Correspondance inédite/Lettres à Ténéromo

Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 147-192).


LETTRES À TÉNÉROMO[1]


Juin 1882.

Cher Isaac Borissovitch. J’ai reçu la lettre de Mitrofane A… qui m’écrit la même chose que vous.

Je vous écrirai brièvement parce que je me sais pas votre adresse exacte et crains que d’indiquer seulement Pultava ne soit suffisant. La lettre de Mitrofane A... m’a été transmise par Bodiansky. ll etait ici aujourd’hui avec Skorokodov et il est reparti.

La conversation avec eux, surtout avec ce charmant Bodiansky, que _i’ai appris à connaître seulement maintenant, nfaurait affermi encore davantage, si c’était nécessaire, dans mon opinion concernant votre proposition’.

J’ai déjà exposé plusieurs fois cette idée qu’on ne peut trouver l`accord entre les hommes qu’en cherchant l’accord avec la vérité et avec Dieu. Et les tentatives de chercher l’accord avec les hommes ——— avec des hommes connus, choisis — montrent que les hommes ne savent pas, ne veulent pas_ou sont fatigués de chercher l’union avec Dieu, ou qu’ils ne croient pas que cette union amènera l’union avec les hommes.

Ces tentatives affaiblissent l’aspiration même de l’union avec Dieu, et c`est pourquoi elles ne sont pas désirables.

L De venir at Pultava, au congrès projeté des disciples de L.-N. Tolstoï. En outre, comment puis-je savoir avec qui je dois précisément être le plus étroitement uni? A quels indices pourrai-je savoir si c`est l’union avec Ivan et non avec Pierre, avec le moine Antoine ou le voleur de chevaux de Krapivensk, ou avec le gouverneur de Tchernigov‘ qu`il me faut avoir?

L’idée même d`une union exterieure telle que celle que vous projetez, n’est en réalité qu’un projet de desunion. Nous devons admettre qu’entre Kharkov et Toula il n’existe que deux ou trois personnes pouvant nous comprendre.

C’est un péché. Ce n`est pas juste, et il ne le faut pas.

Pardonnez-moi, cher ami, de critiquer ainsi votre projet, mais je suis vieux et vois mieux certaines choses.

C’est notre rapprochement de plus en plus grand vers la perfection du Père qui nous unit et peut nous unir encore davantage. C’est cette perfection qu’il nous est indiqué de chercher, et suis convaincu que vous comme moi,

1. A cette époque le fameux Anastassiev. T3. comme nous tous, connaissez ces périodes pendant lesquelles l`amour nous rend proches tous les hommes, et fait l`union avec eux facile, joyeuse, profonde.

Et une union extérieure, comme celle que vous projetez, probablement ne fera que desunir ceux qui, par ce moyen, pensent s`unir.

Quelle union peut en effet s établir entre les hommes qui, comme Bodianslcy, comme Arcadie A... ou Novosiélov s'en tiennent aujourd'hui aux explications des dogmes, et encore pas comme on les comprend ordinairement, mais chacun à sa manière ?

