Correspondance inédite/Lettre à l’empereur Alexandre III

Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 193-208).

LETTRE À L’EMPEREUR ALEXANDRE III[1]


Sire,

Je vous écris, non que j’aie une très haute opinion de moi-même, mais parce que, déjà très coupable devant tous, je craindrais de l’être encore davantage si je ne faisais pas ce que je peux et dois faire.

Je n’userai pas de cette éloquence fausse et hypocrite, répandue ordinairement dans les lettres adressées aux souverains, et par laquelle on obscurcit les sentiments et les pensées. J’écrirai simplement, d’homme à homme. Les sentiments sincères de mon respect pour vous, comme homme et empereur, ressortiront mieux sans ces faux ornements.

On a cruellement mutilé et tué votre père, l’empereur de Russie, un homme âgé et bon, qui fit beaucoup de bien et désire toujours celui de son peuple. Et il n’a pas été tué par des ennemis personnels, mais par des ennemis de l’ordre de choses existant, qui l’ont fait périr au nom du soi-disant bien général de toute l’humanité.

Vous régnez à sa place, et devant vous sont ces ennemis qui empoisonnèrent la vie de 196 CORRESPONDANCE INÉDll`E votre père, et Fassassinèrent. lls sont vos ennemis, parce que vous occupez la place de votre père, et, pour ce soi·disant bien général qu'ils recherchent, ils doivent désirer vous faire disparaître aussi. Pour ces hommes, meurtriers de votre pere, vous devez ressentir dans votre âme le désir de la vengeance et, en même temps, un senti- ment d'horreur devant l’acte qu'il vous faut accomplir. On ne peut s’imaginer situation plus terrible! Non, il ne peut y en avoir de plus épouvantable, parce qu’on ne peut conce- voir plus grande tentation du mal : « Les ennemis de la patrie, du peuple, de misé- rables créatures, des gens sans Dieu, qui violent la tranquillité, troublent la vie de _ millions d’êtres, et qui sont les meurtriers de mon père! Qu’en faire, sinon en purifier la terre russe, les écraser comme de hideux u reptiles. Ce n’est pas un sentiment personnel, ni le désir de venger la mort de mon pere qui Yexigent, c’est le devoir qui me l’or— . donne, c’est toute la Russie qui l’attend de lilol. » i LETTRE A UEMPEBEUH ALEXANDRE Ill 497 Et de cette tentation naît toute l`horreur de votre situation! Qui que nous soyons, rois ou bergers, nous ` sommes des hommes éclairés par la doctrine du Christ. Votre situation est terrible, mais la doctrine du Christ est précisément nécessaire pour nous guider dans_les moments terribles, dans les effrayantes tentations qui assaillent les hommes. Vous êtes maintenant soumis a la plus ef- froyable des tentations. Mais quelque angois- sante qu’elle soit, la doctrine du Christ peut l’éloigner. Tous les rets de la tentation qui vous enlacent disparaîtront d’eux-mêmes devant l’homme qui exécute la volonté de Dieu. Je sais combien le monde où nous "vivons est loin des vérités divines exposées dans la doctrine du Christ, et qui vivent dans notre cœur; mais la vérité est la vérité, et elle vit dans notre cœur. J 'avoue que moi, homme faible et misérable, ébranlé par des tentations mille fois plus faibles que celles qui vous assaillent, je céderais non à la vérité et au bien, mais à la tentation, 17. 198 CORRESPONDANCE INÉDITE tant il est vrai que c'est audace et folie de ma part d’exiger de vous une force morale sans exemple, d’exiger que vous, empereur de Russie, sous la pression de tous ceux qui vous entourent, que vous, fils aimant, pardonniez aux meurtriers de votre père et leur renrliez le bien pour le mal. C'est folie de ma part, mais je ne puis m’abstenir de le désirer, et ne point voir que chacun de vos pas vers le pardon est un pas vers le bien, que chacun de vos pas vers le châtiment est un pas vers le mal. Et de même que pour moi, aux heures de calme, en l'a=bsence de tentations, je désire de toutes les forces de mon âme choisir la voie de l’amou¤r ` et du bien et espère y parvenir, de même . désire pour vous que vous aspiriez à être « par- fait comme notre Pere », et ne peux pas ne point