Correspondance inédite de Hector Berlioz/002

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 64-65).
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II.

À RODOLPHE KREUTZER[1].

(1826… ?)
Ô génie !

Je succombe ! je meurs ! les larmes m’étouffent ! la Mort d’Abel ! dieux !…

Quel infâme public ! il ne sent rien ! que faut-il donc pour l’émouvoir ?…

Ô génie ! et que ferai-je, moi, si un jour ma musique peint les passions ; on ne me comprendra pas, puisqu’ils ne couronnent pas, qu’ils ne portent pas en triomphe, qu’ils ne se prosternent pas devant l’auteur de tout ce qui est beau !

Sublime, déchirant, pathétique !

Ah ! je n’en puis plus ; il faut que j’écrive ! À qui écrirai-je ? au génie ?… Non, je n’ose.

C’est à l’homme, c’est à Kreutzer… il se moquera de moi…, ça m’est égal… ; je mourrais… si je me taisais. Ah ! que ne puis-je le voir, lui parler, il m’entendroit, il verroit (sic) ce qui se passe dans mon âme déchirée ; peut-être il me rendroit le courage que j’ai perdu, en voyant l’insensibilité de ces gredins de ladres, qui sont à peine dignes d’entendre les pantalonnades de ce pantin de Rossini.

Si la plume ne me tombait des mains, je ne finirais pas.

AH ! GÉNIE !!!

  1. La date de cette lettre est assez difficile à préciser. La Mort d’Abel, dont il est question, fut jouée en 1810 et n’eut jamais les honneurs d’une reprise. Sans doute, Berlioz avait entendu seulement quelques fragments de cet opéra. Comme il signe sa lettre : H. Berlioz, élève de Lesueur, et qu’il entra dans la classe de ce maître en 1826 pour y rester jusqu’en 1828, on ne peut guère assigner au curieux document que nous reproduisons qu’une date approximative.