Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8972

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 496-498).
8972. — À M. ***[1].
12 novembre 1773.

Je réponds un peu tard, monsieur, à votre lettre du 1er novembre, mais il faut pardonner à un vieux malade. Je vais traiter avec vous article par article, comme les grands négociateurs.

Premièrement, je suis très-fâché que mon successeur ait pris un si horrible travers sur l’affaire de M. le comte de Morangiés. On peut se tromper sur l’art de la tragédie, mais il n’est pas permis de s’entêter avec tant d’injustice sur une affaire essentielle à l’honneur de toute une famille respectable. Il me semble qu’il y a de l’esprit de parti dans cette opiniâtreté, et bien peu de raison. La plupart des gens de lettres, en effet, étaient pour les Vérons. Cela est honteux pour la littérature : Magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes.

M. de Morsan dont vous me parlez, qui n’est connu ici que sous le nom de Durey, et qui a l’honneur d’être votre cousin germain, n’est ni magnus clericus, ni magnus sapiens, quoiqu’il soit homme de lettres. Ce serait une belle négociation que vous entreprendriez si vous pouviez le remettre bien avec sa famille et dans ses affaires. Il aurait pu vivre assez heureusement dans le pays où il est ; mais sa destinée est d’être toujours accablé de dettes. Madame sa sœur a fait une action bien noble et bien digne d’elle, en accordant une pension à une petite bâtarde de la façon de votre cousin. Mais la générosité de Mme de Sauvigny n’a pas mieux réussi que tous les soins qu’elle avait bien voulu prendre d’arranger les mauvaises affaires de son frère. La petite personne, qui court la Suisse, a donné des scènes bien singulières. Elle est assez jolie, elle est jeune, elle est femme, elle peut trouver des ressources. Mais la meilleure pour elle aurait été de profiter des bontés de Mme de Sauvigny, et de les mériter. M. Durey est chez moi depuis plus de deux ans. Il y était venu pour deux mois, il ne s’est jamais ouvert à moi sur le fond de ses affaires, il ne m’a jamais donné un état ni de ses dettes ni de celles de sa fille ; je ne lui en parle jamais, n’étant pas d’humeur à forcer les consciences. D’ailleurs, il est doux, très-circonspect dans la société, très-empressé à rendre tous les petits services qui sont en son pouvoir. Il a été excessivement malheureux par sa faute, et par je ne sais quel esprit romanesque qui lui a fait saisir toutes les occasions possibles de se ruiner obscurément.

I] y a trois ou quatre ans que je me mêlai un peu de ses affaires ; il eut une pension viagère de ses créanciers, montant à deux mille écus, avec l’espérance d’une augmentation.

Voilà à peu près tout ce que je peux avoir l’honneur de vous dire sur votre malheureux cousin.

À l’égard des deux puissants amis couronnés que vous me supposez, vous me faites bien de l’honneur. Il est vrai que ces deux personnes singulières ont non-seulement beaucoup d’esprit, mais beaucoup de génie. Il est vrai encore que la cour de Pétersbourg est le plus étonnant phénomène de ce siècle. Il est d’ailleurs fort agréable pour un Français de savoir qu’on y parle notre langue aussi bien qu’à Versailles. Je chercherai dans mes paperasses l’épître à Ninon, du jeune comte de Schouvalow, chambellan de l’impératrice. M. Durey voudra bien avoir la bonté de la transcrire, et je vous l’enverrai. Vous serez étonné de ne pas y trouver une faute de langage, et d’y voir beaucoup de vers dignes de vous. Nous avons eu à Ferney ce jeune comte de Schouvalow et sa femme, qui est nièce de je ne sais plus quelle impératrice, et qui laissait traîner sur elle pour quatre millions de diamants.

  1. Dernier volume des Œuvres de Voltaire, 1862.