L'union ne peut exister que quand nous rejetons tout ce qui désunit,1tout ce qui peut induire ix la tentation — de même que pour défendre la forteresse on brûle les faubourgs — quand nous ne gardons que ce qui est éternel,·ce qui estnecessaire ù*t0u=s·e"l;, avimttout, a nous-memes. Et cela, nous tous le connaissons; et plus nous vivrons ouvertement, franchement, pour l’accomplir, plus nous serons unis étroitement, non seulement avec une cer-· LETTRES A 1NE—noMo wi taime dizaine de personnes, mais ovec tous les hommes. Je vuis ecrire à Mitrofane sur le même sujet. -P.——S. ——— Je serai toujours heureux et très heureux de vous voir ainsi que tous ceux qui ontreconnu pour eux lbbligation de la loi du Christ, et ont mis sur eux sa bride, comme vous, A... et les autres. Je profiter=ai_t0ujours de lbooasion de vous voir et semi très content de vous voir -chez moi, mais se réunir expres, en ' congrès, cela me ·semble non-seulement inutile mais nuisible. J A Mitrofane A... Aujourdîhui j`ai reçu votre lettre, cher M. VL.., et, avant-hier, la lettre sur le même sujett [de ·Feye·rmenn.·Je lui ai ecrit ce que je penseede votre projet, mais d’un seul point de vuenîle vous dirai, àvous, ce que j’y vois ensure. ?S’i¥l@11’y·uveit e11tre·11ous aucun lien, ni maté152 CORRESPONDANCE INEDITE riel ni moral, si nous errions, si nous nous fuyions, et, principalement, si nous n`avions pas un même but commun, nous ne pourrions y remédier ni par une union artificielle, ni par un échange de paroles. L’union n’est possible que dans la vérité. Pour atteindre la vérité il ne faut qu’une chose: être uumble, rejeter de soi l’orgueil, l’amour—propre, et, principalement, toutes les considérations, celles—ci par exemple : en croyant ainsi, je serai avec le peuple; en croyant ainsi, je puis être justifié devant les hommes et devant moi-même; c’est agréable de croire ainsi. Il faut rejeter tout cela et être assuré d’avance que la recherche de la vérité sera désavanta- geuse pour soi, qu’elle nous l1umiliera... Et se réunir ensemble n'aide point à la con- naissance de la vérité. , Et après? Qui doit se rassembler pour obtenir l'union? Qui faut-il aider matériellement et moralement? A quels signes reconnaîtrons- nous les nôtres? N’est-ce pas un péché de se mettre en avant des autres, et cette union avec LETTRES A TÉNÉHOMO 453 des dizaines n’est-elle pas la dcsunion avec des milliers et des millions? Ensuite cette union que vous cherchez —— l’union en Dieu — se passe à telle profondeur que rarement notre regard y pénètre. Je suis sur que si au lit de mort quelqu’un nie de- mande, à moi, vieillard, avec qui j’ai eu l'union la plus intime, la plus vraie, il est probable que je ne nommerai pas ceux que je nom- merais maintenant. L’union avec les morts est souvent plus grande que l’union avec les vi- vants. Faisons ce qui mène à l`union. Approcl1ons— nous à Dieu et ne nous soucious pas dc l’union elle—même. Elle viendra 51 mesure de notre perfectionnement, de notre amour. Vous dites : Ensemble, c`est plus facile. Qu’est—ce qui est plus facile? Labourer, fau- cher, foncer; oui. Mais s`approcher à Dieu, on ne le peut qu’isolément. Ce n’est que par Dieu qu’il y a union, comme par lc cœur sont unies toutes les parties du corps. Et l'union directe, non par Dieu, n’est qu'une union ima— _ ginaire. Vous avez sûrement éprouvé cela. Moi 454 CORRESPONDANCE INÉDITE aussi je 'l’ai éprouvé et l'éprouve. ·Et, chose qui peut sembler étrange, aux homgmes avec lesquels nous sommes unis par Dieu, nous n’aVons rien à dire, nous IITGI). avons pas même le désir. Ou a le désir de parler, de prouver, do démontrer quelque chose seulement à ceux avec qui n’oxiste pas encore cette union divine. Avec ceux—ci nous tâchons d’établir un lien quelconque en dehors du cœur. "Mais on ne le peut pas, c’est pourquoi c’est une occupation stérile. Il faut faire ce que Dieu ordonne. S'il nous unit ensemble, c`est bon; s’il nous disperse en divers coins, c’est bon aussi. Il faut faire le contraire de ce que vous voulez : ne pas se mettre en avant ni se réunir. Mais il fauttrou- ver un moyen d’union avec tous les hommes, avec tout l’univers, d'une union telle qu'on n’ait.pas à faire de concessions, qu`on aime et soit aimé. _ LETTRES A 'EÉNÉROMO 155 Décembre 48%. Cher lsaac Borissovitch, Je reçois à. linstant votre lettre, cher ami. Il est vrai- que vous avez devant vous un gnand et. fertile tnavail : apporter la bonté et la lumière où: il; y en a peu et dans ces ténè- bres oùa vous êtes enchaîné matériellement. (Que Dieu vous· aide à vous dévouer et ài ne pas redouter les humiliations, les otïenses, les calomnies. Gest lîessentiel. Si l’0n est attranchi du désir de- sauvegarder sa persomxc,. alors tout se fera au gré de la parole divine de notre âme., c’est:—à:-dii1‘e de Dieu. Je ne sais rien de vos aventures avec le service militaine. Écri- vez~moi. Voici maintenant un travail pour vous : ter- minez le plus vite possible le récit que vous avez commencé et en#voyez·le ici. Mais nc vous laissez pas entmaâner à dire tout en un; seul récit. (Test: liétennel écueil de ceux qui n’0nt pas l’habitude d’écrire.V0us commencez déjà. à sentir toute la difficulté d’exprimer toute la 156 CORRESPONDANCE INÉDITE `doctrine, tous les commandements du Christ. 'Ne forcez pas, ne courbez pas à votre guise les faits du récit, suivez vous-même les faits où ils vous conduiront. Où que mène la vie, partout et en tout, elle peut être éclairée par la même lumière. La symétrie, le hasard (imaginaire) des événe- ments de la vie, c’est son plus sur indice. Ne vous éloignez pas du sujet principal. Ter- minez—le et l’envoyez. Sittine paie a tous de trente à cinquante roubles les seize pages. Voilà du travail pour vous, pour vous nourrir en attendant, dans les conditions ou Dieu vous a placés. Saluez votre femme. Dites—lui·que, l’aimant, je lui demande de ne pas se hâter. de ne se fâcher contre personne, de ne pas accuser, et, principalement, de ne décider rien devance. Ce n’est pas pour vous que je lui demande cela, mais pour elle. Je vis bien et mal : bien, _ parce que je vis en paix et avec amour;` mal, parce que paresseux physiquement et malheu- reux. ' Larmes A TENEaoMo isn Décembre MSG. Pourquoi ne me donncz—vous pas votre adresse, cher Isaac Borissovitch? Cette lettre Vous parviendra—t—elle? Merci de n1`av0ir écrit. J’attends l`issue de vos démarches concernant le service militaire. Je vous prie, faites-la—moi savoir. Je ne puis que répéter la même chose. N’entrez au service que si vous ne pouvez ne pas agir d’une cer- taine façon. Cela me semble très conditionnel, mais pas pour vous. L`homme ne peut point ne pas agir d’une certaine façon lorsqu’il sent qu’autrement il se tue, qu'il tue son être divin, raisonnable. Sur tout le reste, on ne peut être assez conciliant aiin de ne pas les « scanda- liser ». Que Dieu vous aide! Chez nous, tout va bien. Tous se souviennent de vous et vous aiment. J’ai achevé un drame et commencé un almanach avec des proverbes et le texte de l’évangile. J c vous embrasse. Mon salut àtous les vôtres. ' L. 'l`oLsToï. li |58 CORRESPONDANCE INÉDITE Janvier 1887. Cher Isaac Borissovitch, Je n`ai reçu qu’aujourd’hui vos deux lettres ou j`apprends enfin le résultat de votre service militaire. J’ai reçu aussi vos deux lettres de Krémentchouk. Toutes sont agréables. Vous avez raison sur le pharisaïsme. Je sens aussi la même chose vivant en ville. Les Pharisiens, les Hérodiens, les Scribes et les Légistes sont tous les mêmes, mais ·la conscience de leurs droits n’est pas la même. Cette conscience s`ebranle déjà, et elle continuera ai s'ébranler, tant qu`elle ne sera pas anéantie. Ce ne sera pas de notre temps, mais nous servons à la vérité, afin qu'à travers ses couches elle se fraye un chemin pour les autres hommes. Votre état d’âmc et le travail qui est devant vous sont maintenant très importants pour moi. Le succès de notre entreprise ne dépend pas de nous. Il depend : d° des sacrifices, de Youbli de soi; 2° de la raison, de la nécessité des actes, et 3° de la perfection des instruLETTRES A TÉNÉRGMG) 159 ments de travail. (Dans le cas présent, la per- feclionde ces i=mstrun1euts, cest la tendresse, la prudence, la douceur.) Tout cela dépend de nous. Réu/ssirez—vous ou non à toucher les cœurs, c'est à la volonté de Dieu. Mais ne privcz pas votre raison douce, résignéc, de ce qui peut lui aider. Si cette force sc manifeste complètement, nul ne lui peut résister. Moi je vis bien et joyeuseœneut. J’ai travaillé tout ce temps mon drame‘, il n’est pas encore p·aru. ll est à la censure. `Maintenant _j`écris u11 traité general sur la mort et la vie, qui mc semble néces- saire. Je vous ai lu quelques passages dc ce travail. Tchevtkov est retenu ai la campagne par l'in— i disposition de sa femme. Son etat d’âme est excellent. En général, je n’ai pas encore vu d'hommes qui, étant sur la voie du Christ, n’y marchaient pas. I Vous me questionnez sur Le malheu- 1. La pu·is.sm2cc des ténèbres. 160 CORRESPONDANCE INEDITE reux soultre du désaccord entre les habitudes dues a son milieu et que sa grande faiblesse lui faitgarder, et la vérité reconnue par sa raison. Ce désaccord est si grand qu’i| peut faire aux hommes l'eFl`et d`un blagueur ou d’un impos- teur. La vie est une œuvre importante el com- pliquée. Je l’0bserve en attendant ou et com- ment cela le poussera. Ces derniers temps, fai rencontré peu d’h0mmes de nature unie, mais il y a beau- ' coup de lumière dispersée dans les ténèbres, des étincelles brillantes, en comparaison de ce qui etait trois années auparavant, par exemple. lci se trouve maintenant le nouveau profes- seur de philosophie, Grott, un homme neuf, vivant. ll se rapproche beaucoup de nos opi- nions, il est même d`accord avec elles, mais, comme un scribe, il veut exprimer tout dans sonjargon.Cependantquand il aura rejeté tout le superflu, il ne restera plus que Vévangile. C’est l’évaup;ile qui lui a donné ce qu'il pro- fesse. C'est très agréable à constater, et je vois beaucoup de choses semblables. Ecrivez votre récit, mais évitez le plus pos1.ETTsEs A TÉNÉaoMo · iti sible les choses que la censure ne passera pas. 5 mai 1887. Merci de m’avoir écrit, cher ami. Peu apres vous, je suis arrivé à. lasnaia, etje vis comme vous savez, avec cette seule différence que, de temps en temps, je travaille avec Constantin Nikolaiévitch, avec qui je suis tres ami. ‘ J'ai écrit aujourd’hui à Sibiriakov et lui ai conseillé de me répondre à Krémentchouk. Je suis toujours attelé au même travail et il me semble que tout s’éclaircit. Vous avez fait, selon moi, ce qu’il fallait faire, et _j’en suis très heureux pour vous. ll faut seulement savoir ce qu’on a fait. ce qu`il_faut faire, et alors on peut être content de tout. _