l’esperer. Vous, Empereur, donnez au monde le plus grand exemple de l’observance de la doctrine du Christ : rendez le bien pour le mal. Faire gràceaux criminels qui ont violé les lois humaines et divines, leur rendre le bien pour le mal, cela semblera aux uns de l’idéa· LETTHE A LEMPEHEUR ALEXANDRE lll 499 lisme ou de la folie, aux autres de la scélé— ratesse. lis diront: « Ce n`est pas pardonner quil faut, mais détruire cette gangrène, étouffer le feu. >> Mais, obligez ceux qui parleront ainsi a prouver leur opinion, et c’est de leur coté que seront la· folie et la scélératesse. Voici un malade; on l’a soigné par des moyens très énergiques; puis, on a supprimé lesremèdes, et laissé faire la nature: ni l?un ni l’aut1·e système n’a réussi; l’état· du malade empire. Il y a encore un moyen-, un moyen dëont les médecins ne savent rien, un moyen étrange. Pourquoi donc ne pas Yessayer? ll a du moins un avantage indiscutable sur tous les auitmes moyens qui ont été employés infructueu- sement : celui-ci ne l’a jamais été. On a essayé, au nom de lia- nécessité de l’Etat, au nom= du bien du peuple, d’opprimer, de diéporter; dexécuter; on a essayé, au- nom de laemême nécessité et dui m;èm·e bien du- peuple, de.-dse11tne1·- la liiberté : le résultat a· été le meme-: Pourquoi done ne- pas essayer, auinom de Bien; d’eîzécute«r sa loi, sans penser ni à Mllîiatr, mi aux bien- dus peuple? On ne peut comi200 CORRESPONDANCE INEDITE mettre aucun mal en accomplissant la loi divine. Un autre avantage, également indéniable, du nouveau moyen, c'est que les deux précé- dents n’étaient pas bons par eux-memes. Le premier n’était autre que la violence : la peine de mort (quelque juste qu`elle paraisse, chacun sent que c’est un mal); le deuxième, l’essai timide, et même pas loyal, de la liberté : le gouvernement donnait d’nne main cette liberté, mais la retenait de l’autre. I L’application de ces deux moyens, quelque · utiles qu’ils paraissent pour l’Etat, n’etait pas une œuvre bonne de la part de ceux qui l’accom- plissaient. Le nouveau moyen, au contraire, est de telle nature qu’il fait la joie et le bonheur suprême de l’âme humaine. Pardonner, rendre le bien pour le mal, est chose bonne en soi. L'application des deux moyens anciens, contraires à l’âme chrétienne, doit laisser des remords, tandis que le pardon donne la joie suprême à, celui qui pardonne. . Un troisième avantage du pardon chrétien sur la suppression ou l’habile direction des LETTRE A IIEMPEREUR ALEXANDRE lll 201 éléments dangereux se rapporte au moment présent, et a une importance particulière. Actuellement, votre situation, et celle de la Russie, ressemblent à l'élat du malade pen- dant la crise: un faux mouvement, un remede inutile, nuisible, peut perdre a jamais le ma- lade. De même, maintenant, une seule action dans l’un ou l’au·tre sens, la vengeance par le mal, par les supplices cruels, ou la convoca- tion des représentants du peuple, peut intluen- cer tout l’avenir. Pendant ces deux semaines que durera le procès des criminels, un pas en avant sera fait sur l’un ou l’autre des trois chemins du carre- four: celui de la répression du mal par le mal ; celui de l'octroi de quelques étroites libertés, —-deux voies essayées, qui ne menent ai rien ——,‘et un nouveau chemin: celui de l’accom— plissement par le souverain, comme par un homme, de la volonté de Dieu. Sire ! Par de redoutables et fatals malenten- dus,‘dans'l’àme des révolutionnaires, s’accu— 'mula une haine terrible contre votre père, haine qui les amena à commettre un meurtre 202 CORRESPONDANCE INÉDITE effroyable. Cette haine peut être ensevelie avec lui. Les révolutionnaires, injustement peut- être, pouvaient lui reprocher la perte de di- zaines des leurs, mais vous, vous êtes pur de- vant la Russie et devant eux, vos mains ne sont. point Iachees de sang, vous etes une victime innocente de votre situation. Vous êtes pur et innocent devant vous-même et devant Dieu, mais vous êtes dans le carrefour, encore quelques jours, et si letriomphe appartientà ceux qui disent et