Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8908

8908. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 12 août[1].

Puisque les trinités sont si fort à la mode[2], je vous citerai trois raisons qui m’ont empêché de vous répondre plus tôt : mon voyage en Prusse, l’usage des eaux minérales, et l’arrivée de ma nièce la princesse d’Orange[3].

Je n’en prends pas moins de part à votre convalescence, et j’aime mieux que vous me rendiez compte en beaux vers de ce qui se passe sur les bords de l’Acheron, que si vous aviez fixé votre séjour dans cette contrée d’où personne encore n’est revenu.

Le vieux baron[4] a été de toutes nos fêtes, et il ne paraissait pas qu’il eût quatre-vingt-six ans. Si le vieux baron s’est échappé de la fatale barque faute de payer le passage, vous avez, à l’exemple d’Orphée, adouci par les doux accords de votre lyre la barbare dureté des commis de l’enfer ; et en tout sens vous devez votre immortalité aux talents enchanteurs que vous possédez.

Vous avez non seulement fait rougir votre nation du cruel arrêt porté contre le chevalier de La Barre, et exécuté ; vous protégez encore les malheureux qui ont été englobés dans la même condamnation. Je vous avouerai que le nom même de ce Morival dont vous me parlez est inconnu. Je m’informerai de sa conduite ; s’il a du mérite, votre recommandation ne lui sera pas inutile.

Je vois que le public se complaît à exagérer les événements. Thorn ne se trouve point dans la partie qui m’est échue de la Pologne. Je ne vengerai point le massacre des innocents, dont les prêtres de cette ville ont à rougir ; mais j’érigerai dans une petite ville de la Warmie un monument sur le tombeau du fameux Copernic, qui s’y trouve enterré. Croyez-moi, il vaut mieux, quand on le peut, récompenser que punir ; rendre des hommages au génie, que venger des atrocités depuis longtemps commises.

Il m’est tombé entre les mains un ouvrage de défunt Helvétius sur l’Éducation[5] ; je suis fâché que cet honnête homme ne l’ait pas corrigé, pour le purger de pensées fausses et des concetti qui me semblent on ne saurait plus déplacés dans un ouvrage de philosophie. Il veut prouver, sans pouvoir en venir à bout, que les hommes sont également doués d’esprit, et que l’éducation peut tout. Malheureusement l’expérience, ce grand maître, lui est contraire et combat les principes qu’il s’efforce d’établir. Pour moi, je n’ai qu’à me louer de l’idée trop avantageuse qu’il avait de ma personne[6]. Je voudrais la mériter.

Je ne sais comment pense le roi de Pologne, encore moins quand la diète finira. Je vous garantirai toujours, à bon compte, qu’il n’y aura pas de nouveaux troubles occasionnés par ce qui se passe dans ce royaume.

Vous vivrez encore longtemps, l’honneur des lettres et le fléau de l’inf[7] ; et si je ne vous vois pas facie ad faciem[8], les yeux de l’esprit ne détournent point leurs regards de votre personne, et mes vœux vous accompagnent partout.

Fédéric[9].

  1. Le 7 août 1773. (Œuvres posthumes.)
  2. Voyez lettre 8820.
  3. Guillaume V, prince d’Orange, né en 1718, mort en 1806, avait épousé, en 1767, Frédérique-Sophie Wilhelmine, née en 1751 d’Auguste-Guillaume, frère de Frédéric.
  4. Pollnitz ; voyez lettre 8800, et aussi la lettre de Frédéric du 13 auguste 1775.
  5. De l’Homme et de son éducation : voyez lettres 8725 et 8867.
  6. Section i, chapitre ix, note 5, Frédéric est mis au nombre des grands rois.
  7. « Et le fléau du fanatisme. » (Édit. de Berlin.)
  8. Genèse, XXXII. 30.
  9. Cette lettre est signée le Solitaire de Sans-Souci, dans les Œuvres posthumes.