  • Juin 4887.

, J’ai recu votre lettre aujourd’hui. Elle m’a fait plaisir et en même temps j’ai eu du dépit M-. H52 COHl\ES‘PONDANCE INÉUITE que ce soit vous qui m’écriviez le premier. En effet, depuis longtemps je voulais vous écrire. Je me souviens souvent de vous et vous aime, ainsi que tous les vôtres. Boutkevitch n`esL|;ou_jours pas relache, mal- gré que le procureur m'ai·t dit qu’il n’était nullement compromis. J’ai vu son frère. Ses parents ne sinquietent pas, mais pour lui c’est peut-être tres pénible. Ce que vous m’écrivez de vous m`a fait un gramrd plaisir. Il faut agir ainsi. Non sewlemerrt il le fauft, mai-s on ne peut faire autrement. Moi e suis tou_i0uu‘s occupe de morm travail « Sur la vie et la mort », je me puis m'en·détacher sans l’a=v0i1· terminé. Je vis par ce travail, je ne sais si je fais mal, mais je ne puis l’abandonner. " Vôtre, - L. Torsroî. Juillet 1887. lil y alongtemps que je ne vous ai pas écrit, cher ami, mais e pense souvent à vous et vous LETTRES A Tumâuomo 163 aime. Votre dernière lettre, il me semble, était du S juin. Un mois! Quels changements extérieurs se sont pizoduits chez vous depuis ‘? Ou ètes- vwous? Que faites-vous? Avec qui ètes-vous? Tchertkov, il me semble, vous écrit, et Gay, le père, sïintorme de vous. Oui, il es.t vrai, il faut croître soi-même comme un arbre, sans s’attris|;er de ce que, dans .d’a·utres conditions, on pourrait être plus utile aux hommes. Mais nous ne pouvons pas savoir cela. Pauline Nikolaievna Scharapov est ici, chez les Makharov, avec une petite pupille. Elle travaille et aide aux gens. Cîest une brave lille. Nous avonns fauché avec Stepan héjounov et « sip Mstktharov. Cetait très bien. I Je me suis affaibli physiquement, mais je me sens mieux. .l’ai beaucoup travaillé et continue de travailler à mon ouvrage « Sur la vie et la mort ». Qu’on puisse seulement tra- vailler men pour la gloire humaine, mais pour Dieu, et toutes les œuvres se1·ont égales. Si j’étais en prison ou frappé de paralysie, je 164 CORRESPONDANCE INÉDITIC ferais encore moins. C’est l'obolc dc la veuve. Qu`0n puisse seulement rendre ce que l’on possède. Ecrivez—moi, cher ami. Le petit Nicolas Gay écrit la vérité. Cest dommage que parfois nous marchions séparément. Mais nous nc mar- chons pas séparément si nous allons toujours ensemble vers la vraie vie, pour laquelle il n’y a ni espacc ni temps. C`est peu; même après la mort nous resterons ensemble, beaucoup plus ensemble. J`ai reçu une lettre de Boutkévitch; je vous l’envoie. Quel brave homme! P.-S. —— Blokhine marche toujoursk Il erre - sans cesse dans le district de Krapivensk et attend toujours la réception de sommes consi- dérables et de décorations. L Ce même paysan qui devint fou de la manie des gran- deursret que Tolstoï e décrit dans son œuvre : Que devons- nous faire?