pensent que les vérités chrétiennes ne sont bonnes qu`eu paroles, et que, dans la vie, doit coule1· le sang et régner la mort, vous sortirez pour toujours de cet état heureux de pureté, de communion avec Dieu, et vous rentreroz dans la voie des ténèbres, des nécessités d’État, qui justifient tout, même les Violations de la loi divine. Si vous ne pardonnez pas, si vous exécutez les meurtriers, le résultait sera que sur des . centaines, vous aurez supprimé trois ou quatre individus; or le mal engendre le mal, et à la place de ces trois ou quatre, il en apparaîtna trente ou quarante. Et pour vous, Sire, vous LETTRE A IÃEMPEHEUB ALEXANDRE Ill 203 aurez perdu sans rémission ce momenl. qui, 21 lui seul, vaut toute une vie : celui dans lequel vous pouviez accomplir la volonté de Dieu. Si vous ne le faites pas, vous quitterez pour lou- jours ce carrefour où vous pouviez choisir le bien au lieu du mal, et pour toujours vous vous trouverez pris dans cet engrenage du 111:11 qu’on appelle la rai—son d’État. ‘Pardounez; rendez le bien pour le mal, et des dizaines de malfaiteurs, des centaines, pas- seront non de votre côte, non du nôtre (cela n’a pas d’importance), mais de Satan à Dieu; les cœurs de milliers et de milliers de vos su- jetstrembleront de joie et d’attendrissement à la Nue du bien prodigue du haut_ du trône en un moment aussi terrible pour un [ils E1 qui 1,011 a 'tué son père, = ‘·Sirel Si ··vous faisiez cela, si vous appeliez ces ‘h0mmes, leur donniez de Fargent, les en- V0yie‘z·quelque part, en Amérique, et écriviez un Jmanileste commençant par ces paroles : « Etmoi, je vous  : Aimez ·vos ennemis », je me sais pas ce qulépvouveraient les autres ; mais ·moi, qui Waum peu rade chose, je serais 20î CORRESPONDANCE INEDITE votre chien, votre esclave, je pleurerais d’at— tendrissement comme je pleure maintenant chaque fois que j’entends votre nom. Mais qu’ai-je dit? Je ne sais pas ce qu'eprouveraient les autres?.le sais avec quelle force ces paroles répandraient sur toute la Russie le bien et l’amour. Les vérités du Christ sont vivantes dans le cœur des hommes ; elles seules sont vivantes et nous n’aimons autrui qu’au nom de ces vé- rités. Supposons, cependant, que les hommes soient accoutumés à penser que les vérités divines sont du domaine du monde spirituel et ne sont pas applicables au monde réel. Suppo- sons que les ennemis parlent ainsi : « Nous n’acceptons pas votre moyen: il est vrai qu’il n’a pas été essayé, qu’il n’est pas nuisible, qu’actuellement nous traversons une crise, mais nous savons qu’il n’est pas applicable dans le cas présent et ne peut qu’êlre préjudi- ciable. » Ils diront: « Pardonner? Prendre le bien pour le mal‘?C’est bon pour un individu, mais non pour l’État. L’application de ces vé' LETTRE A IÉEMPEREUR ALEXANDRE III 205 rités au gouvernement du pays le conduirait Et sa perte. » Sire! Cfest un mensonge; le mensonge le plus cruel et le plus perfide. L’accomplisse— ment de la loi de Dieu mener les hommes à leur perte! Rien n’est plus sacrilège que de dire: la loi de Dieu ne vaut rien. Alors, elle n`est pas la loi de Dieu. Oublions, pour un moment, que la loi de Dieu est supérieure a toutes les autres lois et applicable en toute circonstance. Oublions—le. C’est bien. La loi de Dieu n’est pas applicable; si on l’applique, le mal sera encore plus grand. Si on pardonne aux meurtriers, si on ouvre les prisons et supprime la déportation, le mal sera de beaucoup pire. Mais pourquoi cela? Qui le dit? Comment le prouvez-vous? Par votre là- ` cheté. Vous n’avez pas d’autres preuves. En ~ outre, vous n’avez pas le droit de nier la valeur d’aucun moyen, car tout le monde sait, et voit, que vos moyens à vous ne valent rien. lls diront: Si tous les criminels sont relâ- chés, c’est le massacre sûr: quelques libéra- tions entraînent de légers désordres; des libé- 18 206 CORRESPONDANCE JNÉDITE rationsplus nombreuses, de grands désordres ; tamnistie générale, le massacre. Ils ·1·aisonnent ainsi, parlant; des révolution- naires comme de brigands groupés en une

