Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9060

Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 576-577).
9060. — DE M. LE MARQUIS DE CONDORCET[1].
6 mars 1774.

Je n’ai point de mémoires particuliers sur l’histoire de l’hippopotame[2]. S’il vous a trahi, s’il a abusé de votre confiance, c’est une infamie de plus, et une infamie d’autant plus grande qu’il vous doit le peu d’existence qu’il a eue dans la littérature. C’est un des plus dégoûtants hypocrites de vertu que je connaisse, et il deviendra hypocrite d’autre chose dès qu’il y trouvera à gagner.

La Condamine est mort en héros d’une opération à laquelle il s’est soumis, par zèle pour l’humanité[3]. Elle était nouvelle, et il a voulu qu’on en fit l’épreuve sur lui. S’il en était revenu il aurait été le plus beau soprano du monde. Trente-quatre jours après, il fit venir M. de Buffon chez lui, et lui fit confidence de son aventure en vers gaillards sur le peu de regret qu’il devait avoir de ce qu’il avait perdu. Il est mort trois ou quatre jours après. Comme il avait le malheur de ne pas croire à la révélation, qu’il ne voulait pas mentir, et que d’ailleurs on le pressait, comme de raison, de recevoir ce que vous savez, il écrivait de tous côtés pour avoir un confesseur qui le dispensât de croire.

Il n’a pas eu le temps d’en trouver, et à l’heure que je vous parle, l’âme du pauvre homme est à tous les diables, en attendant que son corps aille la rejoindre. Je ferai son éloge pour notre rentrée du 13 avril, et je vous enverrai une copie.

Voici maintenant, mon cher et illustre maître, une petite grâce que je vous prie de m’accorder. Quelques bonnes âmes ont imaginé d’ouvrir chez un notaire une souscription dont l’objet est de former un prix que l’Académie des sciences adjugera à la meilleure dissertation sur la manière de préserver les édifices et les individus de la foudre ; et pour que cette souscription réussit, il faudrait que vous vinssiez à notre secours. Il n’y a que vous qui puissiez vaincre la résistance invincible qu’ont les Welches pour tout ce qui est raisonnable.

Je vous demande donc d’envoyer un louis et votre nom à M. Baron, notaire, rue de Condé, et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, à faire imprimer la lettre ci-jointe avec une réponse de quatre lignes, où vous diriez que vous avez souscrit. Si vous voulez la faire plus longue, ce serait une nouvelle grâce. Je crois qu’il faudrait se borner à mettre la lettre initiale des noms. Les Welches, tout sots qu’ils sont, ne se trompent jamais sur votre style, tant les passions donnent d’esprit !

Adieu, non cher illustre maître, conservez-moi une part dans votre souvenir ; aimez-moi un peu. Ce sera pour moi la récompense la plus flatteuse du peu que je puis faire.

Beaumarchais a été blâmé par le parlement ; on dit que c’est pour empêcher ceux qui leur ont donné de l’argent de le dire tout haut. On le déclare infâme pour les cas résultant du procès ; comme si ce n’était pas le délit, mais l’opinion du tribunal qui put faire l’infamie. Il n’y a rien de plus absurde, de plus lâche, de plus insolent et de plus maladroit en même temps, que cet arrêt. Sans celui de La Barre, on serait tenté de regretter l’ancien parlement.

Savez-vous qu’il a été sérieusement question de rétablir les jésuites, c’est-à-dire de former une congrégation de prêtres chargés spécialement d’élever la jeunesse, et dont les ex-jésuites formeraient la plus grande partie ? On leur aurait donné tous les petits collèges de province. Nos ministres ont eu la bonté de ne pas rire au nez de ceux qui ont proposé ce beau projet ; mais après un examen sérieux ils l’ont rejeté. On s’est rabattu à former une congrégation d’éducation, dont les jésuites seraient exclus ; mais ce seront toujours des fanatiques et des moines. C’est comme si les Caraïbes changeaient l’habitude d’aplatir en large la tête de leurs enfants en celle de l’aplatir en long : ils n’en resteraient pas moins imbéciles. Les dévots se sont réconciliés avec les athées hypocrites pour faire cette belle œuvre, dont il ne faut pourtant parler qu’avec des mitaines. L’agonie de la superstition sera longue, et elle a quelquefois des intervalles de vigueur qui font frémir !

Le comte Schouvalow[4] a fait des vers charmants à Ferney, qui vaut mieux que le Parnasse. Vous ne me les avez pas envoyés. Vous ne m’envoyez rien !

  1. Œuvres de Condorcet, tome Ier ; Paris, 1847.
  2. Marin.
  3. L’opération de la pierre, par une nouvelle méthode dont il avait voulu qu’on fit l’essai sur lui-même, se proposant d’en rendre compte à l’Académie.
  4. C’est le comte André Schouvalow, neveu de Jean Schouvalow. Voltaire répondit à l’épître dont il est ici question par des vers qu’on peut lire tome X, page 578.