Correspondance familière d’un marin/01

Correspondance familière d’un marin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 794-836).
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LETTRES FAMILIERES
D'UN MARIN
I — 1844-1848

Les lettres qu’on va lire sont obligeamment communiquées à la Revue par M. le marquis de La Grange, et nos lecteurs les accueilleront avec ce vif sentiment d’intérêt et de sympathie qui s’attache au souvenir de celui qui les a écrites. L’homme de guerre de Saint-Jean d’Ulloa et de la campagne dans les mers de Chine, le remarquable écrivain de la bataille de Lissa[1] nous y apparaît sous un aspect nouveau. On le voit familier, humoristique, chevaleresque et cependant prompt au sarcasme, aimable à force d’esprit, tel enfin qu’on a pu l’observer dans le monde, où il se montrait si peu, et tel surtout qu’on l’a connu dans le salon de l’éminente personne à laquelle cette correspondance est adressée. On trouvera en outre dans ces lettres de très fins aperçus, de malicieux commentaires, souvent justes, nombre de détails sur les personnes et sur les choses, tout cela portant bien sa date, vivant, et fortement empreint de cet accent de patriotisme dont nos marins se souviennent encore, et qui leur faisait dire pendant la guerre : « Quel malheur que l’amiral Page n’ait pas vécu ! »

Paris, mardi 6 août 1844.

Oh ! que c’est aimable et gracieux à vous, madame, de vous arrêter un instant au milieu de votre enthousiasme des champs pour penser à un pauvre prisonnier à demi aveugle ! Si la charité sauve, vous méritez un des trônes du ciel. Vos paroles me sont douces, vos lettres me sont précieuses ; voilà tout ce que j’ai à répondre à votre conscience troublée de l’appréhension des fatigues que je puis avoir à vous lire. Je vais bien, merveilleusement bien ; mon œil a reparu complètement, et ce me sera un grand bonheur que de vous revoir de mes deux yeux. J’ai repris une grande partie de mes occupations ; je lis, j’écris, je me promène même ; je regrette grandement de ne pouvoir faire tout cela sous de beaux grands arbres verts. Je n’envie point le bleu limpide de votre ciel, ni les splendeurs de votre soleil, j’aime mieux le clair-obscur et les ombrages sombres où l’air n’a point de poussière. Si vos courses vous mènent aux lieux où vous rencontriez ces objets de mes rêves, pensez un tout petit peu à moi et jouissez-en à mon intention.

Ainsi vous voilà lancée dans l’histoire de la Chine ; je vous plains par expérience, ensuite je proteste, attendu qu’il y aurait faute à laisser flétrir votre esprit si frais dans la poussière des dynasties croulées du Céleste-Empire. Laissez-nous les bouquins et les spéculations ridicules sur les empires qui tombent, restez tout simplement bonne comme vous m’êtes apparue. Je me charge de vous fouiller l’histoire de votre divinité, et votre lettre, à ce propos, m’a engagé à demander à mon docteur de la Favorite la charmante statuette qu’il a volée, malgré mes ordres, dans la pagode de l’Ile d’or ; vous la verrez chez moi à votre retour. Je crois que le style de la statuaire est aussi supérieur que la divinité elle-même l’est en hiérarchie à celle que vous possédez : ce n’est rien moins que la grande reine des cieux en personne ; oh ! qu’elle est belle !

Les affaires du Maroc se brouillent, celles de Taïti s’arrangeront. L’amiral de Mackau a été malade ces jours-ci d’une fièvre d’accès ; il va mieux. Je ne suis point séduit par les ovations qui accueillent M. de La Grange dans son impériale tournée ; si j’aspire à quelque chose, c’est à quelques jours de molle rêverie à Chanday. J’ai déjà arrangé dans ma tête la vie que j’y mènerai ; j’ai bâti le château, arrangé ses salles et ses galeries, tracé vos jarlins, parcouru vos bois, vos prés, vos champs, fait et défait de gros bouquets de fleurs sauvages, et, comme bonheur de la veillée, mon cœur écoute d’avance les aventures de votre héroïne des Landes.

Présentez mes bons souvenirs à M. de La Grange, soyez heureuse. — Je vous quitte à l’espagnole en me jetant à vos pieds.


Paris, le 25 août 1844.

Craindriez-vous bien sérieusement, madame, que je pusse vous oublier ? Alors raisonnons pour vous rassurer, quelque niais qu’il puisse être de raisonner avec son cœur. Je me souvenais de vous partout et toujours avec un certain charme, alors que vous ne m’aviez oublié que bien indirectement ; mais aujourd’hui vous êtes mêlée à ma vie propre, vous m’avez épargné bien des instans amers ; dites-moi donc que je puis oublier le mois si sombre qui a suivi ma blessure à l’œil, dites-moi que, de toutes les désolantes pensées qui m’ont assiégé alors, pas une, pas même la trace ne m’en restera ; dites que je ne serai plus moi en un mot, et je commencerai à soupçonner que je dois vous oublier aussi. J’ai organisé ma vie et trempé mon âme à n’avoir besoin de personne : il l’a fallu ; ma carrière a été exposée à de violens frottemens, et si peu de gens m’ont rendu service que, dans ma soif d’aimer (car tout en marchant sans aide et en méprisant les obstacles, je ne me suis point laissé dessécher le cœur), je m’attache avec une sorte d’ivresse au moindre semblant d’affection. Voilà le seul point par où je sois passable. Attaquez-moi, osez me blesser, et je bondirai comme un tigre ; essayez de toucher la vanité, je ne comprends pas du tout. Peut-être me mèneriez-vous quelque temps en laisse de l’orgueil, car je suis bien obligé de confesser qu’à cet égard je dois compter Satan au nombre de mes aïeux ; mais, si vous me flattez le cœur, je me laisse captiver comme un enfant, et ce qu’il y a de curieux, c’est que mon esprit parfois se révolte ; mais dans la lutte qui s’engage, mon cœur (passez-moi une comparaison de laitière, car en pareille matière on ne saurait être assez bête), mon cœur donc s’échauffe à la façon d’une soupe au lait, se gonfle et enveloppe mon pauvre esprit et lui fait faire naufrage dans des flots de tendresse. » A propos de quoi tout ce marivaudage ? Quand moi, homme d’action et d’affaires, je me mêle de jouer avec l’analyse du cœur, je dois vous faire un peu l’effet d’un éléphant qui danse sur la corde ; donc, sans trop fouiller mon âme, je vous dirai tout simplement que je vous ai aimée tout d’abord à cause de votre bonté de cœur ; que je ne vous ai point oubliée, parce qu’il est dans ma nature de me souvenir, enfin que je ne vous oublierai point parce que… ; mais ça m’ennuie de vous chercher des raisons, et surtout de vous en donner.

Faisons maintenant un peu de politique : je suis bien aise de trouver en vous quelque orgueil pour notre pays. Je crois que dans la misérable affaire de Taïti nous resterons dignes. Malgré les criailleries des journaux, le ministère est peu disposé à céder ; aussi dans le cas où les exigences de l’Angleterre deviendraient trop grandes, on l’enverrait promener. Le pis-aller serait donc un changement ministériel ; mais soyez sûre que les ministres qui se retireraient devant la nécessité de concessions de cette nature ne seraient pas longtemps éloignés des affaires. Il me semble impossible que l’Angleterre veuille se lancer dans une guerre avec nous pour un si misérable motif, car il est évident que nous n’avons point cherché à l’insulter. Rassurez-vous donc, nous ne reculerons point et il n’y aura pas guerre encore, guerre du moins en Europe, — car au Maroc, c’est autre chose ; vous avez déjà entendu le canon de Tanger, voici maintenant le général Bugeaud qui a renouvelé sur les bords de l’Isly (connaissez-vous ce fleuve-là ?) les souvenirs d’Héliopolis et des Pyramides ; enfin d’ici à trois ou quatre jours nous recevrons la nouvelle de la prise de Mogador par le prince de Joinville, que nous finirons par nommer François l’Africain. Au résumé, nos affaires ne vont pas mal.

Parlons de nos rapports privés. Je proteste contre votre arrêt de ne me faire vos confidences littéraires qu’en échange des miennes ; je vous déclare que je n’ai rien, rien du tout écrit, toutes mes notes sont dans ma tête. Le jour où l’on me dira : va ! je partirai comme le cheval arabe ; mais je déclare n’être en état de produire que par ordre. Qu’aurais-je donc à vous lire ? Des mémoires politiques ! à vous ? Moi qui, en courant à travers l’Inde, au milieu des forêts de Célèbes, sur les bords des torrens, dans les cratères des volcans de Java et dans la boue des lacs sulfureux, pensais à vous, le cœur plein et débordant, l’imagination exaltée aux splendides scènes qui m’entouraient, je vous plisserais le front au récit des exploits de Koublai-Khan, le Tartare, ou aux détails politiques de l’honnête et céleste empereur Taoukouang ! Non, vraiment non ; j’aime mieux voir briller vos yeux à la lecture de vos héroïnes des Landes ou de vos impressions de voyage. Vous êtes jalouse de ma divinité I Vous ne savez donc pas ce que je lui fais… Eh bien ! je lui baise les pieds et les mains en vrai adorateur, et vous verrez encore l’or de ses joues profané par des lèvres dévotes. Êtes-vous encore jalouse ? — Nous ne savons plus si le roi partira pour l’Angleterre, donc je ne sais pas non plus si je partirai ; mais, que je parte ou que je reste, je demeure votre profondément dévoué.


Paris, le 12 septembre 1844.

Définitivement vous êtes malade, ou bien l’air que vous respirez vous oppresse et vous suffoque, car vos lettres ont un cachet de désolation ; il semblerait que le sol vous manque sous les pas. Ne voilà-t-il pas qu’il faut que je vous réconforte ? Voyons, posons le bilan de vos incommensurables misères : 1o  vous tombez garde-malade dans une auberge ; dans ce perchoir, cent mille autres à votre place se fussent trouvés abandonnés du ciel et de la terre : nous, point ; de tous les côtés, vous voyez accourir des gens qui s’empressent de vous faire offre de service, si bien que vous ne savez auquel entendre, redoublement de misère ; il faut bien vous accorder qu’en tout cela vous êtes vraiment infortunée. 2° Vous étiez vous-même toute maléficiée ; mais voici qu’au moment même où M. de La Grange a besoin de vous, crac ! vous retrouvez vos forces, et vous vous dressez sur vos pieds comme une sœur ou un ange de charité, remettant vos propres douleurs à un autre temps… (Pardonnez-moi le décousu de mes idées, je suis dérangé à chaque instant). 3° Vous êtes terrifiée de l’immensité de votre voyage par terre et par mer sous le ciel de France ; eh bien ! en dépit de vos alarmes, M. de La Grange se trouvera, par le fait seul de voyager, guéri tout ensemble et de ses dîners léthifères et de ses maux. 4° Enfin jusqu’à votre politique qui se mêle d’être malade ! Oh ! pour le coup, belle dame, vous nous insultez. Que ça aille mal quand les députés sont en session, vous avez raison ; mais maintenant qu’ils sont en vacances, qu’ils courent les champs avec leurs femmes, supposer que le char de l’état peut aller de travers ou s’embourber, permettez-moi de vous faire observer que vous tournez singulièrement au National, et me l’écrire à moi ! Définitivement vous êtes malade, il faut que j’en revienne à ma ritournelle ; il vous faut un peu de mal de mer pour vous guérir de vos terreurs, il vous faut aussi quelques jours au milieu des feuilles d’automne de Chanday. Tout va sur roulettes dans notre machine gouvernementale depuis que le gravier des chambres ne grince plus dans nos rouages ; l’affaire de Taïti est arrangée ou plutôt conquise par nous ; ni désaveu, ni blâme, ni rappel, nous n’avons rien concédé. Il n’y a d’odieux que les criailleries plus ou moins calomnieuses de vos porte-nouvelles ; seulement M. Pritchard sera peut-être appelé à faire valoir ses droits en justice, s’il en a. Quant aux affaires du Maroc, nous vous avons donné deux ou trois tartines de gloire qui doivent avoir un peu calmé votre appétit, tant vorace qu’il puisse être. Le voyage en Angleterre se prépare, je ne vois à l’horizon d’autre grain capable de le suspendre qu’une tempête d’équinoxe ; or j’espère bien que nous laisserons passer l’orage avant de nous aventurer sur les flots.

Eh bien ! n’est-ce pas là un tableau à l’eau de rose de notre position ? Hier, il y avait grand dîner des ministres, et je vous réponds bien que la santé fleurie de votre ami M. Duchâtel s’épanouissait aussi bien à l’aspect rosé de l’horizon politique qu’à la vue de l’éboulement d’une montagne de truffes.

Irai-je ou n’irai-je pas en Angleterre ? Je ne sais rien encore de positif ; mais ce que je sais bien, c’est que je voudrais bien rester en arrière pour aller voir ma mère, et de là à Chanday, tandis que notre roi ferait sa cour à la reine Victoria. C’est vers le 8 ou 9 octobre que doit avoir lieu le voyage.

Que votre souvenir et vos assurances d’affection me font de bien ! — Rappelez-moi à M. de La Grange, et soyez heureuse.


Paris, le 20 septembre 1844.

Madame, j’ai été plusieurs jours sans avoir le temps de bien penser à vous. L’amiral était allé en Normandie chez sa sœur, à Vimère, pour y prendre Mme de Mackau et la ramener à Paris, et j’en ai profité pour décamper sur-le-champ et courir embrasser ma pauvre vieille mère. Quelle scène ! mon cœur de marin s’est attendri. J’ai retrouvé ma si bonne mère, qui pleurait en m’attendant, qui pleurait de joie en m’embrassant, qui pleurait en me parlant, et qui pleurait encore plus fort quand elle m’entendait lui répondre et que je la regardais. Elle était entourée de sa fille, de sa petite-fille et de deux charmans arrière-petits-fils. Est-ce la peine d’aller chercher le bonheur en Chine, dans la Malaisie, de fatiguer les mers pour courir après, quand il est là paisiblement à vous attendre au coin du feu ? J’ai été heureux moi-même du bonheur que je causais ; mais ce bonheur, comme toutes les choses de ce monde, n’a duré qu’un jour, et je suis revenu prendre le collier des affaires… Parlons donc d’affaires. Tout se dispose pour le voyage du roi en Angleterre, et moi-même j’ai fait tous mes préparatifs ; je me suis doré de la tête aux pieds pour aller briller dans les grandes salles de Windsor. Si je vous ai écrit que je n’étais pas sûr d’être de la partie, c’est que j’ignorais encore les dispositions de l’amiral, attendu que, la visite du roi n’étant que personnelle, la suite ne sera pas nombreuse, et je ne voyais pas que je valusse la peine d’être dans les bagages. S’il n’y a pas contre-ordre, je vous raconterai tout cela. Donc il est probable que Windsor fera tort à Chanday ; mais je me promets bien d’aller courir les parcs de là-bas pour me dédommager un peu de ne pouvoir boire du lait tout à mon aise dans votre cottage, comme vous dites, et reposer mon œil sur votre herbe et sous vos ombrages. Les journaux annoncent une promotion dans la marine, je ne pense pas que j’en sois. C’est incessamment qu’elle va paraître ; les aspirans s’agitent autour de moi, je vois cela ; je pourrais sans doute faire comme eux, mais en vérité je ne crois pas que cela en vaille la peine.