Septembre 1887.

Deux fois j’ai commencé à vous écrire, cher ami Isaac, et deux fois j’ai déchiré ma lettre avant de la terminer.

Je ne suis point changé ; je sais aussi que vous ne pouvez changer, et je vous aime comme toujours. Mais je suis comme si j’étais détaché. Écrivez-moi, je vous prie, de vous, de votre famille. Comment vivez-vous à Kiev ? J’ai toujours peur pour vous, j’ai peur que vous ne vous laissiez entraîner par l’orgueil d’un grand acte ; mais j’aime votre exploit et en suis fier.

Je vis comme auparavant. J’écris. J’ai terminé « Sur la vie ». C’est déjà à l’imprimerie. Il est probable que la censure ne le laissera pas passer. J’aurais encore beaucoup de choses à dire. Je ne sais pas si Dieu me le permettra. Mon attache avec les paysans est plus faible sans vous mais toutefois plus humaine, plus vivante qu’auparavant, et cela grâce à vous. Dans la famille, les enfants, en tout, je 466 CORRESPONDANCE INEDITE tuto, tantôt plus rapide, tantôt plus lent, mais réel, un mouvement incessant. Il y ai beaucoup d`amis, et tous les amis, ceux qu’on aime plus que son âme, tous sont sur la même voie. [ies Stundistes m`0J1t envoyé leur catéchisme. (Test bien, seulement la langue 11`est pas très simple. Je voudrais vous `l’envoyer. cés jours, Sibiriakov etait chez moi. Avec lui, à Samara, vivent cinq personnes, mais ·i au Caucase tout nïest pas bien organisé. Orlov est là-·bas et s’arrzmge. Osmidov a écrit un très beau livre sur la destruction du paganisme et-son remplacement par tie ·cl11·istianismc. Les Boutkévitch sont toujours résolus et bons. Yiner est marié. ite sais peu de choses dteux. Novosiélov quitte lc professorat (le lycée) et va E1. la campagne. . Lïhomme aux lunettes (j’ai oublié son nom) est resté ftout le temps à la campagne, en tra- vailëlzmt; il écrit qu'il est heureux comme it ne Ta jamais été. Ma famille part bientôt ·à M«.eo.u. Je vi=vrai senat autant que possible Tous tes gens d°·ici se souviermeutt de vous et vous aiment. Lu. disette est terrible chez nous, Laîrrmzs A. 'rEuEnoMo un surtout pour quelques-uns, pour les pauvres, de ce nombre Ossipn. Des Gay, je sais que tous les deux vivent bien, mais je ne les ai·pas vus depuis le priu- temps. Birukov étais ici nécemment; il me tient pas en place à Pétersbourg, lellement la cam- pagne l’atli11e; il a commencé les semailles d’au1.omsne; il a. pméparé trois déciatines. (Test probablement la dennière annee. Je v.istoujou1=s de mieux en mieux. . vou- drais beaucoup vous causer, mais comme ça, à,. la légère, je nïenn ai même pas le désir, car jfai beaucouptrop à vous diwe et je ne sais par quoi. commencer. Ecrivez-moi donc, cher ami. 6 Juillet less. Votre lettre m’a fait grand plaisir, cher ami, ainsi que ce q·ue vous. mëécnivez de vous. Je suie très heuzneux que vous soyez dans la commune d’ELismbei;hgnad;‘ et ne vivier pas 4. Communmdcvlh Eratmmîte biblique. l68 CORRESPONDANCE INÉDITE isolé. Transmettez mes amitiés à votre femme et et tous les freres. Bien que vous m'ayez beaucoup écrit dernièrement, écrivez—moi avec encore plus de détails et, principalement, s’ils croient et professent par leur vie que l’arbre se reconnaît à ses fruits, que l’unique mesure dela vie chrétienne —- c’est-à—dire de la vie d'amour ——- est le rapport entre ce que l’homme ‘ prend des autres et ce qu’il leur rend? Et pour atteindre une vie pareille il faut : l" apprécier le _moins possible ce qu'on donne et le plus ' possible ce qu'on prend, et 2°, pour ne pas se tromper, tâcher de donner aux hommes les choses les plus simples, par conséquent celles qui leur sont indiscutablement utiles, ainsi que celles qui exigent le travail le plus grand et le plus pénible et qui, par suite, sont peu courues. D'ailleurs vous savez tout cela aussi bien que moi. ·le'vous le mentionne uniquement parce que ces temps derniers, je me suis convaincu de plus en plus qu’en cela seul est la diffé- rence entre les chrétiens sincères et les phari- siens de diverses catégories. Plus le travail est simple, plus il est dit`li— Lnrrnas A 'rENEuoMo wo cile et humiliant, selon l’apprécia·tion du monde, plus le chrétien le saisit avec joie, considérant cette œuvre comme ce même pain qu’il demande au Père céleste, etplus le pha- risien emploie de ruses pour s’en détourner, cherchant le travail le plus facile et le plus estimé des hommes, et qui lui procu1·e la jus- tification du mensonge et de l’oisiveté. Je vous envoie deux beaux livres de P0s2·ed— nik* ainsi que mon travail « Sur la vie >>. Quand vous l’aurez recopié, renvoyez-le—moi. Octobre 1889. J'ai reçu votre lettre, cher ami lsaacBo1·isso-- vitch. Elle m’a tait une pénible impression. Est-il possible que l'œuvre de Dieu“ s’arrête ctmême échoue complètement faute d'argent? J’ai beaucoup réfléchi à cette question et non seulement beaucoup rélléchi, mais _i’en ai L Maison d’éditîons fondée par Tolstoï et ses amis. · _2. ll s'ugiss0.1t de fonder une communauté dïntellcctucls près d‘E|îsabethgrad. 