Correspondance inédite/Lettres à la comtesse A.-A. Tolstoi

Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 1-10).


LETTRES À LA COMTESSE A.-A. TOLSTOÏ


La comtesse A.-A. Tolstoï, morte en 1905, était la plus ancienne des dames d’honneur de l’impératrice douairière de Russie. Elle était née en 1817, et avait été admise à la cour, comme demoiselle d’honneur, en 1846. Elle resta ainsi dans l’intimité de la famille impériale pendant quatre générations. Son salon du Palais d’hiver, où elle habitait, fut toujours fréquenté par l’élite du monde littéraire russe, à commencer par Pouchkine et Joukovsky, puis par Tourgueniev, Gontcharov, Dostoievski, et son neveu préféré, le comte L.-N. Tolstoï.

Sa correspondance avec le comte Tolstoï embrasse une période d’environ quarante ans.

Une partie de ces lettres fut détruite, les autres ont été données à l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. Selon la volonté de la défunte comtesse, quelques lettres seulement de cette correspondance peuvent être publiées ; ce sont celles que nous donnons ici. ― N. T.




1885.

La demande que je vais vous adresser n’est peut-être pas moindre que la vôtre. J’ai rencontré ici la vieille Armfeld. Je suis allé chez elle et l’ai questionnée sur sa fille[1], j’ai vu de près sa douleur. Elle m’a raconté qu’elle avait demandé l’autorisation de vivre près de sa fille à Kara, et qu’on la lui avait refusée ; et elle voudrait, maintenant, adresser cette demande à l’impératrice. J’ai approuvé ce projet. Il me semble que si l’on parvenait à toucher le cœur de l’impératrice, on pourrait réussir. Elle m’a envoyé le brouillon de sa requête. Quelqu’un m’a conseillé de s’adresser à la grande-duchesse Eugénie-Maximilienne. Cette idée me plaît beaucoup. L’impression qui m’est restée de la grande-duchesse est si bonne, si agréable, elle m’a paru si simple et si humaine, et tout ce que j’ai entendu dire d’elle le confirme, que nous avons résolu de lui demander de bien vouloir remettre la requête à l’impératrice. Et il faudrait que cette démarche fût faite par vous.

Il faut demander qu’on transfère sa fille dans une prison moins lointaine, si c’est possible, sinon, qu’on permette à la mère d’aller à Kara et de vivre près de la prison. J’espère que cette lettre ne vous contrariera point, et qu’il ne vous sera pas désagréable d’intercéder pour une mère si malheureuse.

Vôtre,
L. Tolstoï.




1883.

J’ai tardé à vous répondre, chère amie, parce que ces jours derniers j’étais à Moscou, et que, comme toujours, le brouhaha de la ville m’a beaucoup fatigué.

Je comprends autrement que vous l’expression la croix que nous portons. S’il plaît à Dieu, vous lirez ce que j’ai l’intention d’écrire à ce sujet. Verbalement aussi on peut tout dire, mais l’écrire, non. Je ne vous dirai qu’une chose : « Prends ta croix et suis-moi » est une expression qu’on ne peut tronquer. « Prends ta croix », selon moi n’a pas de sens (car il n’est pas en notre pouvoir de ne la pas prendre ; elle nous est imposée). Seulement il ne faut porter rien de trop, rien de ce qui n’est pas « la croix », et il ne faut pas la porter n’importe où, mais derrière le Christ, c’est-à-dire en accomplissant sa loi de l’amour de Dieu et du prochain. Votre croix, c’est la cour ; la mienne, c’est le travail de la pensée, mauvais, orgueilleux, plein de séductions. Mais…

J’ai deux demandes à vous adresser, c’est-à-dire par vous à l’empereur et à l’impératrice. N’ayez pas peur ! Je crois que ce n’est rien de bien difficile, et que vous n’aurez pas à me répondre par un refus. La demande pour l’impératrice est même telle qu’elle vous en sera, j’en suis sûr, reconnaissante. Il s’agit de la prier d’intercéder près de l’empereur en faveur de trois vieux archiprêtres schismatiques (l’un de quatre-vingt-dix ans, les deux autres de plus de soixante ans ; un quatrième est mort en réclusion), qui depuis vingt-trois ans sont détenus au couvent de Sousdal. Ils se nomment Konone, Guénnadi et Arkadi.