Nous avons eu des momens d’irritation fébrile depuis la clôture de la session, d’abord pour les affaires du Maroc, puis pour celles de Taïti. Maintenant nous sommes en calme plat ; tous nos muscles sont détendus, Paris est mort. C’est vraiment une chose singulière que le changement de physionomie que subit Paris au moment où tout le monde s’envole pour la campagne ; l’âme s’échappe de ce grand corps, on ne rencontre plus une figure de connaissance, on passe toutes ses soirées en face de soi-même. — Aujourd’hui grande revue au Carrousel pour la présentation au roi des insignes ramassés à Johy et à Mogador ; le temps s’annonce mal, il a plu toute la nuit, et ce matin il pleut encore par torrens. Votre journal vous rendra compte demain matin de tout ce qui va se passer : la revue doit être à cheval ; mon ministre accompagne sa majesté. C’est une vie singulière que celle d’aide-de-camp : on ne s’appartient pas un seul instant de la journée ; le temps se gaspille à introduire les gens, on ne peut trouver le moment de faire une réflexion, les heures filent sans qu’on s’en doute, sans qu’il en reste trace. Ce m’est chose étrange, à moi, dont toute la vie a été employée jusqu’ici à jouir pleinement de toute ma personne, à m’écouter sentir et penser. Jusqu’à présent, le monde entier m’avait appartenu : je regardais à droite ou à gauche ou pas du tout, selon mon caprice, et je me plaisais à voir l’allure grotesque de toute la machine ; maintenant je suis à tout le monde, excepté à moi ; je n’ai plus une seule pensée. Si les yeux sont le miroir de l’âme, je dois avoir l’air hébété. Dans ce métier-là, on peut trouver le moyen d’avoir quelques saillies d’esprit, mais de la profondeur, de la valeur solide, il faut y renoncer ; on est comme un patineur qui glisse sur la glace. Oh ! accusez-moi tant que vous voudrez de lourdeur ; je veux bien consentir pour quelque temps à cette vie vague, je veux voir votre monde de ce point de vue un an, deux ans peut-être ; mais je garde au cœur l’amour de ma vie propre et indépendante, je veux pouvoir me replier sur moi-même et regarder les acteurs sur les planches de la vie publique pour les siffler tout à mon aise. — Mon œil va toujours de mieux en mieux, il faut y regarder à la loupe pour y trouver quelque trace visible ; encore quelques mois de soins et de précautions, et j’espère qu’il ne me restera plus qu’un souvenir plus ou moins vif de ce fâcheux accident ; mais ce qui ne s’effacera pas, c’est ce que vous avez été pour moi. Vous vous êtes gravée dans mon cœur, et, vous le savez, j’ai un cœur d’airain. — Adieu, madame ; je confonds toujours M. de La Grange avec vous dans mes souvenirs.


Paris, le 2 octobre 1844.

Voici notre itinéraire pour que vous décidiez dans votre sagesse si une lettre de vous peut m’arriver au milieu de nos courses. Le roi part jeudi pour Eu. L’amiral de Mackau, accompagné de deux aides-de-camp, part vendredi à huit heures du matin pour se rendre à Eu. Là, on reste jusqu’à lundi ; lundi on s’embarque, et l’on fait voile ou vapeur pour Portsmouth, de là à Windsor par le chemin de fer. — On reste en Angleterre huit jours ; donc le mercredi nous devons être de retour à Eu.

Mais, madame, je ne traite pas du tout lestement l’idée de ne pas aller à Chanday ; je serais désolé si, après le voyage d’Angleterre, je ne trouvais pas un instant pour y courir. Je regrette, moi qui aime les arts et la verdure, de voir que les feuilles tombent et que vos arbres seront dépouillés quand je serai libre, quand il me sera possible d’aller aux veillées de votre château. Je frissonne à l’idée d’y marcher sur la gelée blanche et d’y trouver de la neige sur les arbres. Oh ! je n’aime pas la neige, vous pourrez me faire préparer un grand feu, car en l’absence des prés verts et fleuris j’aime encore les délices du foyer, et je vous écoute d’avance les pieds sur les chenets. On y reste aussi longuement et aussi doucement en regardant les langues bleues de la flamme qu’en suivant sans rien voir les sentiers du bois. Je ne vous crois pas du tout quand vous me dites que vous comprenez la vie intime. Que vous en sentiez au fond du cœur une vague aspiration, peut-être ; mais où l’auriez-vous connue ? Est-ce que vous avez le moindre soupçon des joies de la vie solitaire, de ces ivresses du cœur, de ces ravissemens d’imagination qui vous transportent au septième ciel comme le chantre de l’Apocalypse ? Est-ce que vous savez ce que c’est qu’une longue causerie de simple amitié pour soi seul ? Allons donc, belle dame, c’est vraiment trop prétendre : allez à l’Opéra de la rue Le Peletier ou aux Italiens, mais laissez-nous l’opéra des cieux.

Je suis tout en préparatifs de voyage. Puisque vous êtes devenue coureuse de mondes, vous savez combien tout cela préoccupe. Uniformes, chaussures et la lingère, ça m’ennuie d’avoir à me mêler de toutes ces affaires de pot-au-feu. Puis viennent les logemens : où percherons-nous à Eu et à Windsor ? Dans quelque étable hors du château, n’ayant pour nous consoler de grelotter au froid de votre automne que l’exemple de Jésus-Christ à Bethléem. M. Guizot amène deux secrétaires : nous serons quatre compagnons de misère, et, s’ils veulent, nous tâcherons de semer de quelques fleurs le chemin de Windsor. Comprenez-vous ? parqués hors du château, à peu près comme les juifs d’Iroahoa ou Cédric le Saxon, — et dans la boue anglaise, car il va pleuvoir ; il faut emporter un riflard et des sabots pour se rendre à l’appel de son chef : il n’y aura pas sans doute sur cette terre inhospitalière le moindre véhicule pour nous autres, menu fretin. Plaignez-vous donc ! — Je vous écris, à la volée, continuellement dérangé. Et ce sera sans doute ainsi que je serai pendant notre séjour en Angleterre ; aussi je déclare tout net que, pendant ce temps, je fais rupture avec mes amis, ne pouvant écrire que les lettres de devoir. J’aime trop peu à babiller pour écrire ainsi des choses de curiosité ; quel prix peut-on attacher à des descriptions de concert, de dîner, d’opéra, de chasse, etc. ? Tout cela se ressemble, il ne peut guère y avoir de différence que dans la coupe des habits ; pourtant, tout niais que cela est, je serais bien aise d’assister à la cérémonie de nomination d’un chevalier de la Jarretière. Je ne sais quelle auréole de poésie je trouve à cette institution, — probablement pur souvenir de jeunesse ; sera-ce encore une désillusion ?

Le roi est tout gai à la pensée de son voyage en Angleterre ; il ressemble, dit-on, à un écolier en vacances. La reine voit les choses moins couleur de rose, son âme s’inquiète. Du reste, vous n’avez pas besoin sans doute que je vous donne ces détails ; vous en savez plus que moi par la correspondance de Mme Adélaïde. Elle vous dira que le prince de Joinville est tombé à Paris comme une bombe, n’ayant pas dîné, mourant de faim, tout crotté, et distribuant à ses amis des coups de poing entre les deux épaules pour leur dire : Me voilà.

Vous me dites que vous êtes exigeante comme amie ; alors vous me gronderez souvent, vous tempêterez même, et malheureusement sans profit, car nous sommes accoutumés à la tempête. Ainsi avec moi je vous conseille de ne pas dépenser votre rage en vain ; vous me feriez rire, et je n’en continuerais pas moins à vous aimer et à en agir avec vous à ma façon. Je vous laisse au milieu de vos tribulations de mariage : ce sont choses où je n’ai rien à voir et que j’ambitionne fort peu, comme vous savez déjà : pourtant des épousailles à la campagne, ça peut avoir son charme ; on s’aime encore au village, à ce que je lis dans les livres. — Vous me demandez pourquoi je ne serai pas de la prochaine promotion ; c’est d’instinct que je vous ai répondu : non ; je crains bien que l’amiral de Mackau, n’aille point jusqu’à me faire franchir à présent ce pas. Ce serait trop beau. Je ne veux pas me flatter d’un espoir qu’il faudrait détruire.

Remerciez pour moi, je vous en prie, M. le duc de La Force et M. de La Grange de leur bon souvenir, et comptez sur mon dévoûment de cœur.


Paris, le 29 octobre 1844.

Cette fois-ci, ma lettre est une demi-excuse ; je vous l’écris avec un peu de vexation. Ne voilà-t-il pas que l’amiral me cloue pour quelques jours ! Impossible de vous dire précisément quand je pourrai m’envoler ; j’en ai pourtant un vif désir, et je prends en grippe les murs de mon ministère. J’ai reçu votre lettre et la mercuriale qu’elle renferme ; cependant je ne suis pas bien sûr de l’avoir méritée, attendu que je ne suis pas sûr non plus d’avoir voulu goguenarder, comme vous l’écrivez dans votre style académique. J’ai seulement trouvé drôle et doux que moi, qui ai si souvent été brutalisé par les événemens, qui ai fait naufrage et me suis trouvé cent fois dans la position de disparaître dans l’inconnu, cherchant ma route dans les étoiles, je fusse l’objet de tant de soins pour me rendre bourgeoisement par la diligence jusqu’à Chanday.

J’ai oublié hier de vous parler de la recommandation que vous m’avez faite de ce mousse embarqué sur la corvette le Toulon, à Toulon, commandant Saint-Paulin. Il n’y a dans la marine royale ni corvette du nom de Toulon, ou même maintenant de Toulonnaise, ni officier du nom de Paulin. Si donc votre mousse existe ou a jamais existé, car je commence à craindre que ce ne soit un être fabuleux, ce doit être à bord de quelque navire de commerce, quelque bateau caboteur maintenant à Toulon. Tout ce que je puis faire avec la meilleure volonté du monde, ce sera, par mes relations particulières avec Toulon, de vous faire savoir s’il y a quelque bâtiment de ce nom ; quant au jeune homme, il échappe à notre juridiction directe. Si vous avez occasion d’obtenir un renseignement un peu plus positif, je vous prierai de me le communiquer.

Aujourd’hui 29 octobre, anniversaire de la naissance du ministère sous lequel vous avez le bonheur de vivre, grand dîner à Saint-Cloud ; toutes les femmes de ministres sont invitées ; gala de famille où l’on se fêtera et félicitera entre soi de se retrouver vivant après tant de traverses !

Vous savez que j’ai à vous un énorme miroir chinois qu’il est convenu que je vous enverrai quand vous serez définitivement revenue à Paris.

J’ai trop de choses pressées à faire pour vous écrire plus longuement.


Paris, le 26 novembre 1844.

Il y a telles de vos paroles qui me traversent l’esprit comme un trait de flamme et qui se retournent dans mon cœur comme un poignard ; je me rappelle ce que vous me disiez, il y a quelque temps, de la ténacité et de la violence de ma volonté, et je me sonde depuis quelques jours pour savoir si cette disposition est qualité chez moi ou poussée jusqu’au vice. Je tremble que la dernière manière ne soit la vérité, et pourtant je fais tous mes efforts pour me plier sans murmure aux événemens ; mais malgré moi, instinctivement, la rébellion naît au fond de mon âme, et, au lieu de céder bénévolement au flot qui m’entraîne, je me retourne et je regarde en face pour savoir s’il n’y a pas moyen de lutter et de vaincre. Oh ! évidemment c’est un travers, un défaut énorme, un vice par le temps qui court et qui probablement a toujours ainsi couru. Chaque matin, je me dis cela, et je me jure bien de détremper ma nature d’acier ; puis, quand je me suis bien convaincu, bien endoctriné, que je me suis assoupli comme un gant de chamois, l’air me souffle au visage, l’épreuve vient, et je me roidis comme un gantelet de chevalier,… et, quand je m’aperçois de la métamorphose, j’enrage et je regrette votre douce voix et votre manière d’envisager les choses. Il y a bien des jours que je veux vous écrire et que je ne vous écris pas, et cela résolument, parce que je ne veux pas. Qu’est-ce que je vous dirais ? Que je désire ardemment vous aller voir et que je ne le puis pas, retenu par une misérable tracasserie ? Me plaindre ? quelle misère ! — Me résigner ? quel mensonge ! — Vous parler de tout cela ? je m’en irrite. — Me taire est le plus sage, et je me tais, c’est-à-dire que ni voix ni plume ne marmottent mes rages, car si vous aviez une oreille pour entendre les échos secrets de ma tête, vous sauriez que le silence n’est qu’un masque de la pensée. Ce qui me dépite et me désespère, c’est que les distractions, loin d’endormir mon activité de cerveau, ne font que l’exciter davantage. Quand j’ai été aux Italiens ou à l’Opéra, la musique, qui m’a captivé un instant, me laisse ensuite dans une sorte de délire d’imagination qui dure un temps infini. Je ne sais où je suis transporté, mais je vois clair comme si mon esprit sortait de mon corps : l’idée se matérialise à mes yeux, je la distingue nette, tranchée, agissant, absolument comme si j’étais dans un monde réel ; enfin le vaudeville même ne m’engourdit pas. Ce maudit accident qui m’est arrivé à l’œil, et qui me laisse depuis tant de mois dans l’impossibilité de travailler, me prive en même temps du moyen que j’avais de faire taire ce qui bouillonne en moi. J’employais tout cela, je me fatiguais à des tours de force : — j’aspire aujourd’hui au moment où je vais pouvoir reprendre mes travaux et mon heureux oubli des tracasseries extérieures ; ça ne tardera pas. J’aurais voulu auparavant aller respirer l’air de la campagne, me détacher des impressions nerveuses que la vie d’affaires produit sur moi ; écouter vos rêveries et vos inspirations, c’eût été un monde tout différent de celui où je suis : les dieux en disposent autrement, soit ; mais vous reviendrez, puisque je ne puis, moi, vous aller voir là-bas.

