Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8975

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 499-501).
8975. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
16 novembre.

Vous voulez absolument, madame, que je vous dise si je suis content d’un ouvrage[1] où il y a autant de mauvais que de bon, autant de phrases obscures que de claires, autant de mots impropres que d’expressions justes, autant d’exagérations que de vérités. Que voulez-vous que je vous réponde ? Je m’imagine que vous pensez comme moi, et j’ai la vanité de croire penser comme vous. On dit que c’est le meilleur ouvrage de tous ceux qui ont été composés sur le même sujet ; je n’en suis pas surpris. Ce sujet était très-difficile, et n’était pas favorable à l’éloquence.

Quant aux diamants qu’on a trouvés dans la cassette d’un homme qui n’est plus[2], je vous avoue qu’ils sont très-mal enchâsses ; je crois vous l’avoir dit[3]. Il faut avoir ma persévérance et la passion que j’ai de m’instruire sur la fin de ma vie, pour chercher, comme je fais, des pierres précieuses dans des tas d’ordures. C’est peut-être le seul avantage que ce siècle a sur le siècle passé, que nos plus mauvais livres soient toujours semés de quelques beautés. Du temps de Pascal, de Boileau et de Racine, les mauvais livres ne valaient rien du tout ; au lieu que les plus détestables livres de nos jours brillent toujours par quelque endroit.

J’ai trouvé encore plus de génie dans la Tactique de M. de Guibert que dans sa tragédie, et même encore un peu plus de hardiesse. Ce qui m’a charmé, c’est que ce docteur en l’art d’assassiner les gens m’a paru, dans la société, le plus poli et le plus doux des hommes.

Vous me parlez de cailloux : eh bien, madame, je vous envoie un petit caillou de mon jardin[4], qui ne vaut pas assurément les pierreries de M. de Guibert. J’ai été étonné que le même homme ait pu faire deux ouvrages si différents l’un de l’autre[5].

Les Saxe, les Turenne, n’auraient pas fait assurément des tragédies. Je devais naturellement donner la préférence à la tragédie sur l’art de tuer les hommes ; je crois même qu’en la travaillant un peu, on pourrait en faire un ouvrage régulier et intéressant dans toutes ses parties. Je déteste cordialement l’art de la guerre, et j’admire pourtant sa tactique. L’admiration, dit-on, est la fille de l’ignorance : c’est ce qui fait que vous admirez peu de chose en fait d’esprit. Je ne prétends point du tout que vous accordiez votre suffrage à mon caillou vous serez tentée de le jeter par la fenêtre ; mais songez que je n’ai voulu vous amuser qu’un moment, et que je vous envoie ma Tactique avant de l’envoyer à M. de Guibert lui-même.

Je vous prie de vouloir bien, madame, me mander des nouvelles de la santé de Mme de La Vallière. Il est bien juste que la vôtre soit bonne. La nature vous a fait assez de mal pour qu’elle vous laisse en repos. Elle me persécute horriblement, mais je tiens bon.

  1. L’Éloge de Colbert, par Necker.
  2. De l’Homme et de son éducation, ouvrage posthume d’Helvétius.
  3. Voyez lettre 8965.
  4. La Tactique ; voyez cette satire, tome X.
  5. Guibert avait fait une tragédie du Connétable de Bourbon, et un Essai géneral de Tactique.