15 170 CORRESPONDANCE INÉIJH E souffert, et je sueis arrivé à cette Concliision définitive, qnxe le besoin d’argen·t montre la fausseté de la situation, qgue plus ce besoin est grand, plus est grande la famisseté et que, quand ou éprouve ce besoin, la question m’est plus de trouver de l’argen¤t mais d`en· drétruizre le besoin. C’est comme la gale 1 il ne faut. pas la gratter mais soigner la maladie. Et en effet, est-il- possible que des hommes ne reconnaissant pas la propriété personnelle veuillent, par de l’argent, faire leur la propriété foncière? · Plusieurs commettent cette faute. La vie en ville est si désagréable, la vie il la campagne si ag1:é~abl»e-l Oni a un tel désir de se placer en pareilles conditions,. de pouvoir établir son _ bilam avec les hommes et. se dlime : Jle vis de mon tvava»il·, et par ce travail je sers»m.on pro- chain! (Comme si c’ét1a·it possible, comme si partout et toujours nous m!aurom)s· pas de dettes insolvablesl Il s’agit pour nous de sentir cette dette partomit et toujours. Ah! mon cher ami, comme tout est simple LE'l"l`BES A 'PÉNÉHGYMO 171 et comme tout ce q=ui me .parwi-ssait si difficile à résoudre maintenant me paraîi clair! Dans la question d`argen|, tout se réduit ii ceci : l’argent est une force méchante, anti- chrétienane, qui remplace la possession des esclaves, ’ Que faut-il do·nc faire? I Ne jamais posséder d’esclaves. c`es·t—à—dire d’argent. iQue faut—il faire pour ne pas avoir besoin d`argent? Dominer ses besoins. Quels besoins sont les plus dépendants de l’3I'g6’I]Lt, c'est-a-dire lesquels exigent pour leur satisfaction Vargent? Le besoin., pas de la liberté (vous recon- naîtrez la vérité et la vérité vous illlil’2l·l¥I(7llll’îl), mais de ce qu’o¤n appelle la liberté : la possi- bilité de ·ch·a=nger sa situation; c’est le plus grand luxe. Et c’est ce luxe que le diable nous présente sous Faspect contraire, sous l’aspect de la sim- plicité. Il ne faut pas tomber dans le piège. Quel mal y a-rt-il à,ce que le chrétien vive en ville? Ill prend part à la vie de dacité. Mais il sait bien si- les avantages de la vie en ville· H2 CORRESPONDANCE INÉDITE lui plaisent ou non, s’il absorbe plus qu’il donne. Et qui l’a calculé? Est-ce qu`un chrétien peut donner quelque chose de matériel? Il donne ce qui est ordinaire... Que notre lumiere luise devant les hommes et qu`ils la glorifientl Pour un homme sincère, cette ueuvre s’ex— prime toujours sous la forme d’acies matériels, mais elle-même n’est pas matérielle. Mais vous savez tout cela comme moi. ll ne faut qu'une chose, je le répète sans cesse ces derniers temps : rempli1· avec joie la volonté du Père dans la pureté, l’humilité et l’amour, c’est-à-dire 1 4° vivre en évitantl’impu- reté morale la lubricité, la vanité et autres péchés); 2° vivre dans l’humilité, c'est-à-dire en se préparant à être méprise des hommes, ou au moins incompris et molesté; 3" aimer, c`est-à—dire étoutter en soi tout ce qui peut pro- voquer l’hostilité, et exciter en soi tout ce qui peut provoquer l’am0ur. Et quand on parvientà arranger ainsi sa vie, alors, dans n’importe quelle condition la joie est constante, éternelle. LETTRES A TÉNÉBOMO ns Mars 1891. .l’ai été très heureux de recevoir de vos nou- velles, cher Isaac Borissovitch. Avant même votre lettre je savais quelque chose de vous : Arcadie Alekhine s’est en etlet arrêté chez moi au cours de son voyage à pied de Koursk à Kharkov. Vous ètes trop sévère pour votre expérience passée', ou vous ne définissez pas touta fait exactement ce qui n’était qu’une erreur. Les principes, j’entends sous ce mot ce qui doit guider toute la vie, ne sont point coupables, et sans principes, c’est mal a vivre. L’erreur pro- vient de ce qu’on pose comme principes ce qui n’en peut être. Par exemple, comment faut-il prendre son bain? etc. Même faire le « travail du pain », comme dit Bondarov, ne peut être un principe. _ Notre principe est unique, fondamental, universel: l’amour; non seulement l’amour en paroles, mais par les actes, c’est-a-dire parla I. ll s’agit de l'inst0.ll0.ti0n de communes dîntellectuels. 15. H4 CORHÉSPONDANCE INÉDITE dépense, le sacrifice de toute notre vic pour Dieu et le prochain. De ce principe général découlent les prin- cipes particuliers de l’humilité, de la douceur, de la non—résistance au mal. La conséquence de ce principe, selon toutes probabilités dis selon. toutes probabilités et non absolument; parce que l’homme peut être mis eu prison ou qu`il peut lui arriver quelque chose de semblable), sera le travail agricole, manuel ou- même industriel, mais en tout cas le travail pour lequel il y a te moins de concur·ren·ts et qui est le moins rétribué. Dans toutes les spbères où la concurrence est grande, t’l10mme qui suit la doctrine du Christ (non en paroles mais en actes) sera toujours évincé, et, forcément se trouvera parmi les ouvriers. De sorte que l'é‘tat ouvrier du chrétien est la conséquence de l`app]·ication du principe, mais non le prirncipc même. Et si les bommes prennent pour principe fonda- mental (Petro ouvriers, sans remplir ce qui amène à cet état, évidemment il en résultera, de Pembrouillementmrrmzs A iruivnnomo ns Voilà ce que fai pensé il propos de votre lettre, bien que je comprenne parfaitement ce que vous y dites et que _j`y compatisse com- plètement. Ces jours derniers les Boutkevitcli étaient chez moi, Anatolie avec sa femme et André, et je leur ai lu votre lettre. Elle leur a plu beaucoup Anatolie et sa femme regrettent de ne pas connaître votre adresse à Pultava, pour vous voir en passant. Ils sont mainte.na11rt en Roumanie. J e ne vous envoie pas Grisbach, mais Techen-- dort`, où il y :1 toutes les variantes de Grishach,. et je vous envoie ce dernier livre et nozn Gris- bach iparce que Techendorf est à moi tandis que lautre ne mappartient pas. Ne vous emballez .pas trop sur ces variantes, j’ai éprouvé: cela. C'est une pemite très glissante. Le sens de chaque passage de l’évangile est dans Le tout, et rien uuie,peu·t.convainc1=e celui · qui me peut pas ·com,prend«re le sens d’ua1 xpas- sageiqueleonque conformément .