Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8913

8913. — À M. DE GAMERRA[1],
lieutenant des grenadiers dans le régiment gaisrugg,
au service de sa majesté impériale.
À Ferney, 20 auguste.

Un vieillard de quatre-vingts ans, bien malade, vous remercie de votre Cornéide : il vous doit le seul plaisir dont il soit capable, celui d’une lecture agréable. L’histoire des cornes n’est pas de son âge, il ne peut ni en donner ni en porter, n’étant point marié ; mais on doit toujours aimer les jolis vers et la gaieté jusqu’au tombeau. Il vous trouve bien discret de n’avoir fait qu’un volume sur un sujet qui en pouvait fournir plus de vingt[2]. Vous auriez pu surtout apaiser les dévots, en plaçant dans le royaume de Cornouilla les infidèles musulmans, et surtout Mahomet à leur tête. Vous savez que la belle Aïshé orna la tête du grand prophète de la plus belle paire de cornes qu’on eût jamais vue en Asie, et que Mahomet, au lieu de s’en plaindre, comme aurait fait quelque sot prince chrétien, fit descendre du ciel un chapitre de l’Alcoran pour apprendre aux vrais croyants que les favoris du Très-Haut ne peuvent jamais être cocus.

Au reste, monsieur, votre ouvrage montre une parfaite connaissance de l’antiquité et des mœurs modernes. Je ne sais pas ce que pensent les cocus d’Italie ; mais je crois que tous ceux qui en font, depuis Rome jusqu’à Paris, vous ont une grande obligation.

J’ai l’honneur d’être avec une estime infinie, etc.

Voltaire.

  1. Gamerra, de Livourne, d’abord abbé, puis militaire, est placé par Sismondi parmi les premiers imitateurs de Shakespeare pour une comédie intitulée la Madre colpevole. Ami de Métastase, il composa un interminable poëme, la Cornéide. Le tome Ier, imprimé en 1781, est orné d’un frontispice où l’on voit Apollon, un Satyre et la Renommée, et au milieu le portrait de l’auteur en habit militaire, avec la trompette épique, la couronne et la lyre. (Felice Tribolati.)
  2. Gamerra ne mérita point le compliment de Voltaire, et porta jusqu’à sept volumes son singulier poëme ; les volumes 1 à 4 ont plus de 500 pages ; les volumes, 6 et 7 vont l’un dans l’autre au delà de 400. (F. T.)