Je ne puis vous parler des bavardages et des petites histoires de Paris. Que vous dirais-je que vous ne sachiez déjà par les correspondances de vos amis ? Qu’on s’amuse, c’est-à-dire qu’on va au spectacle à Saint-Cloud ? Vous le savez. Que le roi est tout heureux de disposer les pièces, les scènes, les billets d’invitation ? Vous le savez mieux que moi. Que le maréchal Bugeaud est à Paris, jetant l’alarme au camp d’Agamemnon ? La belle nouvelle ! Que j’ai été hier au Vaudeville pour voir une première représentation d’une pièce de Mme Ancelot ? Que vous importent de pareilles niaiseries ! De ce qui se passe dans la politique extérieure, pas n’ai le droit de vous en parler. Que M. Duchâtel a vendu sa récolte de cette année à un prix inimaginable, on parle de 320,000 francs ? C’est tout au plus si je ne ferais pas mieux de vous prier de m’envoyer le chiffre exact. Avec les journaux que vous recevez, il n’y a plus que quelques petits bavardages de ménage, que des scandales secrets et inexprimables qu’on puisse dire.

Tout cela, ce sont des nouvelles hors de vous et qui ne doivent pas intéresser une âme devenue contemplative comme l’est la vôtre ; mais voici quelque chose qui vous ira peut-être un peu plus directement au cœur. Dites-moi, madame la marquise, ce que vous pensez avoir personnellement à débrouiller avec *** ? Si je ne sais rien, c’est que j’ai fermé l’oreille ; je n’ai pas voulu vous connaître par d’autres que vous. J’ai ma Mme de La Grange à moi, que j’ai comprise à ma guise, que je veux voir avec mes yeux, et je repousse tout ce qu’un autre voudrait changer à l’image que je m’en suis faite. Si on allait me la gâter, cette image, je serais désolé ; c’est moi seul qui y retoucherai, s’il y a quelque changement à y faire, moi qui broierai les couleurs, moi qui tiendrai le pinceau ; ce sera ma vérité, à moi.

Je vous sais bien bon gré de penser à vos amis absens, car l’absence est malheureusement le rôle que j’ai accepté ou choisi dans la vie ; mais je dois vous faire une petite leçon à propos d’un sujet pour lequel vous vous êtes souvenue de moi, c’est que la chambre des députés est bien réellement un édifice en pierre et marbre dont la latitude et la longitude sont connues au bout du Pont-Royal, entre votre maison et mon gîte, que les êtres qu’on y envoie sont des hommes en chair et en os, et que, quand vous avez rêvé de m’y percher, vous avez cru être encore au temps où les femmes comme vous étaient des enchanteresses et tenaient en main des baguettes magiques.


Paris, le 2 décembre 1844.

Certainement je vous écrirai avant votre retour à Paris ; c’est vraiment une satisfaction que je me donne. Je suis resté pendant quelques jours dans une assez grande agitation : je ne m’étais pas attendu à la transfiguration à laquelle j’assiste, ou plutôt je n’étais qu’un sot, j’avais jugé avec mon cœur ; il faut que je revienne à un point de vue plus juste. D’abord je me suis laissé aller à une sorte d’émotion dont je n’ai pas été entièrement maître, j’en ai ressenti une profonde tristesse ; mais elle s’efface de jour en jour, je me dis que tous les torts sont dans ma niaiserie. Où donc avais-je les yeux ? Cependant bien d’autres s’y seraient trompés à ma place : manière commode d’entrer en accommodement avec son amour-propre. Ah ! c’est une expérience qui ne laisse pas que d’avoir son charme que celle d’examiner successivement la même personne avec des sentimens différens. L’affection donne à tout un charmant coloris : les actes les plus équivoques sont toujours favorablement interprétés ; on croit si aisément ce qu’on désire ! Puis, quand est venue la désillusion, qu’on regarde le même objet du même œil qu’on verrait fonctionner un mannequin, comme tout change ! Les ficelles apparaissent, tristes et misérables moteurs qu’il eût mieux valu ne jamais mettre à nu. Ce qui me déconcerte, c’est la multitude d’expériences qu’il m’a fallu faire pour commencer à comprendre. Je suis obligé de m’avouer que je n’ai guère de sagacité. J’ai éprouvé hier un plaisir d’une sorte qui va vous faire sourire et que vous ne comprendrez peut-être guère. Mon docteur de la Favorite m’a envoyé quatre tableaux représentant ma Favorite dans les positions les plus critiques où nous nous sommes trouvés pendant le voyage. A l’aspect de ces lieux où tant d’émotions m’avaient secoué, je les ai ressenties instantanément comme un choc en retour de la foudre ; et l’émoi du danger, et les anxiétés pour arriver au moyen d’y parer, et la satisfaction d’y avoir échappé, tout cela m’a frappé à la fois, tout, jusqu’aux souvenirs de mes peines, m’a été agréable. Je vais les faire encadrer, et, si je puis les loger dans ma chambre à coucher, je veux m’en entourer. Aussi, quelles scènes ! La Favorite rasant l’Ile d’or, près de Nanking, et courant sur les rochers avec une effrayante vitesse, et ne se sauvant d’une perte certaine que parce qu’un souffle de brise, s’échappant du haut de la pagode dorée, vient nous rendre la force de manœuvrer ! Puis la Favorite se traînant dans la rivière de Canton pour aller demander raison des coups de bâton,… vous savez ! ceci n’est pas le plus plaisant de ma campagne. Maudissez tant que vous voudrez notre vie vagabonde, je ne connais qu’une veine de l’existence qui soit préférable : c’est l’amour, mais l’amour réel, non pas celui aux pâles couleurs comme on le voit se traîner à Paris, mais celui qui vous bat au cœur violemment à vous étouffer. Je conviens qu’il y a au milieu de tout cela des fatigues qui ne plaisent pas à tous les âges ; mais, tant que ces fatigues mêmes sont un plaisir de plus, tout est charme dans cette vie privilégiée. — Ce soir, spectacle à Saint-Cloud, je suis un peu libre.

Vous voulez que je vous admire, et vraiment je vous trouve admirable d’avoir su résister à l’enivrement de la gloire, ou au moins de la réputation et de la vogue. Ce dont je vous sais gré, c’est de n’avoir pas jeté aux vents vos pensées, c’est de n’avoir pas livré à tout profane les aspirations de votre cœur, car ce que j’ai vu de vous me donne les certitudes que, malgré tout le soin que vous puissiez prendre, votre cœur doit toujours être plus ou moins au bout de votre plume. Je vous écouterai avec plaisir. Il faudrait bien des choses, bien des fâcheux contre-temps pour que le 13 je ne fusse pas exact à trois heures dans la rue de Grenelle. C’est ma semaine de liberté, et je vous l’enchaîne de tout mon cœur. Je salue avec une singulière satisfaction votre retour à Paris.


À bord du brick le Du Couëdic, Toulon, le 13 mars 1845.

J’enrage de ne pouvoir me détacher de la France sans un secret ennui ; je reconnais là un signe de caducité. — Voici mon voyage.

C’était un vendredi, jour néfaste, tout le monde le dit. Parti à six heures et demie du soir ; mauvaise berline où nous étions enchevêtrés quatre dans les jambes les uns des autres ; froid de chien pendant la nuit : nous n’en sommes pas morts grâce à mes fourrures. Au jour, neige partout, arbres glacés ; la terre n’était plus qu’une meringue, les arbres en sucre candi ; toute la journée de la neige, de la neige encore et partout de la neige ! — Courrier, où s’arrête-t-on pour déjeuner ? — On ne déjeune pas, monsieur. — Marche ! — À cinq heures : Où dîne-t-on ? — On ne dîne pas. — Heureusement à neuf heures et demie du soir Chalon-sur-Saône se trouve sur notre chemin tout verglassé, nos chevaux s’abattirent, nous en profitâmes pour croquer un souper à la hâte. — Nuit de verglas, notre attelage trébuche sur un pont : ce fut une affaire que de nous relever. Le matin, soleil resplendissant, neige éclatante ; nous étions éblouis. — À Lyon à onze heures un quart, verglas, chute sotte, déjeuner en l’air. Comme j’étais parti un vendredi, tout alla au gré de mes vœux. Le directeur des postes m’attendait, il avait préparé les places ; à midi, me voici parti dans le briska (malle-poste) de Marseille avec un de mes anciens compagnons de route (M. Laneuville, marchand de tableaux, qui se rend à Rome pour la fameuse vente). Les chevaux allaient un train d’enfer. En entrant à Montélimart, à minuit, le postillon, la tête exaltée, nous lance à bride abattue, au tournant d’une rue, contre le coin d’une maison. La secousse fut violente ; nous aurions dû nous briser en mille pièces, mais nous étions partis un vendredi, le timon seul fut broyé et le choc amorti. Disons pourtant que le courrier reçut à la tête un coup capable d’assommer un bœuf, et il se mit à beugler comme un rhinocéros : Mon Dieu ! je suis mort ! je suis mort ! Le postillon, furieux de faire ainsi une halte dans la rue, hurlait contre le courrier qu’il avait peur, et il voulait traîner sa voiture avec des chevaux emportés jusqu’au relai ; la pluie tombait à flots, mêlée de glace et de neige. Dans le conflit du postillon contre le courrier abruti de la secousse, le voyageur était compromis en son existence ; nous regardâmes et intervînmes. Il y avait danger de mort à continuer ; nous sommâmes le postillon de s’arrêter. Le gredin résistait ; par bonheur, nous nous trouvions devant la maison de la directrice de la poste : elle arriva aux cris de douleur du courrier. — Venez prendre un cordial, venez que je vous enveloppe la tête, venez vous réchauffer ! — Sur mon invitation, elle somma le postillon de dételer ses chevaux ; le scélérat avait un double intérêt à tenter de se traîner au relai, d’abord la perspective d’aller se coucher, ensuite la crainte d’être mis à pied pendant un mois comme punition de son imprudence… Il baissa la tête en grognant à la voix de la dame. Comme nous étions partis un vendredi, Montélimart se trouve un relai important, avec des timons de rechange. On réveilla charron et serrurier, on se mit à l’œuvre sous des flots de pluie, on battit le fer pendant une heure et demie et nous roulâmes de nouveau vers Marseille. J’en fus quitte pour une contusion au genou ; j’en souffre à peine aujourd’hui.

Enfin la neige nous quitta près d’Aix : l’herbe reparut aux champs ; des bourgeons aux arbres, des fleurs aux mûriers et aux amandiers. Le soleil se mit à poindre : salut à la Provence !

A Marseille à trois heures. Toujours le guignon du vendredi me fait trouver la première place du coupé pour Toulon… A six heures du matin à Toulon. Douce température, molle brise des mers. Bain ; visite à l’amiral Baudin. Je vais à bord de mon brick.

Oh ! malédiction ! que c’est triste et nu ! Où es-tu, ma gracieuse Favorite, avec ta cabine si délicieusement arrangée ? — Je pars en Spartiate. Je vous envoie le plan de mon logement. — Mon cœur se serre, se gonfle ; quelle corvée ! n’importe, il faut songer à partir. — L’état-major n’est pas composé : me voici en course, en quête. Un de mes vieux amis d’École polytechnique vient s’offrir pour partir avec moi, puis un autre, un autre. Voilà mes officiers au complet, charmans officiers ; deux médecins. — Une lettre de M. de La Grange, une autre encore de vous ! Soyez bénie pour le bien que vous me faites. Ma campagne est désolée. Mon cœur ne se desserre pas. Je n’ai aucun goût à monter mon ménage ; d’ailleurs je suis trop occupé. Excellent navire du reste pour la mer ! — Que de réflexions et d’émotions m’inspire votre lettre ! Qui diable s’est jamais occupé de moi sur la terre ? Je suis tout surpris de sentir qu’il est une âme vivante qui songe à ce que je deviens. Je vous écrirai, quand j’en aurai le temps, tout ce que j’éprouve aujourd’hui. Je termine en courant et en vous envoyant mes remercîmens et mes plus tendres sourires. — Souvenirs à M. de La Grange, à toutes les personnes qui sont habituellement chez vous ! Je vous répète jusqu’à l’ennui que mon cœur se serre à tant de souvenirs.


À bord du brick le Du Couëdic, en mer, le 28 mars 1845.

Que la première ligne, que le premier mot que j’écris depuis mon départ de France, soient pour vous, car pendant tous ces jours vous avez été ma constante pensée. Je n’ai pas cessé de ressentir un profond ennui, un inconcevable dégoût ; si mon estomac a échappé au mal de mer, je l’ai eu constamment à la tête et au cœur. La vie m’ennuie. Mon esprit n’a pas quitté Paris, rien ne me fait distraction, ni le vent qui rugit, ni la mer qui gronde, ni les soins de mon navire, de mes hommes, de moi-même ; je ne m’intéresse à rien, ma pensée flotte ailleurs. Et pourtant il faut que je vous dise comment j’ai passé ces derniers jours : c’est le 19 au matin que j’ai mis sous voiles ; le vent contraire m’avait retenu la veille. À peine hors de la rade, nous fûmes saisis par un vent très frais du nord-ouest, ce qu’en Provence on nomme le mistral, et une heure après nous étions à la cape… Dieu veuille que vous ne sachiez jamais ce que c’est que cet état-là ! Ballottés et secoués par une mer violente qui nous couvrait d’écume, n’osant livrer nos voiles au vent, qui les eût emportées, étourdis des sifflemens de la bise, à chaque instant inondés par la lame qui déferlait sur nos têtes en cascade ; mêlez à tout cela le désordre d’un premier départ, l’ignorance de mes jeunes matelots. Je passai ainsi deux jours sans quitter mes bottes ni mon chapeau, n’ayant pas un fil de sec sur toute ma personne. Les Baléares nous offrirent un abri derrière elles ; nous nous essuyâmes un peu, toujours faisant route vers le détroit. Encore si la brise si fraîche fût restée de l’arrière ! en quatre jours, nous vidions la Méditerranée. Déjà même j’avais montré mon nez à l’entrée du détroit de Gibraltar lorsqu’une renverse de l’ouest vint nous frapper au visage ; nous risquâmes de faire de graves avaries, qu’il fallut toute notre science de marins pour éviter, et nous fûmes refoulés jusque près de Malaga. Quelle perspective, attendre des jours, des semaines peut-être, pour atteindre l’Océan ! Au moment où nous y pensions le moins, le vent contraire se détend, tombe, vient le calme, puis un léger souffle de l’orient ; toutes les voiles se déploient, et nous donnons au milieu de la nuit, hier, dans l’étroit passage de Gibraltar. Je tombais de fatigue quand défilèrent successivement et le feu de Gibraltar et le phare de Tarifa, et aujourd’hui nous sommes en plein Océan, courant vers les Canaries… C’est trop, n’est-ce pas ? de vous donner tant de détails sur mes affaires intérieures ; j’aime mieux en détourner la tête, car pour moi-même elles n’ont plus que du dégoût. Autrefois je les poétisais ; l’imagination a fui. Je suis à bord comme si je n’y étais pas, mon âme est restée sur la terre de France. A quelles minuties de cuisine il m’a fallu descendre pendant tout ce temps ! Ma cabane à disposer, ma chambre, mon lit, mon office, ma chaudière même, mon thé à préparer, mes domestiques à façonner… Miserere mei, Deus ! Ma foi ! votre Julie aurait rendu plus de service en ce monde, si, au lieu de défaire paresseusement les plis de vos rideaux, elle fût venue mettre un peu d’ordre à l’effroyable chaos d’où je commence à peine à me débrouiller. Je suis parti sans attendre, l’arrivée de mon linge : pas de nappes, pas de draps, pas de… Ma soupière s’est cassée en mille morceaux ; voici une pile d’assiettes qui vient de voler en éclats. Je veux faire comme le lazzarone, aller contempler l’azur profond des cieux et me couvrir d’un dais d’étoiles pour échapper aux mille misères du pot-au-feu… Le ciel est bleu, la brise est favorable, bonsoir ! Je vous quitte pour aller penser à vous en aspirant à pleins poumons la fraîche haleine des alizés…

