ni d’enthousiasme ; ces gens-là feraient volontiers de feuilles de rose la litière de leurs chevaux. De sorte que, vivant au milieu du monde, je demeure dans le plus profond et le plus cruel isolement. Puis j’étouffe par défaut de musique ; je n’ai plus à espérer le soir le piano de mademoiselle Louise, ni les sublimes adagios qu’elle avait la bonté de me jouer, sans que mon obstination à les lui faire répéter pût altérer sa patience ou nuire à l’expression de son jeu. Je vous vois rire, madame ; vous dites, sans doute, que je ne sais ni ce que je veux ni où je voudrais être, que je suis à demi fou. À cela je vous répondrai que je sais parfaitement bien ce que je veux, mais que, pour ma mezza pazzia, comme on s’accorde assez généralement à m’en gratifier et que dans beaucoup de circonstances il y a un grand avantage à passer pour fou, j’en prends facilement mon parti. Mon père avait imaginé ces jours-ci un singulier moyen de me rendre sage. Il voulait me marier. Présumant, à tort ou à raison, sur des données à lui connues, que ma recherche serait bien accueillie d’une personne fort riche, il m’engageait très-fortement à me présenter, par la raison péremptoire qu’un jeune homme qui n’aura jamais qu’un patrimoine d’une centaine de mille francs ne doit pas négliger l’occasion d’en épouser trois cent mille comptant, et autant en expectative. J’en ai ri pendant quelque temps, comme d’une plaisanterie ; mais, les instances de mon père devenant plus vives, j’ai été obligé de déclarer fort catégoriquement que je me sentais incapable d’aimer jamais la personne dont il s’agissait et que je n’étais à vendre à aucun prix. La discussion s’est terminée là ; mais j’en ai été désagréablement affecté, je me croyais mieux connu de mon père. Au fond, madame, ne me donnez-vous pas raison ?…

Après une maladie de Marie-Louise, l’empereur dit à M. Dubois, qui l’avait soignée : « Que vous faut-il, Dubois ? de l’argent ou des honneurs. — Sire, de l’argent et des honneurs. » Si pareille question m’était adressée : « Voulez-vous de l’argent, de l’amour ou de la liberté… ? », je dirais bien aussi : « De la liberté, de l’amour et de l’argent. » Mais, comme ce ne sera jamais à un Napoléon que je ferai semblable réponse, je renoncerai toujours à l’argent pour garder ou obtenir l’un des deux autres, quelque Vanloo que cela soit. J’aurais bien voulu envoyer à mademoiselle Louise quelque petite composition dans le genre de celles qu’elle aime ; mais ce que j’avais écrit ne me paraissant pas digne d’exciter le sourire d’approbation du gracieux Ariel, j’ai suivi le conseil de mon amour-propre et je l’ai brûlé. Je crains de ne pas être plus heureux de longtemps, car, au lieu de composer, je suis forcé de copier moi-même les parties d’un nouvel ouvrage que je donnerai à Paris au mois de décembre, si l’émeute et le choléra veulent bien le permettre. Vous avez eu la bonté, madame, de me faire espérer pour cette occasion des lettres d’introduction auprès de mademoiselle Allard et de madame Duchambge, et ce que vous m’avez dit de ces deux dames me fait attacher beaucoup de prix à faire leur connaissance. Mon passage à Paris n’aura lieu qu’à la fin de l’année, ainsi que je m’y suis engagé envers M. Horace, et, immédiatement après avoir lâché ma bordée vocale et instrumentale, je partirai pour Berlin à pleines voiles. Mais je m’aperçois que j’ai étrangement abusé de la liberté de vous ennuyer, et, tout honteux, je m’empresse de finir en vous priant de me pardonner ma loquacité.