à l’esprit du tout. . Qiue üîlieu vous assiste. Ecrivez-moi. · 476 CORRESPONDANCE INÉDITE Avril d89l. ( J’ai été très heu.reux de recevoir de vos nou- velles, cher Isaac Borissovilch. J’ai bien reçu cette lettre sur les principes. Je n’y pas ré- pondu parce qu’il n’y avait rien a répondre. D'un côté je suis d’accord avec vous, bien que je trouve que vous faites ici une diversion trop méticuleuse, et tout ce qui est trop méticuleux est dangereux. C’est dangereux non parce que c`est injuste, mais parce qu’on peut arriver ainsi à ergoter sur les mots. C’est juste qu`il y a une différence entre les actes provoqués par la raison et ceux provo- qués par la foi, et les uns et les autres sont ` propres à l’homme. Et Phonime avance en ac- complissant les uns et les autres. D'ailleurs en cela nous sommes essentielle- ment d’accord et ne discuterons pas par lettre. J ’espère en causer avec vous la prochaine fois ' que nous nous verrons, si.Dieu le permet. Mais dans votre lettre il y a des choses plus intéressantes pour nous deux. J’ai été très LETTBES A TÉNÉROMO 177 frappé de ce que vous m’écrivez En la tin surcet. « errement » incessant qui se remarque eh nos amis. Vous écrivez: « Je regarde cela comme une punition de Dieu qui, je crois, se terminera par la _joie et l’élévation de l’esprit... » Cela m’a frappé, car ce même jour j'avais écrit a Popot',' qui vit avec Tehertkof la province de Voronèje, que notre vie — j’entends celle des · hommes qui suivent la même voie que nous-- me semblait être arrivée a un moment pénible — ou qui plutôt semble tel —— nécessitant l’at- tention, la fermeté, moment privé de joie, d’enthousiasme et même de lumière. L’heure du désenchantement des tentatives pour réaliser completement et rapidement nos intentions est venue. L’heure de l`indit`t`érence, du mépris (pas même de la persécution qui, au contraire, encourage) a sonné. Je sens ce changement, et, a ma joie, je vois que cet état de choses non seulement n’ébranle pas la conception du monde qui est devenue la mienne, mais, au contraire, la puritie des couches étrangères et la fortitie. Vous me com478 CORRESPONDANCE LNÉDITE prendrez, sans doute, bien que je m`exprime très mal, parce que le sens de la fin de vot1·e lettre est précisément le même. ‘ Anatolie Boutkévitch est avec son frère a lloussanovo. Il s’occupe de menmiiserie; il est toujours aussi doux et intelligent. Klopski n’est pas chez lui. Il est venu ici en se 1·endant at Moscou, et _j`ai été heureux de constater en lui d’extra0rdtnai1res changements, pour le mieux. Ro·ug·ui:ne·est .à Péitersbourg. Il est parti la à pied. akakzhmanof est parti at Novossolo, chez Taizrov. Gay aîné est à Pétersbourg, avec le tahleauœle Judas, et le cadet est chez lui, pro- bablement il laboure Que soit t’errement, mais que chacun fasse ce que Dieu Lui ordonne sans se soucier des hommes (de l`opinion des hommes), et il en adviendra ce qu'il doit être et que nous ne pouvons ni prévoir ni imaginer. En réponse à votre lettre, je n’ai pas dittout ce que je voulais à propos de l’idée de votre première lettre avec laquelle je suis et en ac— corêî et en désaccord. de suis complètement d’avis que c’est périlLnrrmss A rnmnnouo ma leux de vivre par les principes seuls, mais je ne suis pas d’av>i·s qudon puisse vivre sans eux, c'est-a-dëire sans l’acti·vité raisonnvahle qui déli- nit la vie. Vivre avec la religion seule, c’est aussi~ dan- gereux que die vivre uniquement avec les prin- cipes. Nou seulement Tune est liée aux autres, mais o’est ta: partie d’un même tout: du mou- vement moral‘ en avant, c’est-à-dire de la vie. Dire qu’i~l est inutile et dangereux dëe définir la vie- et de tâcher d’y conformer la réalité, c’est la même chose que de dire q.u’il est inu- tile et dangereux de poser un pied en avant · sans y· transporter le poids de tout le corps. De même qu’on ne peut marcher sans soulever la jambe et s’appuyer sur une seule, de même on ne peut pas avancer dans la vie sans définir raisonnablement sa voie, sans établir des prin- oipes et y conformer sa vie. L’un· et Pautre, c’est-à-dire l*a définition an- 1férieure·des priircipes et la conduite conforme a la relëigion, sont également importants pour le mouvement. Mîais it est dtfüuiltei de séparer 480 CORRESPONDANCE INÉDITE l'un deg—l’autre, de dire ou commence l°un, où finit l’autre. Cest aussi diflicile que de dire, pendant la marche, sur quelle jambe l`on s’ap— puie a un certain moment, et laquelle nous porte en avant. Vous me comprendrez et j'es— .pere que vous penserez comme moi. Je n'écris pas cela à la légère: j'y ai beaucoup réfléchi. Ecrivez-moi plus souvent, en détail. Quand et comment partez-vous la province d'Eka— térinoslav? _ Anatolie Boutkévitch a lu chez moi votre lettre, elle lui a plu beaucoup. Il y a déja long- temps que je ne l’ai vu. Il m’a seulement écrit , qu’on a voulu expulser M"" E. F..., comme · juive, mais que maintenant c'est arrangé. a.- `T" " Décembre 4894. l\/Ierci, cher Isaac Borissovilch, de nl’avoir I donné de vos nouvelles. J’ai été très heureux de savoir comment vous tous vivez. Moi, je ·vis très mal.§_Je ne sais pas moi-même com- -ment je fus entraîné a m’occuper des secours aux victimes de la disette. Ce n’est pas à moi, qui suis nourri par eux, de les nourrir. Mais j’étais si entraîné que je me suis trouvé le répartiteur de ces déjections que vomissent les riches. Je sens que c’est mal et honteux, mais je ne puis me retirer ; non que je ne le trouve pas nécessaire mais les forces me manquent.