Le 29. — Je viens de relire votre dernière lettre, où vous m’annoncez que l’on prie pour nous chaque lundi. Faut-il que j’attribue à votre intercession et aux prières de vos jeunes filles le beau temps qui nous pousse mollement vers le but de notre voyage ? Il est trois heures ; c’est l’heure à laquelle j’avais accoutumé de penser à vous voir : involontairement ma pensée se reporte vers vous. Vous dire avec quelle douce émotion je vous retrouve assise ou plutôt à demi couchée sur votre grand fauteuil, ce serait trop long. Je respire en entrant les parfums que j’aimais : les fleurs sont encore là près de la porte, toutes, hors les pâquerettes ; la lumière pénètre chez vous, adoucie en demi-teintes par vos rideaux ; comme tout est calme, et pourtant comme tout vit dans cette chambre ! L’air y est tiède et pourtant frais et pur. Rien ne remue, mais tout y sourit, et l’esprit et les sens sont caressés ; comment le cœur ne s’y plairait-il pas ? C’est singulier comme tout y est harmonie et silence ! Quel langage que celui de toutes ces jolies choses si naïvement disposées ! Rien n’y par le pourtant, mais tout y inspire. Partout il y a une pensée, ou posée là, ou nonchalamment laissée, et qui en fait éclore mille autres. Quelle âme vole donc en se jouant pour animer toutes ces choses ? .. Parlerez-vous enfin ? Ah ! cette longue robe noire a déroulé ses plis, vos yeux ont éclaté, votre voix a tout fait vibrer… Mais je me complais trop dans tous ces tableaux, dans tous ces souvenirs ! Ne pourrai-je donc plus enchaîner mon âme à mon navire ? Oh ! souffle, souffle, brise ! et en m’emportant loin de la France, entraîne-moi tout entier. Néanmoins de tant d’amis je ne puis me détacher sans déchirement ; si vous devinez la, millième partie de l’émotion que je ressens, dites, dites bien à toutes les personnes que j’ai vues chez vous que je les regrette profondément. Je me sens gagner par une secrète mélancolie ; il faut que je fuie ma chambre, il n’y a que le ciel éclatant qui puisse un instant me distraire. Je ne veux plus penser à la France. Adieu !

Le 30 mars à trois heures. — C’est encore la même brise qui nous porte vers les îles Fortunées, ce sont les mêmes longues vagues qui lions bercent, c’est le même ciel parsemé de nuages blancs, c’est là même monotonie, ce sont les mêmes images qui voguent dans mon cerveau. Quel récit puis-je vous faire qui vous intéresserait ? Est-ce l’histoire d’une pauvre bergeronnette emportée par le vent d’est de la côte d’Afrique et qui vient de tomber à mes pieds, épuisée de fatigue ? Faut-il vous dire les malices d’une huppe qui depuis trois jours perche audacieusement au sommet de nos mâts et se rit de tous les efforts des gabiers qui la chassent ? La vie s’abîme dans l’immensité des mers, la pensée s’engourdit là ou cessent les êtres vivans.

… Le 31 mars à 10 heures du matin. — Vous m’avez promis qu’à cette heure vous penseriez à moi ; je vous donne pensée pour pensée, et je vous renvoie votre souvenir. J’avais souvent rêvé dans ma vie une affection douce, intime et tendre ; je l’avais souvent cherchée, et que de fois, dans ma soif d’aimer, me suis-je trompé sur les créatures où j’avais cru pouvoir la poser ! Ce à quoi j’aspire est-il donc introuvable ? Quoi ! une âme qui sente comme je sens moi-même, qui comprenne un dévoûment secret, délicat et sûr, et qui, loin d’en rire, s’en émeuve, — qui ait de l’écho pour tout ce qui est beau, pour ce qui a de la noblesse et de la grandeur, qui sache se laisser aimer et qui soit touchée d’être aimée, qu’on comble dans ses momens de joie ou d’ivresse, et qu’on retrouve amie et consolatrice quand le cœur déborde d’amertume… En vain le passé me prouvera-t-il que c’est difficile à rencontrer ; j’ai ce besoin tellement planté au cœur, cette aspiration est tellement vive en moi, que je veux croire à la réalisation de mon rêve, et que j’y croirais encore même après une nouvelle désillusion.

Avec mon soleil de naissance s’est élevée aussi la contrariété : le vent, qui depuis plusieurs jours était resté favorable, a changé tout à coup. Il faut lutter ; c’est l’image de toute ma vie.

1er avril. — Nous voici sous l’influence des molles températures ; le vent est tombé, la mer est huileuse, ses ondes sont lisses, une douce chaleur pénètre partout. Les nerfs s’épanouissent, la respiration se fait sans efforts, rien n’arrête le sang, la vie se sent à peine, l’imagination semble se détacher du corps, et les tableaux qu’elle retrace sont d’une netteté parfaite. Dans cette mollesse enivrante, c’est de mémoire qu’il faut vivre ; autrement on ne rêverait que les délices d’un harem, fleurs fraîchement épanouies, eau murmurante, doux parfums, et le reste.

… 5 avril. — Voilà cinq jours entiers que je lutte contre le vent contraire, et je n’avance pas. Je suis au milieu de la cyclade des Canaries ; pas une voile ne blanchit à l’horizon qui m’annonce un compagnon d’ennui. Ténériffe est devant moi, et je désespère d’y atteindre. Je voulais y prendre du vin pour vous. Si vous me demandez l’emploi de mon temps, — j’aspire la brise tantôt légère, tantôt fraîche, je laisse errer mon esprit au gré de la valse qui me berce ; je lis, je médite et je rêve ; puis, et c’est là mon seul vrai plaisir, Délio, qui a déjà merveilleusement compris les secrets caprices de son maître, suspend près de moi un plateau de palissandre garni d’une balustrade dorée, il y pose silencieusement une carafe, un verre et une toute petite bouteille noire, c’est du sirop de framboises, c’est mon ambroisie : sous ce ciel doux, il est devenu une liqueur délicieuse, limpide, cristalline, parfumée… Je retrouve encore le soleil de la rue de Grenelle.

6 avril. — Cent fois je me suis demandé pourquoi la mer n’a jamais inspiré une œuvre de génie. Retranchez quelques exclamations sublimes des prophètes, une ou deux descriptions de tempêtes chez Homère et Virgile, quelques pages de Camoëns, et vous êtes tout surpris de voir que jamais la mer n’a eu son poète. Pourquoi ? Est-ce donc que l’homme ne peut s’inspirer de l’immensité de l’océan et de ses immenses scènes ? Pourtant le désert a son chantre, la caravane qui le traverse y laisse sa trace de poésie, et jamais la poésie ne s’est attachée au vaisseau, ou même à la flotte qui ouvre son sillon dans les flots ! J’aurais bien voulu demander à M. de Lamartine pourquoi lui-même semblait s’engourdir à la mer. — Nous sommes sortis des Canaries cette nuit ; il m’a été impossible d’aborder à Ténériffe. Ce matin, le pic nous apparaît dans les nuages, nous le saluons de loin. C’était de là pourtant que j’espérais vous envoyer cette lettre… Quand en trouverai-je l’occasion maintenant ? — Adieu.

11 avril au réveil. — Chaque jour augmente de 80 lieues la distance qui nous sépare. J’espérais pouvoir m’arrêter un instant aux îles du Cap-Vert pour vous jeter ce souvenir ; — rien ! je ne les ai pas même aperçues ; la nuit et une brume épaisse me les ont cachées, et la brise qui m’emporte est si vive que je n’ai pas songé à me détourner un instant pour les aller reconnaître. Me voici donc en plein Océan, n’ayant devant moi, autour de moi, sous moi, que la vague qui déroule ses vastes replis, — la vague, rien que la vague, d’un bleu épais à sa base, couronnée à sa crête d’une écume éclatante. Encore si elle avait quelque mollesse, mais elle nous brise les reins, alourdit nos têtes, fait trembler et danser le navire sous nos pas, nous dispute notre dîner et même la pensée que je vous donne, car je suis obligé de me tenir à quatre pour vous écrire : mon encrier veut se renverser, le papier s’échappe sous ma main, et toujours le même spectacle : monotonie lourde, écœurante, qui, loin d’éveiller la pensée au cerveau, la paralyse ! Avant-hier, j’avais pensé à Mme de Saint-Mauris ; lèvent hurlait, la mer était montueuse et nous battait en flanc comme un énorme bélier, enfonçant nos sabords (vous savez ces volets dont la rupture d’un seul a ouvert tout à coup aux yeux de Mme de Saint-Mauris les abîmes de l’Apocalypse). Il faut des dangers pour vous tirer de la léthargie où vous êtes plongé ! Je ne me suis senti vivre qu’un instant au passage du détroit de Gibraltar. Nous étions peut-être une soixantaine de navires attendant le vent favorable ; dès ses premières atteintes, nous courûmes toute voile déployées vers l’entrée. Il était nuit quand nous en approchâmes. Tous les autres navires attendirent prudemment au lendemain ; mais dans les derniers rayons du soleil couchant j’avais aperçu la tour de vigie qui culmine comme un paratonnerre au sommet du Djebel Tarik (montagne de Tarik), la pointe d’Europe, et je n’hésitai pas à donner dans la passe, refoulant un courant violent qui aboyait contre nous, nous ballottant du pied du mont Calpé à la Pointe des Lions sur la côte d’Afrique, où le Mont aux Singes nous envoya des rafales devant lesquelles l’Océan recula, et nous livra passage. La nuit était sombre, des nuages noirs nous dérobaient la vue de la terre, dont nous étions tout près ; mais on entendait la mer briser au rivage ; nous étions tout attention. J’ai vécu un peu pendant ces trois heures de lutte.

Désastre ! — J’avais une charmante ménagère, l’ornement de mon office ; Délio, mon honnête domestique, trouvait un plaisir indéfinissable à la rendre éclatante, chaque ciselure était éblouissante ; il s’y mirait, le brave garçon ! Nous la croyions à l’épreuve de tous les temps ; ses trois pieds étaient encastres et bien ajustés dans les trous d’une planche. Hélas ! pendant la nuit, une grosse lame est venue nous prendre par la hanche, nous a secoués comme une coquille de noix ; la planche a été soulevée au choc, et l’infortunée ménagère, déplantée de son trône, est tombée de 4 pieds de haut sur la tête, éparpillant au loin dans ma chambre ses cristaux mis en éclats. Je me suis éveillé en sursaut ; à la vue de la figure de mon pauvre Délio, j’ai cru que nous avions touché sur un rocher. Les soupirs de ce digne garçon me firent rire, et je me recouchai en murmurant : vanité des vanités !

15 avril. — Nous venons de tomber dans les calmes de l’équateur. Les nuages pendent immobiles et noirs sur nos têtes, nos voiles battent ; l’atmosphère est lourde, la chaleur humide et suffocante. Vivre est chose pénible, penser un travail insupportable ; je fais de grands efforts pour me retracer votre souvenir et réunir quelques images fugitives qui me rappellent ce que vous êtes. Triste spectacle que celui qui nous entoure ! mer grise, horizon épais, sans portée, ciel mat, menaçant et terne… C’est laid, c’est laid… Malgré soi, l’esprit prend un lourd reflet des objets extérieurs. La vie s’échappe toute seule par les pores, les poumons travaillent à vide ; c’est une étuve où les muscles se détendent, la tête s’appesantit, la pensée devient insaisissable.

Le 18. — Je pense beaucoup à vous, mais je ne vous écris que le moins que je puis : quel intérêt pourrais-je appeler sur ma vie solitaire, délaissée, monotone ? Toujours rêver et se nourrir de sa propre pensée, c’est se ronger le cœur. Et cependant je veux vous, donner quelques détails sur ma vie intime pour que vous soyez indulgente sur mes défauts. Si vous me trouvez violent dans ma volonté, cassant, oh ! accusez-en un peu ma vie : si j’adresse la parole à un officier, c’est pour lui donner un ordre le plus bref possible, et il n’a qu’une réponse à me faire : oui, commandant ! Si je fais signe à un homme de l’équipage de s’approcher, c’est pour lui faire une question en termes nets, tranchés, ou lui intimer impérieusement une action qu’il exécute avant même de répondre. Toujours résoudre, vouloir et ordonner seul, toujours travailler seul, méditer seul : mes livres n’ont jamais la réplique quand je les contredis ; toujours sentir seul, aimer seul, et, quand des chants d’amour s’éveillent en mon cœur, les étouffer ou se transporter par-delà les nuages pour les exhaler sans écho ! Et puis où prendre mes comparaisons ? La mer, le ciel, le ciel, la mer, tout cela est bien nuageux…

Le 28. — Tous ces jours viennent de passer dans une monotonie écrasante. L’atmosphère de l’équateur était lourde, suffocante, on respirait à peine ; parler était un ennui, écrire une fatigue redoutable ! C’est le 21 que nous avons coupé la ligne. Je ne vous retracerai pas les jeux auxquels s’est livrée la jeunesse du bord ; il faut être tout à fait jeune pour trouver du plaisir à ce baptême étrange. La plus grande de nos distractions, c’est la prise d’un requin. Le requin est l’ennemi universel ; dès qu’il est harponné, tout le monde s’émeut et accourt pour assister à l’agonie du monstre. On lui met des bâtons dans la gueule, on pousse des hourrahs à ses énormes coups de queue ; chacun se plaît aux coups de hache qu’on lui assène, — nulle pitié pour ses souffrances.

