Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9024

9024. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Le 27 décembre 1773-7 janvier 1774.

Monsieur, Diderot, dont la santé est encore chancelante, restera avec nous jusqu’au mois de février, qu’il retournera dans sa patrie ; Grimm pense aussi de partir vers ce temps-là. Je les vois très-souvent, et nos conversations ne finissent pas. Ils pourront vous dire, monsieur, le cas que je fais de Henri IV et de l’auteur de la Henriade, et de tant d’autres écrits dont vous avez illustré notre siècle.

Je ne sais s’ils s’ennuient beaucoup à Pétersbourg ; mais, pour moi, je leur parlerais toute ma vie sans m’en lasser. Je trouve à Diderot une imagination intarissable, et je le range parmi les hommes les plus extraordinaires qui aient existé. S’il n’aime pas Moustapha, comme vous me le mandez, au moins suis-je sûre qu’il ne lui veut point de mal ; sa bonté de cœur ne lui permettrait pas, malgré l’énergie de son esprit et le penchant que je lui vois, de faire baisser la balance de mon côté.

Eh bien ! monsieur, il faut se consoler de ce que le projet de votre croisade a échoué, en supposant que vous avez eu affaire à de bonnes âmes, auxquelles cependant il ne faudra pas accorder l’énergie de Diderot.

Comme chef de l’Église grecque, je ne puis vous voir dans l’erreur sans vous reprendre. Vous auriez voulu voir la grande-duchesse rebaptisée dans l’église de Sainte-Sophie. Rebaptisée, dites-vous ? Ah ! monsieur, l’Église grecque ne rebaptise point ; elle regarde comme authentique tout baptême administré dans les autres communions chrétiennes. La grande-duchesse, après avoir prononcé en langue russe sa profession orthodoxe, a été reçue dans le sein de l’Église grecque au moyen de quelques signes de croix, d’huile odoriférante qu’on lui a administrée en grande cérémonie ; ce qui chez nous, comme chez vous, se nomme confirmation, à propos de quoi on impose un nom ; sur ce point nous sommes plus chiches que vous, qui en donnez par douzaine, tandis qu’ici chacun n’en a pas plus qu’il ne lui en faut, c’est-à-dire un seul.

Vous ayant mis au fait de ce point important, je continue à répondre à votre lettre du 1er novembre[2]. Vous saurez à présent, monsieur, qu’un corps détaché de mon armée, ayant passé le Danube au mois d’octobre, battit un corps turc très-considérable, et fit prisonnier un bacha à trois queues qui le commandait.

Cet événement aurait pu avoir des suites, mais le fait est (chose dont vous ne serez pas content peut-être) qu’il n’en eut pas ; et que Mustapha et moi nous nous trouvons…

  1. Collection de Documents, Memoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 377.
  2. Lettre 8966.