J’ai commencé par écrire un article à propos de la famine, où j’ai exposé l’idée principale, à savoir que tout provient de notre péché. Tout vient de ce que nous nous sommes séparés de nos frères, que nous les avons asservis. Et il n’y a qu’un seul moyen de salut : Changer de vie, détruire le mur qui se dresse entre nous et le peuple, lui restituer ce qu’on lui a dérobé, et se rapprocher de lui, s’unir à lui en renonçant aux avantages que procure la violence.

J’ai donné cet article à la revue « Problèmes de Psychologie », et Grott[2] fait des démarches depuis un mois. On l’a atténué, on l’a laissé passer, puis on l’a interdit et, à la fin des fins, l’article n’a pas encore paru. T82 CORRESPONDANCE INÉDITE Mais les idées provoquées par cet article m’ont forcé de m`installer parmi les paysans atteints par la famine. Ma femme vient de publier une lettre qui a provoqué les souscriptions, et moi—même, sans le remarquer, je me suis trouvé le distributeur des déjections des autres, et, en même temps, je suis entré en certains rapports obligatoires avec le peuple d'iei. La misère est ici tres grande et croît sans cesse, et les secours augmentent en progression moindre que les maux.' C’est pourquoi, une fois me trouvant dans cette situation, je nepuis m’en écarter. Voici ce que nous faisons : nous achetons le pain et autres aliments, et nous les distribuons dans les villages, aux paysans pauvres, c`est—à— dire que ce sont les patrons eux-mêmes qui font tout; nous donnon-s seulement les provi- sions pour la nourriture des faibles, des vieil- · lards, des enfants. Il y a la beaucoup de mauvais et de bon, non au point de vue de notre œuvre, mais au point D de vue de la manifestation des bonsîsentiments. LETTRES A TÉNÉHOMO 183 Cesjours-ci, un paysan enrichi dc la province de Kalouga a demandé qu'on lui envoie au district: de Mossalsk, pour l’hive1·, quatrewingts chevaux appartenant aux paysans atteints par la famine. On les nourrira pendant l’hiver et les renverra au printemps. En un jour, les paysans d’ici ont rassemblé les quatre-vingts chevaux, et ils sont prêts il les expédier, ayant confiance E1 des étrangers qu`ils 11'ont jamais vus. Eh bien, en attendant, au revoir; transmettez mon salut fraternel à tous vos collaborateurs qui me sont connus et inconnus. Ecrivez—moi plus de détails sur vous. _ L. T OLSTOî.