Ah ! je veux me reporter vers la France, vivre de souvenirs ; quel jour est-ce aujourd’hui ? Votre petit almanach rose me dit que c’est lundi. Lundi ! c’est votre jour, vous recevez ce soir ; eh bien ! je vais prendre place dans un de vos fauteuils. Voici venir d’abord votre neveu et Mme de Lambel ; elle est tout éblouissante de toilette ; sa robe est d’une fraîcheur ! .. En vérité, je ne sais si c’est une gaze réelle ou un nuage bleuâtre irisé sur les bords par le soleil couchant. Vous direz tout ce que vous voudrez, elle est vraiment gracieuse, et puis on sent qu’elle a envie de plaire, et elle plaît. M. P… entre, il vous salue d’un air diplomatique ; êtes-vous en guerre ou en paix aujourd’hui ? Hum ! vous coquetez avec lui ce soir ; votre voix vibre comme du cristal, mauvais signe ; vous l’avez maussadement reçu ce matin. Il fait la cour avec acharnement à Mme de L… ; il ne répond pas à vos interpellations à distance ; votre lèvre prend une courbure inexprimable, et le tour de vos yeux donc ! Quel malheur que je ne sois pas là pour attiser le feu ! Mais je ne me sens que le regret de ne vous pas voir, je n’ai pour vous tous que des pensées affectueuses. Oh ! que je vous envie d’avoir assez de temps à donner aux affections pour pouvoir ainsi le gaspiller en bouderies ! Tiens ! je n’avais pas vu entrer M. B…, il cause sans bruit avec M. de L… Sans L’étincelle qui de temps en temps brille dans ses yeux et le petit pli qui se creuse au coin de sa bouche, rien n’avertirait de la finesse de sa conversation, tant son débit est simple. Ah ! quel mouvement dans l’antichambre ! comme l’air est agité ! comme les portes s’ouvrent vite ! C’est comme la brise de terre qui vient des îles Fortunées saisir le navire en calme, gonfler ses voiles et le remplir des parfums des orangers ; ce sont vos nièces, Mlle Nat… en tête. Mon Dieu ! quand reverrai-je donc tant de gracieuses créatures autrement que dans mes rêves du crépuscule ? Chut ! voici les hommes graves… Si je voulais les nommer, ce serait une liste d’appel au poste de combat. Les groupes se forment, on s’anime, on va s’échauffer… Crac ! voici une apostrophe toute bienveillante de la maîtresse de la maison au Démosthène du moment, et les voix redeviennent douces, aimables ; malgré moi, je vous admire…

….. J’ai été dérangé par un grain d’orage… Il est tard, j’ai vu entrer Mme Beug…, j’attrape la définition du bel amour, et je vais me coucher en y rêvant…

Le 10 mai. — Comptons : il y a cinquante-deux jours que je n’ai senti la terre ferme sous mes pieds ; oh ! quelle impatience j’éprouve de la posséder, de marcher sur l’herbe, sur les pavés, peu m’importe, pourvu que ce ne soit pas une planche mouvante ! Quand je pense que souvent à Paris je prenais une voiture ! Aller m’emprisonner assis dans une espèce de coffre à mort quand je pouvais marcher librement ! Que je regrette toutes les courses que j’ai ainsi perdues ! Je ne suis plus qu’à 60 lieues de La Plata ; le vent est tombé,

Et la voile inutile
Fatigue vainement l’atmosphère immobile.

Mes réflexions sont toujours tristes ; les études ne peuvent plus rien pour me distraire. Platon m’ennuie, Socrate m’impatiente, Aristophane m’agace, les malheurs de Didon me rendent amer, l’histoire me pèse, les voyages m’irritent ; évidemment je suis malade, je veux toujours être seul, et la solitude me semble lourde.

….. Le 14 mai, j’ai mouillé à Montevideo… Les affaires m’envahissent ; le temps me manque pour vous écrire, mais vous étes constamment présente à ma pensée.

Le 17 mai 1845.


Buenos-Ayres, le 27 mai 1845.

Représentez-vous, si vous le pouvez, le plaisir que m’a causé l’arrivée de votre paquet. On me l’a remis à minuit, au moment où je rentrais encore tout ahuri d’une conversation de quatre heures avec le ministre des affaires étrangères. Je me mis d’abord à faire sauter les premières enveloppes avec une sorte de frénésie, puis je songeai qu’il valait mieux me calmer, et je coupai soigneusement l’un après l’autre tous les fils de la toile cirée. Je sais bien que ce sont des bêtises ; mais, bêtise ou non, le fait est que, quand je sentis dans ma main ce portefeuille fait à mon intention, entouré d’une cravate faite exprès pour moi, et portant tant de traces de mon souvenir, il me sembla que la patrie se résumait là, au coin de mon feu, à 2,000 lieues, je me crus transporté en France ; ce fut une vraie commotion électrique. Et quand je fus parvenu à l’ouvrir à grand’peine, — car ma main tremblait, — que je fouillai tous les replis pour voir s’il n’y avait pas une lettre, il me fallut une demi-heure pour lire un mot ; puis je lus dix fois la première page sans rien comprendre. Peu à peu ma raison revint, j’entrevis ce que c’était que tout cela ; ce fut un instant de bonheur. Il était trois heures du matin, je voulus me coucher, — impossible de dormir, — et je me relevai pour regarder et lire encore ; le jour vint, et je lus et relus à la clarté du soleil. Vous ne comprendrez pas toutes ces niaiseries-là, mais, c’est égal, vous ressentirez au moins un peu le contre-coup de l’émotion que vous m’avez causée. C’est à vous maintenant que j’adresse la première lettre que j’écris sur le buvard. Mettons un petit nuage dans ce ciel si pur : un accident est arrivé, la glace s’est trouvée cassée, mais le mal est heureusement réparable, et votre cravate est venue à point pour me guérir d’une fluxion gagnée à l’air, il y a quelques jours, car il fait assez frais ici pour être obligé de faire du feu. Du reste, ce pays humide est le pays des fluxions ; la plupart des dames ont la figure enveloppée, les dents sont souvent attaquées. J’aime assez, du haut de mes fenêtres qui dominent la place de l’église Santo-Domingo, contempler la population féminine qui se rend à la messe… Avant-hier dimanche, j’ai eu à genoux devant moi une foule immense. C’était le jour du Saint-Sacrement ; on avait élevé trois reposoirs sur la place, et le plus beau se trouvait droit sous ma fenêtre. A travers des nuages d’encens qui montèrent jusqu’à moi, je pus voir beaucoup de figures agréables et surtout de beaux yeux. Ce jour-là, je crois bien que j’ai fait tort à Dieu, car la curiosité détourna sur moi plus d’un regard dévot, même au moment le plus solennel de la bénédiction : si je dois être damné pour ce fait, j’aurai au moins cette consolation que c’étaient les plus jolies qui ont eu des distractions.

… Je vous écris à bâtons rompus, il faut que vous subissiez ma vie sans cesse dérangée par des visites, des affaires à traiter, des… Allons, décidément je ne pourrai pas vous écrire ; cependant j’aurais voulu vous adresser quelques réflexions ou observations sur les femmes à qui j’ai affaire ici, et l’on me presse, on me dit que le bâtiment va partir. De toutes les dames que j’ai vues jusqu’à présent, la plus brillante est sans contredit la sœur du général Rosas, Mme Mancilla, femme du général : une figure gracieuse, jolie, traits fins, bouche délicieuse, et des yeux éclatans comme un phare tournant ; une taille charmante, une main fraîche et douce à baiser, et qu’elle donne volontiers ; de l’esprit, une coquetterie infinie. Toul ce qui a passé d’étrangers à Buenos-Ayres a certainement déposé son hommage à ses pieds ; mais, bien que tout le monde la vante, que je l’admire et que je le lui dise, elle ne m’est point du tout sympathique. Ses yeux phosphorescens me rappellent un peu trop les dames de la rue Le Peletier ; elle est bonne enfant, mais elle ne sent pas du tout comme je sens ; tout est dans sa tête, dans ses sens, rien dans son cœur ; elle est un peu absorbée par les détails et les manèges de sa coquetterie. En revanche, elle a près d’elle une petite nièce de quatorze ans, toute formée, d’une figure ravissante, et dont la franche nature fait merveille. Toutes les femmes font leurs efforts pour nous être agréables, quand nous allons passer la soirée dans le salon du gouverneur ; Mme Mancilla minaude et déploie tous ses charmes ; sa nièce, cette délicieuse créature, les yeux attachés sur nous, semble rêver et fait presque rêver ; la bru de Rosas fait de la musique, pianote et chante. Puis viennent en foule les amis de Manuelita Rosas ; ce sont des serremens de mains à n’en plus finir, des œillades de l’Andalouse qui semblent vouloir vous secouer l’âme sur ses gonds, et qui vous ébranlent comme d’une commotion électrique.

2 juin. — Plusieurs jours viennent de se passer sans que je vous à le écrit, mais non pas sans penser à vous. Reprenons nos affaires avec les dames. Mme Mancilla est toujours jolie, toujours coquette et gracieuse ; peu à peu je lui découvre d’excellentes qualités, j’ai même quelque plaisir à me trouver près d’elle. Elle aime son frère d’amour extrême. Cet affreux tyran, comme dirait ce plaisant M. Th…, inspire autour de lui la plus vive affection : frères, sœurs, nièces, tout ce qui tient de près ou de loin au monstre lui est dévoué à un degré inexprimable. Je ne dis rien de l’espèce de culte idolâtre que Manuelita, sa fille, a pour lui : la tendresse filiale a son fanatisme chez tous les peuples. Manuelita est la providence de son père ; elle lui consacre ses nuits et ses jours. Lorsqu’après une nuit passée aux affaires cet homme si singulier et si énergique sent venir le matin, et qu’il se fait servir à souper, sa fille accourt pour le servir elle-même et adoucir par des témoignages de tendresse les ennuis d’une administration dont il tient seul tous les fils. Au milieu des affaires les plus sérieuses et les plus épineuses, elle sait faire planer son image caressante dans le cabinet de son père ; c’est un maté, c’est une fleur, c’est un thé qu’elle envoie, ce sont des gâteaux faits par elle-même. Et avec quelle bienveillance elle reçoit tous les étrangers ! Je doute qu’il y en ait un seul qui soit sorti de chez elle sans en emporter une impression de bonté, quelque souvenir agréable. Manuelita est une belle fille de trente ans environ, grande, svelte, élancée, l’air gracieux. Quand je dis belle, il faut m’expliquer : elle n’est point jolie, mais elle a de la vivacité, une grande expression dans la physionomie. Son front est admirable, ses yeux pénètrent (peut-être ont-ils une expression inconnue parmi nous), ses traits ne manquent pas de délicatesse et d’une certaine régularité ; sa voix vibre, elle est pleine d’élans, et quelques-unes de ses inflexions surprennent. Avec quelle effusion elle vous serre la main, quand cette main lui semble amie de son père ! C’est à cet homme qu’elle rapporte toutes ses actions, toutes ses pensées, comme si elle voulait le dédommager des difficultés sans nombre contre lesquelles il lutte.

19 juin. — Je passe presque toutes mes soirées chez Manuelita, et chaque jour elle me plaît davantage ; c’est une vraie fleur du désert, un oiseau des pampas. La nature primitive éclate en elle dans sa force et sa beauté. Sans doute, elle a quelque chose du fruit sauvage, mais quelle riche organisation ! Comme elle s’éveille à tout ce qui a de la grandeur ! Comme elle comprend tout ! Je suis sous le charme ; sa voix âpre me remue d’une manière singulière, jamais valse ne m’a ému comme une valse avec Manuelita ; du reste, elle se donne la peine d’être aimable pour moi, et elle est captivante. Savez-vous comment coulent mes heures du soir ? A huit heures et demie, j’arrive chez Manuelita ; elle me fait asseoir près d’elle, me serre à gauche par Mme Mancilla ; on cause, on danse, on fait de la musique. Eh bien ! vous croyez que je vous oublie, n’est-ce pas ? Non, pas un instant ; au milieu de ces belles et naïves natures, ma pensée se reporte sans cesse vers Paris. On dit que l’homme des bois rêve à ses forêts au sein des plaisirs les plus vifs de la civilisation ; moi, je ne rêve que les douceurs de la civilisation au milieu des beautés sauvages ; elles charment à voir, mais elles sont âpres au toucher.

23 juin. — La fille du ministre des affaires étrangères m’a fait présent d’une petite garniture de dentelle, ouvrage des Indiens du Paraguay ; c’est un spécimen de l’industrie de l’Assomption. Je l’ai acceptée à votre intention, et je vous l’envoie dans cette lettre ; parez-vous-en un instant en souvenir de moi.

Cette lettre ne vous annonce pas encore mon retour ; il y a plus d’un mois que je suis arrivé, et rien encore n’est arrêté ; cependant j’espère bien ne pas être retardé plus d’un mois au-delà du terme que je m’étais fixé. Sans doute ma présence ici n’a pas été inutile aux affaires ; mais pour moi quelle ruineuse corvée ! Si vous saviez au milieu de quelles difficultés je me débats ! Ce n’est de ma part qu’un long sacrifice, et si ma confiance en vous m’arrache ce soupir, c’est que je ne veux pas que vous vous fassiez illusion sur l’état où je me trouve ; cependant gardez cela pour vous : l’amiral m’a imposé là une rude occasion de dévoûment. Rien ne marche, tout se traîne.

Le 5 juillet. — Je viens de recevoir votre lettre des premiers jours de mai. J’ai été touché du revers qui vous est arrivé comme s’il m’eût été personnel. Que le ciel se plaise à confondre les desseins des méchans, je le conçois ; mais, quand je me rappelle l’usage que vous vous proposiez de faire de toute la fortune qui paraissait devoir vous venir en partage, quelles misères vous espériez soulager, je ne puis m’empêcher d’accuser d’injustice le sort qui vous prive de si douces jouissances. Je n’essaierai point de vous donner des paroles consolantes, vous êtes au-dessus du malheur qui vous est arrivé ; ce n’est pas vous qui avez fait une perte considérable, ce sont les malheureux qui ont perdu, ce sont tous vos amis qui ressentiront cet échec.

Comment, au milieu de tant de préoccupations tristes, avez-vous pu encore vous mettre en campagne pour moi ? Il faut que vous ayez au cœur une bonté bien active, bien incessante. Je regrette que le succès n’ait pas couronné vos efforts, je le regrette pour vous, car je sens par moi-même quel plaisir vous auriez eu à me rendre service, à vous graver dans ma vie par une nouvelle obligation. Je n’ai pu m’empêcher de sourire tristement à votre recommandation de ne pas me laisser aller au désespoir. Je n’ai point été surpris du tout du résultat de votre touchante intervention ; je le savais d’avance. Chez moi, l’illusion serait impardonnable ; j’ai plongé trop avant dans l’âme que vous avez effleurée pour n’en pas connaître tous les ressorts ; il y a longtemps que j’ai bu le calice, l’amertume en est presque effacée. Le jour où j’ai reconnu le fond de cette âme, j’ai éprouvé un long déchirement. Ma mauvaise étoile m’a enchaîné tout brûlant de reconnaissance à un cadavre ; le temps rompra ce lien. Ne vous indignez pas ; si l’éblouissement de l’affection ne m’eût pas empêché de fouiller dans la vie passée, j’y aurais trouvé, et là en traits bien autrement cruels, toute l’histoire qui me touche. En voilà trop sur ce misérable sujet.