Quand j’ai appris ce fait, je n’y voulus point croire, de même que vous ne croirez probablement pas que quatre vieillards aient pu être détenus pour leurs convictions religieuses durant vingt-trois ans.

Vous savez mieux que moi si l’on peut intercéder pour eux et obtenir leur libération. Comme ce serait beau de leur rendre la liberté ce jour-là ! (Pâques.) Il me semble qu’il sera agréable à notre bonne impératrice d’intervenir en faveur de pareils hommes.

Ce que je vous demande encore, c’est d’obtenir que me soient ouvertes les archives des affaires secrètes de l’époque de Pierre Ier, Anna Ioanovna et d’Élisabeth. J’étais allé à Moscou principalement pour travailler dans les archives (il ne s’agit plus des Décembristes, mais du commencement du xviiie siècle, qui m’intéresse), et on m’a dit qu’il me fallait l’autorisation impériale pour être admis à étudier les documents : or, là se trouve précisément tout ce qui m’intéresse tant : les faussaires, les brigands, les schismatiques. Comment obtenir cette autorisation ? Si cela ne vous ennuie pas, si ce n’est ni difficile, ni incommode pour vous, alors aidez-moi. Mais si, pour une raison quelconque, cela vous contrarie, n’en parlons plus et pardonnez-moi mon indiscrétion.

Comment allez-vous ? Vos lettres sont toujours une grande joie pour moi. Plus on vieillit, plus on apprécie une vieille amitié.

Que Dieu vous soit miséricordieux. Je baise vos mains. Chez nous, Dieu merci, tout va bien. Sophie[2] vous remercie de votre affection, et vous paie de retour.

Vôtre,
L. Tolstoï.


En 1878, quand Tolstoï rassembla des matériaux pour son roman Les Décembristes (roman qui ne fut jamais terminé), il s’adressa à sa tante, lui demandant des souvenirs, des documents, et surtout des renseignements sur V.-A. Pérovsky, l’une des plus grandes figures du règne d’Alexandre Ier. Voici des fragments de lettres de cette époque :


… J’ai conçu depuis longtemps le plan d’un roman dont l’action doit se passer dans la province d’Orenbourg, à l’époque de Pérovsky. Je viens de rapporter de Moscou de nombreux documents en vue de ce travail. Tout ce qui concerne V.-A. Pérovsky m’intéresse extrêmement, et je dois vous dire que j’ai beaucoup de sympathie pour lui, comme personnage historique, et pour son caractère. Qu’en penserez-vous, et qu’en penseront ses parents ? Me donnerez-vous, et ses parents me donneront-ils, ses papiers, ses lettres, bien entendu avec l’assurance que moi seul les lirais ?…

D’une autre lettre :

… Vous définissez très bien les traits principaux de ce personnage. Je me le représente tel. Cette figure, vue ainsi, est un tableau… Sa biographie seule serait trop grossière, mais avec d’autres caractères opposés au sien, des caractères fins, tendres, par exemple celui de Joukovsky, que, me semble-t-il, vous avez aussi très bien connu, et principalement avec les Décembristes, ce serait une grande figure, faisant ombre (la nuance) à Nicolas Pavlovitch, la figure principale, et qui exprime admirablement le caractère de toute cette époque…

Maintenant je suis tout plongé dans des lectures se rapportant aux années 1820, et je ne puis vous exprimer le plaisir que je ressens à évoquer cette époque…

C’est à la fois étrange et agréable pour moi de penser qu’une époque que je me rappelle, les années 30, appartient déjà à l’Histoire ! Le vacillement des figures sur le tableau cesse tout coup, et tout se fige dans le calme solennel de la vérité et de la beauté…

Je prie Dieu qu’il me permette de faire, au moins approximativement, ce que je veux. Cette œuvre est pour moi si importante ! Quelque capable que vous soyez de comprendre tout, vous ne pouvez vous imaginer combien c’est important pour moi ; aussi important que l’est pour vous votre foi. Je voudrais dire : encore plus important, mais rien ne peut l’être davantage ; et c’est précisément cela.


  1. Condamnée politique.
  2. La comtesse Tolstoï.