 —`Envoyez le blé que vous avez réuni

ainsi que Parèent aux villages voisins de vous. Nou-sen avons en excès, non en proportion de la misère, mais des moyens de distribution. L. T. 484 CORRESPONDANCE INEDITE I 1892. .l`ai reçu votre lettre depuis longtemps, cher Isaac Borissovitch, etje n’ai pas eu le temps d`y répondre. Evidemment, vous avez écrit sous l`impression des bruits qui ont couru de mon emprisonnement et de violences quelconques exercées sur moi. Malheureusement pour moi et heureusement pour ceux qui exercent la violence, rien de pareil ne m’est arrivé. I Je vois qu’autour de moi on persécute mes amis, et moi on me laisse tranquille, bien que, s’il y a quelqu’un de nuisible, c`est moi. Evidemment, je ne vaux pas encore la per- sécution et j’en suis honteux. On installe- Kbilkov parmi les Doukhobors, c'est tout ce que je sais de lui. .l'ai reçu cette nouvelle de Birukov qui est actuellement E1 Samara avec mon (ils Léon. J’ai appris ces jours-ci que R... avait été arrêté par les gen- darmes chez A..., où il vivait; on l’a conduit à U ia prison de Voronèje. ' Votre lettre, en tout cas, me fut joyeuse, et LETTRES A TÉNÉROMO 185 je vous en remercie beaucoup. Que Dieu m’amène dans la situation où elle serait a pro- pos! Je suis maintenant àMoscou; it Noël, je retournerai à Bieguitchevka (dans la province de Voronèje). Nos amis vivent là-bas, travail- lent et souffrent de ce fardeau moral lié à l`en- treprise de secourir les paysans victimes de la famine. On ne peut s’imaginerjusqu’à quel point est pénible la situation de distributeur, de dona- teur; de décider ce qu’il faut donner ou non. Et tout consiste en cela. (Test très pénible, mais on ne peut se déro- ber, et j’ai hate de m’arracher au plus vite d’ici. Je termine toujours mon ouvrage’ et n’y puis arriver. Comment allez·vous? Ne m’ou— bliez pas. Ecrivez—moi de temps en temps. Est-ce que P... est avec vous ou non? J’ai recu dé lui la lettre avec le verdict des paysans de Pavlovo, mais je n’ai pu déchiffrer d’où cette 1ettre._Dites-lui mes amitiés. Votre affectionne, I .. L. Tonsroi. 1. Le Royaume de Dieu en vous. 16, 486 CORRESPONDANCE INÉDITE 16 mai 1891. Cher Isaac Borissovitch, A un certain moment, nous nous préparions im partir à l`étranger, mais de notre plein gré, indépendamment des persécutions ou de leur possibilité. Moi, pécheur, je fais tout ce que je peux pour ne les point provoquer. mais évi- demment, je n’en4 suis pas digne, et il me faudra mourir ainsi, sans vivre, même pour uni court moment, ce q·ue je regarde comme néces- saire; et je ne pourrai pas, par des souffrances physiques, témoigner de la vérité. Je ne pense pas qu’il faille fuir la persécu- tion. Je pense plutôt qu’il faut se rappeler ees parlles : « Celui qui sera persécuté jusquîau bout sera sauvé >>, et les suivre. C’es1J le chagrin dwe ma femme et son état horriblement nerveux, depuis la mort de notre petit garçon Vassia, qui m’excitaient à partir à l’étranger. Et moi, quand elle soullre ai-usr, je sens par tout mon être la vérité de ces- paroles : que le mari et la femme ne sont pas des etres distincts, mais ne font qu’un. LETTRES .\ TÉNÉROMO 487 D’abord, elle craignait les souvenirs à las- naia Poliana, mais, maintenant, elle a décidé d’y partir; et le voyage à l’étranger est remis. ` Je voudrais ardemment pouvoir lui trans- mettre une partie de-cette conscience religieuse que j’ai un faible degré cependant, mais cependant à un tel degré qui me donne la pos- sibilité de m’elever parfois au-dess-us des dou- le-urs de la vie). Je sais qu’ellc seule donne la vie. Mais j’espère qu’elle lui sera transmise, non par moi, sans doute, mais par Dieu, bien que cette conscience ne soit guère accessible aux femmes. (Eomment vivez-vous? Comment vont les enta-nts et 1¥n·na Lvovna? En attendant, au· revoir. l l" juin 1894. J’ai—eu de vos nouvelles, cher Isaac Borisso- witch, par Mm V... Cest une brave personne qui travaille dans le monde et qui est très active. Vous fera-t-on obstacle ou non, ce que vous êtes parvenu à faire est très bien. 488 CORRESPONDANCE INÉDITE En notre temps, seulement dans un sens bien plus large, il est juste que les disciples du Christ doivent aller ailleurs, quand on les a chassés d`un endroit. Cela se lait, et il est im- possible de faire autrement. Avant—hier, je fus avec Tchertkov a Kra- pivna, voir Bouliguine, qui est en prison là, pour avoir refuse de présenter les chevaux sur la réquisition des autorités militaires. ll' est d’humeur très ferme et très joyeuse, et, t·an- quillement, prêche en prison. Je retournerai le voir demain. Savez—vous que Kondriatzev a été arrêté et qu’il est en prison quelque part? ll m’est pé- nible d’être en liberté... D’ailleurs, il ne lfaut pas provoquer, de même qu’il ne faut pas résister. Salut à A.nna Lvovna et à tous nos amis. L. TOLSTOL. l \ u LETTRES A TÉNÉBOMO 189 Juin 1891. De bonnes nouvelles de vous, cher Isaac Borissovitch. Comme la vie sïirrange d`uue façon imprévue et beaucoup mieux que nous le ferions nous-mêmes ! Je me réjouis de votre activité pédagogique et du fait qulelle a des imitateurs. Pourvu que l’œuvre ne soit pas gâtée par quelqu’un ou quelque chose! Je suis très fâché d’avoir attristé M. V... Je- lui ai dit ce que je pensais de Vétrange chan- gement de convictions qui s’est opéré en lui. Mais, peut—etre par manque de celte qualité précieuse, de l’humilité, dont vous parlez, et qui mène a l`irrespeet des opinions d`autrui, · nîai-je pas su le lui dire de façon a ne pas, l’0f}`enser. Transmettez à B. N. la lettre que m’a donnée, il me semble, Volkenstein, et qu’il a oubliée chez moi. Fourquoi ne s’oeeuperait-il pas dans les ateliers que vous avez organisés? Je suis maintenant à la campagne, où je 490 CORRESPONDANCE INEDITE suis venu me reposer du brouhaha de Moscou. Au revoir; salut à votre femme. Juillet d894. Cher ami, Un Juif d`Amérique, un prédicateur, est venu faire des démarches pres du gouverne- m-ent aïin qu`on donne des terres aux Juifs russes pour leur colonisation en Russie. Et eux, en Amerique, réuniront le capital neces- saire pour l’ou·tillage de ces colonies et enver- ront des guides. Le plan est très bon, mais il estzdouteux que le gouvernement y consente. Gependant, je lui ai exprimé toute ma sym- pathie et lui ai remis une lettre pour vous, pensant que vous pourriez lui donner un bon conseil. Ce n`est pas la peine d’aller le trouver. C’est un étranger par l’esprit. Il m’a laissé un volume de ses sermons. Dans l’un d’eux, il . tâche de prouver qu’il ne faut pas tendre l’autre joue ni rendre son habit, mais montrer le poing et le bâton pour qu? on ne vous frappe pas de nouveau et ne prenne pas votre habit. LETTRES A TÈNÉBOMO 19t Je suis heureux de votre activité. En atten- dant, au revoir. Salut a nos amis. Votre dévoué, `L. T. l" janvier 1898. Tai reçu votre lettre et votre manuscrit, cher °lsaac `Borissovitch. Je regrette beaucoup de n’avoir dit rien d’agréable à votre connaissance. 'Par le sujetet parla forme, ce récit est dépourvu de qualités. On écrit et imprime chaque année des milliers de pareilles choses, et on ne sait trop pourquoi. Et je ne puis encourager les écrits de cette sorte. `J’ai reçu également votre lettre antérieure, sur l’écriture; et j`ai été très heureux de vos bons sentiments pour moi, que je vous prie de mo conserver, et qui sont réciproques. Vôtre, L. Tonsroî. 192 CORRESPSNDANCE INÉDITE 4‘ 23 janvier 190i. Les lettres, en effet, peuvent être très inté— ressantes, et il m’a été agréable dc les lire, do me rappeler le bon temps et de constater que je sens et pense maintenant comme j’ai pensé alors. J`espère qu’il en est de même aussi pour vous. Je vous le souhaite de tout cœur, car ne sais pas de plus grand bien que de connaître sa destination dans le mopde et tâcher, dans la mesure de ses forces, de la remplir. . L. ToLs'1·0ï.

  1. Ces lettres jusqu’ici inédites furent adressées par l’illustre écrivain à M. S. Ténéromo, — de son vrai nom Isaac Borissovitch Feyermann, — son ami de longue date. M. Ténéromo travailla à Iasnaia Poliana d’abord en qualité de maître d’école ; puis il partagea avec L.-N. Tolstoï ses occupations agricoles, et, durant de longues années, fut témoin de sa vie intime. Les lettres que nous publions ici embrassent une longue période, d’environ vingt années, et touchent aux questions philosophiques, politiques et sociales de la plus haute portée.
  2. Directeur de cette revue.