Le 6. — Je continue ma mission de dévoûment, et il en faut dans la position où je me trouve. Ne vous raillez pas du sentiment qui m’inspire ; ne serait-ce pas justifier l’ingratitude ou l’égoïsme que de se laisser détourner de son but parce que nulle récompense n’y est attachée ? Ce qui m’est pénible, c’est que je suis chaque jour obligé de faire des sacrifices personnels, souvent au-delà de mes forces, à une position, en apparence de confiance, où je ne vois que des amertumes à recueillir. Tout cela me trempe rudement, et puis étonnez-vous de trouver en moi cette énergie de volonté dont vous me faites quelquefois un reproche ! — Les affaires ici s’annoncent très mal ; il y a beaucoup de chances pour que nous aboutissions à une catastrophe, et, à vrai dire, dans les dispositions d’hostilité réciproque où je vois les esprits, il me semble que le danger est imminent. Cependant je lutte, je fais entendre à tous les partis des paroles d’accommodement ; il serait plus facile et plus populaire de faire éclater des cris de guerre, mais ce n’est pas là l’objet de ma mission.

Je ne pense pas que mon retour soit retardé de plus d’un mois au-delà de nos premières prévisions ; cependant j’abandonne toutes vos douces rêveries d’ambition à un autre temps.

Buenos-Ayres, le 31 Juillet 1845.

Mois et jours passent péniblement au milieu de dégoûts sans nombre ; enfin je vois approcher l’instant de retourner vers la France et vers vous. Outre une multitude d’autres leçons que j’aurai retirées de cette campagne-ci, il m’en restera d’avoir senti bien vivement que la plus douce chose de cette vie, c’est une amitié confiante et profonde. Qu’allons-nous chercher à travers les mondes ? Quelques scènes de curiosité, des déceptions continuelles, de froides vérités au contact desquelles l’imagination se glace, des hommes près de qui le cœur se tait, et quand on a roulé quelque temps comme étourdi au milieu d’événemens nouveaux qui n’ont d’intérêt que leur singularité, quand on a respiré sous un ciel dont la diversité seule fait l’attrait, on se réveille tout alourdi, le cœur dégoûté, l’âme froissée, et l’on se prend à regretter son ciel, l’air de sa patrie, la voix de ses amis, et surtout, avant tout et toujours, un autre bonheur qu’on ne peut comprendre que près de vous, que vous seule peut-être savez inspirer à un si haut degré, un échange complet de tout ce qu’on sent et de tout ce qu’on pense, un abandon délicieux de tout son être aux influences inévitables de votre atmosphère… C’est presque niais, ce que je vous dis là ; eh bien ! c’est pourtant ce que j’éprouve aujourd’hui. Je vis au sein d’un monde révoltant de fourberie, d’immoralité, de mensonge ; il faut bien que je me retrempe un peu dans mes souvenirs, dans des sentimens plus purs que tous ceux qui m’enveloppent depuis trois mois.

Les affaires ici devraient se terminer d’une manière toute pacifique, ou au moins à peu près pacifiquement ; nous en serions quittes pour des démonstrations hostiles. Les gens de ce pays sont comme des enfans qu’il faut traiter un fouet d’une main, une boîte de bonbons dans l’autre ; on n’en obtient rien par la raison. Il semblerait qu’ici l’espèce humaine est dégénérée, et que nous avons affaire à une race inférieure. Malheureusement nous ne sommes pas plus sages nous-mêmes, nous prenons les choses au contre-pied, et nous aboutirons à une catastrophe. Nous nous jetons dans une voie insensée, et, si nous faisons les affaires de quelqu’un, ce sera celles de l’Angleterre. Il faut pourtant que je rende justice à qui de droit ; ni le roi, ni l’amiral de Mackau ne sont complices de la folie où nous tombons. Ne me dites plus que le sens commun mène les affaires de ce monde ; quand j’irai dans l’autre, si j’y trouve quelque vieille barbe responsable de ce qui se passe ici, je lui demanderai un fameux compte. Ce qu’il m’importe aujourd’hui de faire, c’est de partir ; nous allons être dans un milieu absurde, l’absurdité m’étouffe : cette absurdité, c’est la guerre ; nous n’avons d’autre chance que celle de nous brûler les doigts en tirant les marrons du feu pour l’Angleterre. Encore si la guerre offrait quelque gloire ; mais rien, de la honte en pure perte !

Qu’est-ce que ce château de La Grange que vous avez acheté ? N’est-il pas au bord de la Gironde, surplombant de ses saules les flots boueux du fleuve, — château moderne, mais enveloppant dans ses métairies le vieux manoir de Beaulieu avec ses ruines, ses mâchicoulis, ses caveaux, ses souterrains et ses sombres souvenirs ? Est-ce cela ? Oh ! je ne sais quelle vague histoire j’ai dans le cerveau à propos de ce site, histoire féodale ou vendéenne, je ne me rappelle plus, mais quelque chose de romanesque à la façon d’Anne Radcliffe. Regardez bien au milieu des ruines s’il n’y a pas quelque vieux portrait ou statue qui vous fasse des yeux. Vous m’y verrez, car j’ai bien envie d’aller visiter ces décombres d’un autre âge, si toutefois je ne me trompe pas. Il y a surtout, toujours dans ma tête, certain petit sentier tortueux derrière les haies, qui mène du château de La Grange au vieux manoir, où il doit être impossible de se promener sans être saisi d’une impression profonde ; chaque pas révèle un grand fait, je ne sais pourquoi j’y vois rôder l’ombre de Simon de Montfort. Ce sentier doit mener à des voûtes grillées, à des oubliettes à 60 pieds sous terre.

1er août. — Les plénipotentiaires ont demandé leurs passeports, et ont quitté Buenos-Ayres. Nous sommes engagés dans une voie insensée. J’aime certainement M. Def…, mais je ne puis m’empêcher de vous dire que, comme politique, comme diplomate, c’est un fou. Si le ministère se tire de là, il aura du bonheur. Je ne lui donne pas six mois, s’il suit la route où nous nous jetons, avant que des entrailles de la France s’élève un cri de réprobation contre le dévoûment de Raton-France à Bertrand-Angleterre ; mais j’espère encore dans le bon sens anglais, qui s’apercevra sans doute à temps qu’on fait ici des bêtises.

4 août. — Je viens de me retirer à mon bord. J’ai passé une grande partie de la nuit en conférence avec le général Rosas. Hier soir, c’était dimanche, j’étais allé à la soirée de Manuelita pour prendre congé d’elle : il y avait beaucoup de monde. Comme je me préparais à me retirer de bonne-heure, après l’avoir priée de présenter mes adieux à son père, — Attendez un instant, — me dit-elle ; elle s’éclipsa, et reparut peu après. — Je l’avais bien dit, me répéta-t-elle en souriant, mon père désire vous parler. — Nous laissâmes filer tous les visiteurs et nous restâmes seuls, selon notre habitude de chaque soir. A minuit, elle se leva. — Allons, me dit-elle. — Je lui donnai le bras, et nous sortîmes par le cours, devisant comme deux fiancés que nous sommes. (Je vous conterai cela quelque jour.) L’air était frais et pur, la voix de Manuelita vibrait comme un harmonica, sa démarche était molle… Ah ! belle dame, vous voudriez bien peut-être que je vous racontasse quelque douce scène d’amour ! Eh bien, non ; il faudra que vous vous en passiez pour cette nuit. Nous montâmes dans la chambre du gouverneur. Manuelita nous laissa, et nous parlâmes d’affaires. Est-ce que vous voudriez aussi que je vous misse en tiers dans cette conversation sur les destinées du Nouveau-Monde ? Cette curiosité-là encore, je ne la satisferai pas. A trois heures du matin, Manuelita revint me chercher. Elle avait quitté ses diamans, sa robe de bal, elle ressemblait alors à la dame blanche, et n’avait rien perdu à mes yeux. Que sa voix était douce, que son regard était émouvant ! Nous partîmes ensemble, nous rentrâmes au salon, où les bougies expiraient, et nous nous dîmes adieu…

Le lendemain, ce matin, c’était fête à l’église de Santo-Domingo, dont j’occupe l’ancien prieuré. » — Mes domestiques faisaient mes malles ; je m’étais mis à la fenêtre pour respirer l’air pur et sentir les rayons du soleil. A quoi pensais-je ? .. Amalia passa pour se rendre à la messe. Vous ai-je déjà parlé d’Amalia, la beauté de Buenos-Ayres ? Ses yeux sont irradians comme une étoile dans la nuit ; dans un bal, on ne voit qu’Amalia, son éclat éclipse tout. Elle me fit un salut charmant de la tête et de la main ; puis elle sortit, passa et repassa trois fois devant moi, me remuant de son regard et de son éventail, et s’arrêta longtemps sous ma fenêtre à causer avec ses amies… Adieu, Amalia…

Post-scriptum. — Parti de Montevideo le 9 septembre après avoir tiré du canon pour prendre la colonie. — Arrivé à Toulon le 12 novembre suivant.


Paris, le 4 décembre 1845.

Vous ne m’écrivez plus, pourquoi ? Ai-je donc négligé de répondre à votre dernière lettre ? En sommes-nous là, à compter par la loi du talion ? Depuis huit jours que je suis ici, tout mon temps a été absorbé, — mon temps et surtout ma personne ; il faut que je sois en dix lieux à la fois. Vous en penserez ce qu’il vous plaira, mais je n’aime ni Paris, ni la vie d’affaires telle qu’on la mène à Paris. Rien de sérieux, — tout est sujet de conversation, et rien de plus ; beaucoup d’intrigues, peu de fond. A chaque instant, je me prends à regretter ma vie de bord. Je sais bien que cette vie-là même a ses amertumes. Ainsi, les premiers jours du départ, les regrets de la séparation jettent l’âme dans une profonde mélancolie, il semble que la terre vous manque sous les pieds, qu’une partie du cœur soit arrachée ; cependant peu à peu la douleur devient moins poignante, la solitude vous enveloppe de douceurs ; on retrouve un calme si pur, une telle liberté d’esprit, qu’il y a presque compensation aux regrets qu’occasionne l’absence. Ce n’est pas dans ma dernière campagne que j’ai eu toute cette compensation ; je ne l’ai guère sentie que dans les deux derniers mois de mon retour ; mais cette expédition était exceptionnelle. J’arrive ; que ne donnerais-je pas pour aller m’ensevelir dans le silence de la campagne ! Point ; il faut ramer dans ces misérables rues, faire cent visites en un jour, traiter d’affaires avec des gens aigres-doux, défendre sa réputation contre la calomnie, pour obtenir quoi ? Qu’on ne vous jette pas dans des voies de folie ! C’est pitoyable.

Tout cela est bien général ; faut-il que je vous parle plus personnellement ? Je reprendrai mon ancienne position. On m’a reçu avec des démonstrations d’une tendresse infinie ; quel malheur que ces éclats d’affection viennent après les scènes que vous savez ! J’en ai la larme au cœur. Il y a dans l’âme, et surtout dans l’amitié, une certaine foi virginale qu’il ne faut point alarmer, qu’il faut encore moins briser ; autrement le dévoûment disparaît : ce n’est plus qu’un calcul, qu’une compensation d’intérêts, un pacte fondé sur des avantages communs ; ce n’est plus qu’un de ces mariages d’où l’amour a fui, et où il ne reste plus que la communauté des biens.

Je ne me suis pas plaint ; cependant j’ai fait entendre un reproche, non pas personnel, mais parce que la faute de l’amitié avait eu des conséquences désastreuses pour la mission publique. On a fait amende honorable, on a tout promis, et la réparation est presque une nouvelle blessure.

Non, je ne puis vous donner un seul jour pour vous aller voir, et pourtant je le désire ardemment. Je suis sur la brèche, il faut que je reste à mon poste. Je hâte de tous mes vœux l’instant de votre retour ; je sais que le 11 tombe un jeudi, et je serai fidèle au rendez-vous. Quelle longue suite de désillusions que la vie ! On y entre avec une chaleur de cœur qui vous fait aimer les autres presque sans bornes ; on s’attache, on se livre tout entier, et chaque jour vous révèle successivement que tous vos appuis sont vermoulus.

Je ne vous ai pas rapporté de madère parce qu’il m’a été impossible de mouiller à Funchal, quoique je sois resté devant cette ville une journée entière à votre intention, faisant tous mes efforts pour atteindre l’ancrage ; le soir, un coup de vent m’en a emporté bien loin.


Paris, le 30 octobre 1846.

Vous ne voudrez pas croire que je n’ai pas eu le temps de vous remercier de vos dernières lettres : aussi je me contente de vous remercier tout simplement, sans explication, sans vous dire que je viens d’employer cette quinzaine à travailler comme un honnête bœuf, vrai bœuf, car j’ai tracé un profond, sinon un lumineux sillon. — Hier soir, voyant ma besogne faite, je suis allé comme un épicier voir l’inauguration de l’orgue de ma paroisse. La Madeleine s’était parée comme un temple païen ; lustres, candélabres, rien n’y manquait. La foule était nombreuse ; quoiqu’on n’entrât qu’avec des billets, il y avait bien trois mille personnes ; je me trompe peut-être d’un tiers, j’exagère, mais vous pouvez évaluer vous-même ce que peuvent contenir le chœur et la nef ; l’église était pleine. Je n’avais jamais entendu l’imitation des voix humaines en chœur : l’effet m’en a paru saisissant, mais seulement quand on laissait le chant dans le lointain et couvert par les accords de la musique, dès qu’on sort du vague, on sent l’instrument, l’illusion disparaît. Puis la voix pure d’Alexis Dupont nous a chanté l’Ave Maria de Cherubini. J’admire la voix, sonore et harmonieuse comme celle d’un ange, mais la musique ne m’a point charmé : j’avais mieux dans la tête ; la diva cantante de mon cerveau modulait de plus douces mélodies.

Le fameux dîner du 29 octobre[2] s’est très bien passé ; pourtant, il me paraît que votre ami M. de Salvandy est peu en faveur. Il y a de l’aigreur, on se plaint, c’est mauvais signe ; cependant, comme après tout il faut que l’affaire marche, et qu’on est médiocrement sûr de soi, on finira par se serrer la main, et tout s’arrangera. Je persévère à croire qu’il y a du danger à trop parler, surtout au public.

Mais moi-même, est-ce que je ne tombe pas dans ce. défaut ? Ma lettre n’est-elle pas déjà bien longue ? J’ai tant écrit et pensé tous ces jours-ci que j’ai contracté l’habitude de déverser mon trop-plein de paroles. Je vais bien vite la perdre, je n’ai gardé que ce qu’il faut pour vous souhaiter bonheur et calme. Faites comme le caméléon, prenez la teinte du lieu où vous êtes : tout repose dans vos champs ; reposez-vous aussi dans une molle quiétude.


Cherbourg, le 6 décembre 1847.

