Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 9011

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 530-531).
9011. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
24 décembre.

Quoique je n’aie rien d’intéressant à vous dire, madame ; quoique je n’aie aucune nouvelle à vous mander ni de la Suisse, ni de Genève, ni de l’Allemagne ; quoiqu’on m’écrive que vous vous divertissez, que vous donnez à souper la moitié de la semaine, et que vous allez souper en ville l’autre moitié ; quoique d’ordinaire je ne puisse prendre sur moi d’écrire une lettre sans avoir un sujet pressant de le faire ; quoique mes journées soient remplies par des occupations qui m’accablent, et qui ne me laissent pas un moment, il faut pourtant vous écrire, dussé-je vous ennuyer.

Je ne veux pas vous conter l’aventure d’une jeune fille amoureuse d’un aveugle[1] ; j’ai prié Mme Necker de vous la dire, et elle s’en acquittera bien mieux que moi mais je ne peux réprimer l’impertinence que j’ai de vous envoyer un des cailloux de mon jardin, puisque vous m’avez ordonné de jeter les pierres de mon jardin dans le vôtre.

Ce caillou est fort plat, mais heureusement il est fort petit[2]. Je l’ai jeté à la tête d’une dame[3] qui était tout émerveillée que je fusse assez fou pour faire encore des vers dans un âge où l’on ne doit dire que son In manus.

Pardonnez-moi donc la liberté grande de mettre à vos pieds cette sottise. Il y a pourtant dans cette pauvreté je ne sais quoi de philosophique et d’assez vrai ; mais ce n’est rien de dire vrai, il faut le bien dire ; et puis cela n’est bon que pour ceux qui ont lu Tibulle en latin, et vous n’avez pas cet honneur. Le marquis de La Fare a traduit assez heureusement cet endroit :


Que je vive avec toi, que j’expire à tes yeux ;
Et puisse ma main défaillante
Serrer encor la tienne en nos derniers adieux !


Le latin est bien plus court, plus tendre, plus énergique, plus harmonieux. M. de La Fare n’avait que soixante-quatre ans quand il faisait ces vers.

Je dois me taire en vers et en prose ; mais, en me taisant, je vous serai toujours très-vivement attaché. Je ferai des vœux pour que vous viviez beaucoup plus longtemps que moi, pour qu’une santé parfaite vous console de ce que vous avez perdu, pour que vous jouissiez d’un excellent estomac, pour que vous soyez aussi heureuse qu’on peut l’être dans un monde où les douleurs et les privations sont d’une nécessité absolue.

  1. Voyez la lettre 8998.
  2. Ce sont les stances qui commencent ainsi :

    Eh quoi vous êtes étonnée, etc.

  3. Mme Lullin ; voyez tome VIII, page 539.