l1OI'(l€, si bien q.ue.la·horde détruite, tout serait

terminé. 01`·CC nlest ,pas cela du tout. ·Oe n`est pas leur nembre qui est important, et til .ne s’ugit pas de détruire ou de déporter le ,plus possible. Que sont iles révolutionnaires? Des gens qui haïsseut llordre des choses existant, _le.t1:ouveut maumais, ·e|; ztravaillent on vue den établir un meilleur. Ge n’est pas gpar la,peine·de mort qu’on peut lutter contre eux; ce .n’e»st pas leur nombre qui importe, ce sont leurs iidées. Pour luttercontre zeux, zil faut luttersur le terrain des idées. Leur idéal, c’est le ·bien—.être général, légalité, la liberté. Pour ·lutter contre eux, il faut leur apposer tun autre idéal, supérieur au leur, embrassant le leur. Il n’y.a -qu’un seul idéal ·qn’on ,puisse leur Qpposer: celui sur lequel ils sëuppuient sans le comprendre et en le blasphémant, l’idéal.qui ' renferme le.leur,·l?idéal«de lîamour otdu,pard011.

Un mot de pardon et d’amour chrétien, prononcé du haut du trône, le geste qui montre la voie du règne chrétien dans laquelle vous devez vous engager : cela seul peut détruire le mal dont souffre maintenant la Russie.

Et comme la cire au feu, s’anéantira la lutte révolutionnaire devant l’empereur, — l’homme — qui accomplira la loi du Christ.

Léon Tolstoï.

  1. Cette lettre, publiée ici pour la première fois, fut écrite à l’empereur Alexandre III quelques jours après le meurtre de son père, 1er mars 1881.
    Le comte Tolstoï précisait dernièrement ainsi, dans un billet adressé à un de ses amis, les circonstances dans lesquelles fut rédigé ce remarquable document historique :
    « Je ne puis rien vous dire de particulier sur l’impression que fit sur moi l’événement du 1er mars ; mais le procès des meurtriers, les préparatifs de leur exécution, me causèrent une des impressions les plus fortes de ma vie. Je ne pouvais détourner ma pensée de ces malheureux, de ceux qui se préparaient à les châtier et surtout d’Alexandre III. Je me representais si vivement le bonheur que le tsar pourrait éprouver en faisant gràce à ces égarés, que je ne voulais pas croire qu’on pût les exécuter et, en même temps, j’en avais peur, et souffrais pour leurs bourreaux.
    « Je me souviens qu’un jour, après le dîner, ayant cette idée en tête, je m’allongeai sur un divan de cuir au rez-de-chaussée, et, finalement, je m’endormis à moitié. Dans ce demi-sommeil, je pensai à ces hommes et à l’exécution qui se préparait, et tout à coup, je crus voir nettement, comme dans la réalité, que ce n’était pas eux qu’on exécutait, mais moi, et que ce n’était pas Alexandre III, avec les bourreaux et les juges, qui consommaient l’exécution, mais moi-même qui les tuais. Ce terrible cauchemar m’éveilla ; et, aussitôt, j’écrivis cette lettre à l’empereur. »
    Tolstoï songea d’abord à faire parvenir cette lettre à l’empereur par Pobiédonostzev. Cette idée lui était venue à cause de l’amitié de Pobiédonostzev pour un homme remarquable, que ses idées rapprochaient momentanément du comte Tolstoï, M. A. K. Malikov ; mais, par suite de diverses circonstances, la lettre fut remise à Pobiédonostzev par N. N. Strakov, ami commun du procureur général du Saint-Synode et du comte Tolstoï. Celui-ci avait joint à la lettre à l’empereur une supplique personnelle à Pobiédonostzev, le priant de remplir au plus vite cette grave mission.
    Pobiédonostzev, après avoir pris connaissance de la lettre, la rendit à Strakov, refusant de la transmettre à l’empereur. À la lettre qui lui était adressée personnellement, il répondit longtemps après l’exécution, en s’excusant de son long silence. Il expliquait son refus par cette raison qu’en des cas si graves, il se croyait tenu d’agir suivant ses propres convictions, très différentes de celles de L. N. Tolstoï, quant au caractère du Christ.
    Strakov confia la lettre au professeur Constantin Bestoujev-Rumine, qui la remit au grand-duc Serge Alexandrowitch. C’est par lui qu’elle fut transmise à Alexandre III.
    On remarquera combien cette lettre est toujours d’actualité. Qui sait de quelle façon bienfaisante pour l’humanité aurait évolué l’empire russe, si le tsar avait suivi la voie indiquée par le plus illustre de ses sujets ! Osons espérer que ce document rétroactif pourra encore trouver un écho (N. T.).