Je suis arrivé à Cherbourg à dix heures et demie du soir par un temps abominable ; de la pluie, du vent, de la grêle. Dans le coupé de la diligence, j’ai fait bien innocemment une passion bizarre qui s’est brisée au relai de Valognes. — Au moment où la voiture s’arrêtait au bureau de Cherbourg, voici qu’une multitude de voix s’écrient : — Y est-il ? le voilà ! — Et je me trouve entouré de mon neveu, de mes officiers et d’une vieille amie de ma jeunesse, qui me serre, qui m’enlève chez elle, et me berce depuis quatre jours des soins les plus tendres, les plus attentifs que vous puissiez imaginer. La pauvre femme en a presque perdu l’esprit ; domestiques, cuisinières, cochers, elle bouleverse tout dans sa maison pour prévenir mes moindres désirs ; ce serait obsédant, si l’excellence de son cœur n’adoucissait tout. Elle m’embrasse comme son enfant retrouvé ; elle s’ingénie de toutes les façons pour trouver quelque chose qui me soit agréable ; me voilà encore enveloppé d’une affection à la détrempe que mon prompt départ va bientôt clore. Dès le lendemain de mon arrivée, j’ai pris possession de ma frégate : noble bâtiment, malheureusement aujourd’hui un peu flétri par mes arrangemens pour les passagers. C’est égal, quand mon pied a touché le pont, j’ai ressenti dans la moelle de tous mes os un frémissement de fierté, un élan secret qui me faisait bondir. J’ai passé en revue mon équipage, qui m’attendait : pas une figure de connaissance, pas un seul compagnon d’anciens dangers ! Malgré cela, malgré leur air lourd, mal façonné encore, j’ai ressenti qu’il y a là de l’étoffe ; je retrouverai les hommes de ma Favorite. Puis je me suis fait présenter mon état-major : j’aurai là de la sympathie ; quel nombreux état-major, cinq lieutenans de vaisseau, quatre enseignes, deux d’entre eux, mes vieux compagnons, choisis par moi ! Il me fallut faire un discours. Ensuite vinrent les élèves ; quel cortège ! trente-huit beaux jeunes gens pleins d’espoir, tout radieux : autre discours. Ce qui vaut mieux que tout cela, c’est mon second ; il a mis ma frégate comme j’espérais la voir après six mois d’armement. Je ne pose plus sur terre quand de ma dunette j’embrasse d’un seul coup d’œil et les mâts et les matelots de la Reine-Blanche, et la rade qui nous entoure. Je mentirais à la flamme de vie qui circule dans mes veines, si je disais que je laisse un soupir de regret ; je ne sais quel transport m’entraîne, je n’ai plus qu’une pensée, le vent d’est et partons ! Oh ! partons, la mer s’ouvre infinie devant nous ; mais comme toujours le ciel se joue de nos vœux. C’est le vent d’ouest qui souffle par tourmentes, la brise tourne, la grêle bondit bruyamment, des nappes d’eau nous inondent, le tonnerre gronde, il fait des éclairs ; que signifie le tonnerre en décembre ? — Ce soir, je suis allé au bal du préfet maritime ; de la jeunesse, de la fraîcheur, de grandes femmes, de longs nez, des airs un peu gauches, de la bienveillance, un naïf abandon, voilà l’impression que je vous rapporte des couples que j’ai vus tourner devant mes yeux. Pas un trait de beauté, — de la vulgarité. Cette atmosphère m’étouffe. — Bonne nuit ! Il est deux heures du matin.

A bord de la frégate la Reine-Blanche, le 15 décembre 1847.

Rade de Cherbourg.

Voici la première nuit que je vais passer à bord de ma frégate, voici la première lettre que j’écris datée de ma nouvelle habitation. Je suis toujours retenu par le mauvais temps, je le suis encore par une autre affaire de service, qui ne me permet plus maintenant de partir au premier vent favorable, et me tient sous le coup d’une dépêche télégraphique. Hier, je me suis trouvé sur le point de partir ; un instant les vents ont semblé devenir bons : ce n’a pas duré, et me voici encore paisiblement amarré sur la rade de Cherbourg. Pas n’ai besoin de vous dire que tous ces contre-temps me semblent fort ennuyeux, La sotte rade que Cherbourg pendant l’hiver, quand on veut en sortir ! Les vents de sud-ouest y sont d’une ténacité et d’une persistance désolantes, et ce sont précisément les plus contraires qu’on puisse imaginer. Je n’en ai pas long à vous dire sur les affaires publiques, je ne lis plus les journaux, les conversations auxquelles je pourrais assister sont tellement bornées qu’en vérité vous me prendriez pour l’écho d’une cuisinière ; donc je vous parlerai de moi. J’entends tout le monde se lamenter sur l’ennui du séjour de Cherbourg, sur les désagrémens de la ville ; on dit que ce n’est qu’un grand village, sans édifices, sans monumens publics, sans aucune de ces constructions banales qu’on rencontre dans toutes les villes de France ; je suis peu touché de tous ces inconvéniens. Que m’importe que Cherbourg n’ait point de théâtre ? Je n’irais certainement pas, s’il y en avait un. Que m’importe qu’il n’y ait qu’une pauvre église, sans apparence, sans antiquité, sans souvenir ? Je n’irais guère y méditer. Sans doute les pavés à pointes de diamans me sont désagréables, mais je vais peu dans les rues, et je ne me laisse que le moins possible ennuyer et salir par la boue constante qui les recouvre. Pour moi, Cherbourg est tout entier dans sa rade et dans son arsenal. Cette rade m’imprime une sorte d’enthousiasme ; elle n’existait point, ce n’était qu’une baie ouverte à tous les vents violens du nord, battue par une mer monstrueuse qui en rendait le séjour insupportable ; on dit que dans certaines tempêtes les vagues se déroulaient parfois fort avant dans les terres. On eut l’idée de jeter d’une pointe à l’autre du croissant qui forme le golfe un îlot de pierres, une digue qui prend sa base à 40 pieds sous l’eau ; on y a empilé bien des cailloux depuis 1780 que l’œuvre est commencée, on y a dépensé, dit-on, plus de 60 millions. Je le crois, mais enfin on est parvenu à construire une digue qui a près d’une demi-lieue de long. D’un golfe bouleversé par les orages, on a fait une rade excellente, et quand les bassins creusés de mains d’hommes seront terminés, nous aurons un magnifique établissement militaire à l’extrémité même de la langue de terre qui s’avance vers l’Angleterre comme pour la menacer. Voilà ce qui me plaît dans Cherbourg, et ce que j’aime à contempler. Oui, c’est une triste chose que les pluies et les brumes qui tombent constamment ou au moins très fréquemment sur la ville ; pourtant, si l’orage est ennuyeux en ville, il est beau sur la rade quand les lames monstrueuses du large viennent heurter la digue, se briser et retomber de l’autre côté en immenses cataractes. Je ne veux pas non plus vous parler des habitans de Cherbourg, l’indigène y est à peine connu, c’est une sorte de mystère ; les étrangers y constituent une colonie dominante. Cependant, si l’on voulait caractériser le trait saillant de la figure des femmes du pays, on pourrait dire qu’elles ont généralement un nez énorme.

Mais me voici engagé dans un bavardage que je n’ai pas le temps de soutenir. — J’attends le vent, j’attends l’ordre de partir ; voilà ma plus grave préoccupation.


Cherbourg, le 20 décembre 1847.

Vous voulez plus de détails sur ma vie ; en vérité je n’ai pas le temps de vous écrire. Je suis tout en action, c’est à peine s’il me reste le temps nécessaire pour mettre de la réflexion dans mes actes ; il faut que j’aie du bon sens par instinct. Je suis enveloppé d’embarras de toute sorte : embarras de service très grands ; on vient de me débarquer mon second, Bolle, l’âme du bord, excellent officier, mon vrai et seul point d’appui pour imprimer la vie à ma frégate ; on me le débarque pour l’expédier à Toulon déposer dans une déplorable affaire du capitaine de vaisseau Chousse, du Cacique, dont il a été le second. On me promet de me le renvoyer par le Cassini ; il me le faut, je le réclame ; c’est une grande perte pour moi. Je suis dans les embarras de ménage. Ne riez pas, c’est une grosse affaire, car il faut qu’elle se fasse. Je suis très mécontent de mes domestiques ; j’ai trouvé toute ma maison dans un désordre alarmant, il m’a fallu faire une razzia, entrer là dedans comme la foudre. C’est un lourd bagage que celui d’un capitaine qui part pour une mission comme la mienne. Mon pauvre maître d’hôtel y perd la tête ; je lui fais des scènes effroyables pour la lui faire retrouver. C’est un Breton ; pour émouvoir cette tête, il faut la casser ; à cela, je m’y entends parfaitement. Peu à peu cependant tout se débrouille : à force de jeter des éclairs dans ce chaos, j’y ai fait pénétrer la lumière ; mais je suis un effroyable contrôleur, — ces pauvres gens sont terrifiés.

Je n’ai pu encore vous envoyer le dessin de ma frégate ni de mon habitation. Ce sera charmant, je vous en ferai quelque jour la description ; mais aujourd’hui tout est flétri : ma Reine-Blanche, qui sera si élégante, si jolie, semble une lourde diligence ; mon esprit en est obscurci. Comment vous parler convenablement des gracieuses fleurs qui orneront mon balcon, fleurs que je dois à l’affection attentive de ma vieille amie Mme Henry, que je vous recommande quand elle ira à Paris ? Comment vous décrire mon appartement, où tout est encore sens dessus dessous ? Et pourtant ce sera gracieux ; mais rien n’est en ordre. — Si je ne suis pas parti, c’est que le vent est contraire. Je suis tout prêt, je ne bouge plus du bord, je me considère comme à la mer, retenu par le vent debout. Au premier souffle de brise favorable, je quitterai la France. Lèvent du sud-ouest tient avec une opiniâtreté désolante, et il me faut du vent d’est ou de nord-est.


À bord de la Reine-Blanche, le 23 décembre 1847.

J’appareille. — Je suis sous voiles. — Vous savez quel anniversaire c’est pour moi aujourd’hui.


En mer, le 29 décembre 1847.

On a beau se raidir, il y a des momens où la nature, peut-être serait-il mieux de dire où la faiblesse humaine reprend ses droits. Pendant le jour, au milieu des clartés qui font vivement ressortir tous les objets, quand on voit bien sa route, l’horizon pur, transparent, la mer bien déployée autour de soi, rien ne bronche dans l’âme, rien ne se trouble, on s’élance hardiment, sans jeter un regard en arrière. Qu’importe alors la force du vent ? Il semble qu’il ne va jamais nous entraîner assez vite ; on provoquerait volontiers la tempête, si elle devait vous pousser plus rapidement. Le soir, quand les ténèbres nous enveloppent, quand les yeux ne peuvent plus percer l’horizon, aucun objet sensible ne marque la route, la brise plus lourde vous pousse plus vite, on plonge les yeux fermés dans un vague qui étourdit ; alors il faut se replier sur soi, demander à sa raison toute sa force et sa lumière, toute son audace ; on n’a plus l’élan de la journée ; on se recueille pour se rassurer, et l’on se trouve forcément en face de ses pensées, de ses souvenirs, de ses affections. Alors il y a des cris de l’âme qui vous rappellent la patrie fuyant derrière d’une vitesse qui alarme ; on fait des pas en avant de 80, de 100 lieues par jour, mais la patrie s’enfuit le soir du même train, et le cœur s’inquiète de cette fuite si rapide. Dans le jour, la terre entière m’appartient, je veux la parcourir à vastes enjambées ; le soir, je me trouve tout seul.

D’où faut-il que je vous date ce premier, souvenir ? Je suis en pleine mer, à 100 lieues de toute terre, courant vers Madère, ayant dépassé la hauteur du détroit de Gibraltar. J’ai besoin de relâcher au moins à Ténériffe, car j’ai fait une petite avarie dans mon gouvernail, et l’eau pénètre en assez grande quantité pour m’inquiéter sur le sort de nos approvisionnemens. Du reste j’ai été très favorisé ; je voulais relâcher à Plymouth pour réparer mon avarie, un coup de vent m’a emporté hors de la Manche et me pousse depuis le départ de toute la vitesse de la Reine-Blanche. Pauvre Reine-Blanche ! elle se tord sur les lames ; ses flancs sont lourdement chargés, tous ses charmes sont flétris par tant de passagers, elle n’a rien de leste ni d’élégant dans l’allure malgré ses formes si gracieuses, si fines. La Reine-Blanche transformée en camion de roulage ! Que j’ai hâte de vomir tous ces colis et tous ces voyageurs !

Le 2 janvier 1848. — Nous avons mouillé sur la rade de Sainte-Croix de Ténériffe le 1er janvier, après neuf jours de traversée. Dès demain, je pars pour Rio-Janeiro. Si notre bonheur continue, nous serons rendus en vingt jours, peut-être en mettrons-nous quarante.


En mer, le 9 janvier 1848.

Nous sommes toujours emportés par les vents favorables, et chaque jour nous éloigne de la France de 60 à 80 lieues. Le ciel nous est clément, la brise est fraîche, la température est douce, la mer nous berce mollement. Parfois le soir, au milieu des senteurs printanières qui nous pénètrent, nous pensons qu’à Paris peut-être vous pataugez dans la neige, dans la boue, que vous vous serrez bien au coin du feu sous peine de grelotter comme des fiévreux. Ces soirées si splendides, où le ciel est si bleu, si radieux, si pur, la mer étincelante d’azur et d’étoiles, où l’on se sent emporté d’un mouvement si régulier et si gracieux, quoique rapide, ces soirées-là sont fatales aux regrets. Le souvenir de la patrie vient se jouer au milieu d’une molle contemplation : on en parle avec bienveillance, mais voilà tout ; on ne déplore plus les enjambées que l’on fait en avant. Hier nous avons eu une journée d’événemens : le matin, un poisson volant est venu à l’étourdie se jeter sur le pont ; il alla dans la poêle, et dès le soir on le fit frire ; puis, quand il fut nuit, nous jetâmes à la mer un pauvre matelot de Nantes, mort le matin d’une fièvre typhoïde. Il n’a pas souffert longtemps : deux jours de délire l’ont emporté, il avait vingt et un ans. En même temps, nous préparons la fête de la ligne ; au train dont nous marchons, ce sera dans quelques jours. ; les vieux matelots s’attifent.

Le 25. — La fête de la ligne s’est admirablement passée. Nous avons eu un temps superbe. La jeunesse s’est livrée à tous les ébats du baptême ; c’est à qui racontera les plus hauts faits. Le cortège, nombreux et bien décoré, avait pris ses inspirations de costume d’un artiste que nous avons à bord comme passager. La musique nous a joué ses premiers airs ; j’avoue que rien jusqu’ici ne nous a impressionnés aussi vivement que cette harmonie de la France éclatant soudain au milieu de l’Océan. Le soir, bal au clair de la lune et de nombreux fanaux qui se balançaient au milieu des cordages. C’était partout une folle gaîté.

