Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8976

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 501-502).
8976. — À M. LE MARQUIS DE CONDORCET.
16 novembre.

Je ne sais quelles nouvelles à la main, monsieur, m’avaient donné des alarmes sur une de vos amies. Je vois que je me suis trompé. À l’égard de Brama, ou du Chang-Ti, ou d’Oromase, ou d’Isis, je ne crois pas encore me tromper tout à fait. Il faut les admettre quand on a affaire avec des fripons, et crier plus haut qu’eux.

De plus, il m’est évident qu’il y a de l’intelligence dans la nature, et que les lois imposées aux planètes, à la lumière, aux animaux, et aux végétaux, ne sont pas inventées par un sot.


Mens agitat molem.

(Virg., Æneid., lib. VI, v. 727.)


Ce sont les Sabotiers qui sont sots et méchants ; mais je crois la nature bonne et sage ; il est vrai qu’elle fait quelquefois des pas de clerc, mais je ne la crois ni impeccable ni infinie. Je pense que son intelligence a tout fait pour le mieux, et que dans ce mieux il y a encore bien du mal. Tout cela est une affaire de métaphysique qui n’a rien à faire avec la morale, et qui n’empêche pas que les Véron, les Clément, les Sabatier, etc., ne soient la plus méprisable canaille de Paris.

Comme je sais que vos mathématiques ne vous empêchent point de cultiver les belles-lettres, permettez-moi de vous demander si vous avez lu le Connétable de Bourbon, de M. de Guibert. Sa Tactique n’est pas un ouvrage de belles-lettres, mais elle m’a paru un ouvrage de génie. Il y a une autre sorte de génie dans le Connétable. Je ne sais si notre frivole Paris est digne de deux ouvrages excellents qui parurent l’année passée : c’est la Tactique, et la Félicité publique. Je ne me connais ni à l’un ni à l’autre de ces sujets, mais je voudrais que ceux qui sont à la tête du gouvernement eussent le temps de bien examiner si M. de Chastellux et M. de Guibert ont raison.

Il m’est tombé entre les mains un petit manuscrit[1] sur le livre de M. de Guibert : ce n’est qu’une plaisanterie. J’aurai l’honneur de vous la faire tenir sous l’enveloppe de M. de Sartines. Vous la ferez lire à M. d’Alembert, ou je l’enverrai à M. d’Alembert afin que vous la lisiez, supposé que cela puisse vous amuser un moment. Vous êtes tous deux les vrais secrétaires d’État dans le royaume de la pensée. Vos lettres sont assurément plus instructives et plus agréables que toutes les lettres de cachet.

Conservez toujours, monsieur, un peu de bonté pour le vieux malade.

  1. La Tactique ; voyez cette satire, tome X.