Le 2 février. — J’ai mouillé à Rio le 30 janvier. Je ne vous dis rien des approches de Rio-Janeiro ni de la rade. Un marin ne peut parler de cela qu’avec enthousiasme : tant de facilité jour entrer ! nulle part des dangers, à l’intérieur une sécurité complète, un repos absolu pour l’esprit, voilà d’inappréciables avantages pour un commandant. Quant aux scènes tant vantées de la nature qui nous environne, j’en suis peu touché ; certes c’est beau, il y a çà et là de jolis paysages, mais je ne sais pourquoi cette nature-là ne m’est point sympathique ; je ne suis point émerveillé, je m’étais attendu à autre chose. J’ai vu M. H. de B…, je lui ai parlé de Mme C… et de vous. Le drôle de corps ! il est malade au lit depuis quinze jours, je l’ai trouvé enveloppé dans une robe de chambre orientale, dans un état nerveux pénible, la tête exaltée par la fièvre ; la moindre lumière offensait ses yeux, tout lui est gêne et peine, et le souffle et le calme de la mer, et la chaleur du pays. Quel rôle joue l’imagination dans toutes ces têtes françaises ! Voilà un brave diplomate colloque dans le pays le moins facile à remuer, le plus inerte qu’on puisse trouver, avec lequel nous n’avons que de lointains rapports et en petit nombre ; eh bien ! au lieu de prendre son parti de vivre là tout simplement en élégant épicurien, en représentant d’une civilisation douce, gracieuse, amie du bien-être, du repos plein de charmes que procure une vie contemplative et rêveuse, le voilà qui se brûle le cerveau de vastes combinaisons, qui se tord comme Prométhée enchaîné à son rocher, qui pousse des cris de désespoir de se Voir ainsi, lui si fort, si puissant, si capable de grandes et sublimes choses, réduit à périr comme étouffé par son propre génie. Il m’a fait l’effet d’un serin qui se déchire la tête contre les barreaux de sa cage.

Je suis venu ici pour prendre quelques vivres frais destinés à mon équipage ; je hâte mes préparatifs de départ, j’espère être parti le 6. Cependant il faut que je me décide à faire une promenade dans l’intérieur ; je ne veux pas partir emportant de ce pays une idée amoindrie sans être en état de la justifier. Il faut que je sache exactement pourquoi Rio-Janeiro me paraît peu séduisant. Cela tient-il tout simplement à une fâcheuse disposition d’esprit ?

Le 4. — Quels singuliers caractères dans la colonie diplomatique de ce pays ! Ils s’ennuient tous mortellement, ils se lamentent sans cesse et se détestent tous entre eux. Je vous ai déjà parlé de M. H. de B…, il demeure hors de la ville dans une belle maison : c’est son luxe à lui ; il est grandement logé, mais il ne reçoit presque personne. Lord Howden est une figure bien plus étrange ; jugez-en. Quand il était en Espagne, il s’était affublé de je ne sais quelle Andalouse au teint bruni. Cette femme, il l’a emmenée ici et lui a donné une maison hors la ville. Il advient qu’un jour une négresse esclave s’enfuit de chez son maître et court demander asile chez cette demi-lady Howden. C’est l’usage ici qu’en pareil cas la personne chez qui l’esclave marron s’est réfugié lui sert de parrain ou de marraine pour rentrer en grâce sans punition auprès de son maître. Lady H… se met en route avec la négresse pour la reconduire au bercail ; chemin faisant, elles sont rencontrées par un agent de police qui reconnaît l’esclave et veut la saisir. La négresse se jette au cou de la dame et ne veut pas lâcher prise. De la lutte dans laquelle lady H… tombe par terre et dans une posture désagréable pour elle. Elle rentre à la maison, se plaint qu’elle a été insultée et demande vengeance. Lord H… s’exalte, prend à sa ceinture ses deux pistolets, son fusil à la main et un large coutelas. Il se jette sur l’agent de police, le terrasse, lui lie les mains, et, le mettant au bout de son fusil chargé, il lui fait faire ainsi plus de deux lieues sous menaces de mort, et le ramène en ville. Le scandale fut grand, mais comment résister au ministre d’Angleterre ? Le gouvernement brésilien jugea plus à propos de se fâcher contre l’agent de police. L’action des Anglais sur les peuples de tous ces pays est terrifiante. — Je clos ici ma lettre parce que je me propose de partir pour une course à terre dans la campagne.


À bord de la Reine-Blanche, île Bourbon, le 25 mars 1848.

J’avais une espèce de journal à vous envoyer. C’était bien intéressant ! Il y était question du ciel tantôt plus transparent et plus azuré qu’un saphyr, tantôt plus sombre et plus nuageux que le front de M. Victor Hugo, de la mer bleue, calme, puis tout à coup grondant, jurant, nous crachant au visage, nous couvrant d’écume, nous secouant comme une jardinière secoue les cerneaux qu’elle écale, enfin de la brise parfois douce, fraîche, parfumée, nous enveloppant de suaves et voluptueuses haleines, parfois gémissant dans nos cordages, ou bien hurlant de fureur de ne pouvoir ni casser nos mâts ni nous couler bas. Je vous parlais des albatros qui volent depuis le commencement du monde sur les mers australes, estimables créatures animées encore de l’innocence des premiers jours de la création, heureuses de vivre, flottant dans l’atmosphère avec une aisance, une apparence de bien-être qui nous charmait, remuant à peine une aile, une plume pour se soutenir dans les airs. Hélas ! il a fallu que la Reine-Blanche partît de France pour venir à 4,000 lieues non point pour les tuer à coups de fusil, mais pour les prendre à la ligne, les pêcher à l’hameçon comme d’inertes poissons, leur couper impitoyablement les pattes pour en faire des blagues à tabac, leur tordre le cou et les accommoder en matelote à l’usage des gabiers, enfin les étouffer tout vifs pour les empailler. O humanité ! Et les requins capturés au harpon ! Voilà encore une des jolies choses que vous auriez vues dans mon journal, et aussi le paille-en-queue, l’oiseau brillant des tropiques, blanc et transparent comme un léger nuage de la zone torride, qui révèle sa présence par un cri strident qui retentit dans le vague des airs, puis passe au zénith sur la voûte bleue comme un trait argenté. Vous y auriez encore trouvé mes jours de tempête et de calme, mes jours d’espoir et de mélancolie, mon oisiveté occupée, active, mon far niente plein d’action. — De tous ces jours, — et il y en a quarante qui ont séparé pour nous Rio-Janeiro de Bourbon, — remplissez-en la moitié de mes vagues souvenirs de France, où vous occupez le premier rang, l’autre moitié de préoccupations de marin, et vous pourrez suppléer à mon trop volumineux journal, qui s’arrête au 20 mars.

Le 20 mars[3] ! le croiriez-vous ? involontairement je pressentais que ce devait être le jour de notre arrivée, et, quand notre ancre est tombée ce jour-là, je me suis dit superstitieusement : L’augure est favorable. J’ai l’espoir secret que cette influence nous garantira des ouragans dont nous sommes menacés à Bourbon dans cette saison de l’année.

Nous apprenons la mort de Mme Adélaïde ; est-ce vrai ? J’espérais trouver ici le bateau à vapeur le Cassini ; il n’est point encore arrivé. Que j’étais sot de compter sur une promesse ministérielle ! De là pour moi le désappointement d’aller vous écrire à Suez, ainsi que nous en étions convenus. Je me porte très bien ; je suis en merveilleuse disposition d’esprit pour dédaigner les bafouemens ministériels. Je n’ai qu’une occupation, c’est d’aviser à rendre convenable et confortable le far niente où je pressens que l’on va me laisser vivre. Je vous écris ce mot par un navire de Nantes qui part dans quelques heures, à ma grande surprise.


À bord de la frégate la Reine-Blanche, le 17 mai 1848, en pleine mer.

Me voici de nouveau à la mer. Je suis parti hier de Bourbon, et je fais voile vers Sainte-Marie de Madagascar. Je ne reporte pas avec plaisir ma pensée sur le temps que je viens de passer à Bourbon, ni même sur les jours que j’ai passés à l’Ile-de-France ; j’y ai été trop malade, l’impression de l’horrible souffrance que j’ai endurée a tout assombri. Bourbon d’ailleurs ne m’intéresse pas ; le pays est. malheureux, mais c’est la faute de ses habitans ; l’esprit de cette colonie ne m’est pas sympathique. Au sein du plus beau climat du monde, avec des ressources infinies, s’ils se donnaient la peine de les employer, ils sont sous la menace constante de la disette. Comme les leperos de Madrid, les lazzaroni de Naples, ils ne savent que crier et gémir ; ils n’ont droit qu’à notre mépris. Je me sens allégé d’être débarrassé de tout ce peuple de plaignards, de pleureurs, qui n’auraient qu’à gratter un instant la terre pour en faire sortir du bien-être, ou même, sans la gratter, qui n’auraient qu’à se donner la peine d’employer ce qu’elle produit spontanément pour se trouver à l’aise. Me voici en route pour un pays qui n’est guère plus agréable ; au moins les habitans ont eu l’esprit de nous fermer la porte au nez ; pour l’ouvrir, il faudrait l’enfoncer à coups de canon, et la chambre des députés a horreur de la poudre. Vous ai-je écrit de Bourbon que j’avais été obligé d’aller passer une douzaine de jours dans les montagnes pour refaire ma santé ? Rien ne pourrait vous peindre la beauté des scènes de ces montagnes ; la multitude des torrens, des cascades, la richesse de la végétation, l’éclat des fleurs, la variété des accidens du terrain, la douceur de l’air, tout y charme. On ne peut s’empêcher de déplorer le fatal esprit qui détourne les habitans de mettre en culture ces vallons enchanteurs. Ils devraient vivre dans l’abondance, joyeux, aimables ; ils aiment mieux végéter et gronder. L’administration du pays a droit à sa part du blâme : le ministère vient de rappeler le gouverneur ; selon moi, il n’a pas volé sa disgrâce. Tout ce qui tient aux habitans et à l’administration de ce pays m’a inspiré du dégoût, et souvent m’a révolté. Je comprends l’instinct de répulsion (peu intelligent, il est bien vrai, mais très juste pourtant) que la chambre des députés et en général l’opinion en France manifestent pour toutes ces colonies. Il est impossible de trouver deux choses plus antipathiques que l’esprit de la France et l’esprit des colons. On n’est occupé ici que de trouver les moyens de mettre à néant, de bafouer ou d’éluder toutes les lois qui viennent de France. La métropole vote chaque année 70,000 francs pour arriver à l’extinction de l’esclavage ; on escamote les 70,000 francs, et le nombre des esclaves ne diminue pas. Si seulement on s’arrangeait de manière à rendre sinon heureux, du moins moins malheureux la grande majorité : non, tout se fait pour et par une coterie dont les instincts sont étroits et dégradons ; mais qu’est-ce que je vous raconte là ? Vous vous souciez fort peu de tous ces gens-là, et vous avez raison.

30 mai, à Sainte-Marie de Madagascar. — Que d’événemens ! Vous comprendrez, que toute mon attention soit captivée par les dispositions que je dois prendre, que tout mon temps soit absorbé par des ordres à donner, des opérations à exécuter. Je ne suis pas sur un lit de fleurs. C’est sur moi que repose le salut de bien des hommes, de bien des intérêts. Parfois, au milieu des préoccupations sans nombre qui se heurtent dans mon cerveau, ma tête se détend, j’écoute un instant les voix de mon cœur, mon esprit vole vers Paris, je vaudrais vous écrire, et puis je me reproche le temps que je ne donne pas aux affaires, car il y en a toujours quelques-unes de négligées ou d’incomplètement faites. Chose singulière, le bouleversement du 24 février ne m’a pas surpris. Dès que j’ai vu la France et les affaires, où j’avais été mêlé d’une certaine distance, tout m’a paru menacer ruine et désastre ; mais je ne croyais pas que ce serait si prompt et si profond.

31 mai. — Le Cassini est arrivé après une traversée de cent jours. Oh ! merci mille fois de vos bonnes lettres. Je n’aurai d’autre moyen d’y répondre complètement que de vous envoyer mon journal lui-même. Je n’ose en faire faire une copie, car j’y parle de choses si intimes, je m’y laisse voir si nettement, avec toutes mes boutades et mes humeurs, que je ne puis y laisser jeter les yeux que par vous. Je l’ai tenu régulièrement, contre mon habitude ; mais le temps me manque pour en séparer ce qui peut en être détaché à votre intention de ce que je dois garder pour mon service. Merci encore mille et mille fois et à vous et à M. de La Grange. J’ai cru voir se dérouler la France sous mes yeux en parcourant ce que vous nommez votre griffonnage ; mon cœur se gonflait à chaque instant. Si vous n’avez pas complètement perdu l’esprit, vous sentirez que je suis au milieu de telles affaires qu’il m’est impossible de vous écrire régulièrement. Comprenez-vous que, dans la vie d’action où je suis jeté, il faut de temps en temps que je fasse un peu d’illusion aux autres et à moi-même ? J’ai besoin d’une force factice pour la communiquer à tout ce qui m’entoure ; mais une chose singulière, c’est que la nature énergique de mon tempérament et de. mon caractère ne fait que s’accroître.


À bord de la Reine-Blanche, le 12 juillet 1848. Rade de Sainte-Marie de Madagascar.

J’ai des affaires par-dessus les yeux. Je vous remercie de ne m’avoir pas oublié au milieu de toutes vos tribulations. Je suis prêt à tout événement. Je ne vous écris pas, parce que dans ce chaos où nous sommes je ne sais pas où ma lettre pourrait vous atteindre. Nous n’avons aucune nouvelle de France depuis quatre mois et demi. J’avais bien envie d’écrire à M. de La Grange, mais je supprime ma lettre pour la même cause. Du reste je me porte bien ; j’ai l’esprit parfaitement calme. Rien ne me surprend ni ne m’éblouit. Quand je pense que cette lettre ne vous sera pas remise avant quatre mois d’ici, ma plume se glace. — J’agis absolument comme si je devais rester ici, et ce qu’il y a de curieux, c’est que le ministère m’écrit comme s’il n’avait jamais été question de mon remplacement. — Du reste je puis bien vous dire, à vous, qu’il serait bien sot de me remplacer, car la position est difficile.


À bord de la Reine-Blanche, le 9 août 1848. Saint-Denis, île de la Réunion.

Les renseignemens qui nous arrivent de France sont si alarmans, si contradictoires, que je vous écris seulement pour vous donner signe de vie. On ne nous parle que d’égorgemens, de combats, de luttes sanglantes.

À bientôt ; on dit que mon remplaçant est en route.

Dieu sauve la France !


PAGE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1866.
  2. Anniversaire du jour qui avait donné son nom au ministère.
  3. Le 20 mars était le jour de naissance de Mme de La Grange.