Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8856

8856. — À M. LE CHEVALIER DE LALLY-TOLENDAL.
24 mai.

Vous avez, monsieur, du courage dans l’esprit comme dans le cœur ; et une chose à laquelle vous ne faites peut-être pas attention, c’est que votre mémoire est de l’éloquence la plus forte et la plus touchante.

On m’a mandé que le roi vous avait accordé une grande grâce, il y a quelques mois. Vous ne pouviez mieux lui en marquer votre reconnaissance qu’en manifestant l’injustice des juges qui ont trempé dans le sang de votre oncle leurs mains teintes du sang du chevalier de La Barre. Ces tuteurs des rois étaient les ennemis du roi vous le servez en demandant justice contre eux.

Je pense que c’est un devoir indispensable à M. de Saint-Priest[1] de se joindre à vous. Je ne sais pas comment il est votre parent ou votre allié ; je ne sais pas même ce que vous est Mme la comtesse de La Heuze, si elle est votre tante ou votre sœur. Je vous prie de vouloir bien mettre au fait un solitaire si ignorant, en cas que vous lui fassiez l’honneur de lui écrire.

J’ai peur que l’homme puissant à qui vous vous êtes adressé ne vous ait donné des paroles, et non pas une parole ; mais il ne vous empêchera pas de tenter toutes les voies de venger la mort et la mémoire de votre oncle[2].

Je présume que Mme Du Barry vous protégerait dans une entreprise si juste et si décente. J’ose croire encore que M. le maréchal de Richelieu, que j’ai vu l’ami de M. de Lally, ne vous abandonnerait pas.

Enfin on peut faire un mémoire au nom de la famille. Il me semble qu’il faudrait que ce mémoire fût signé d’un avocat au conseil. La requête la plus juste n’aura aucun succès si elle n’est pas dans la forme légale, et ne sera regardée tout au plus que comme une plainte inutile.

J’ajoute, et avec chagrin, qu’il faudra se résoudre à épargner, autant qu’on le pourra, les ennemis qui ont déposé contre leur général. Ils sont en grand nombre ; et on doit songer, ce me semble, plutôt à justifier le condamné qu’à s’emporter contre les accusateurs. Sa mémoire réhabilitée les couvrira d’opprobre.

Il me paraît que vous avez un juste sujet de présenter requête en révision, si vous prouvez que plusieurs pièces importantes n’ont point été lues. Il n’y a point, en ce cas, d’avocat au conseil qui refuse de signer votre mémoire. Alors vous aurez la consolation d’entendre la voix du public se joindre à la vôtre, et ce cri général éveillera la justice.

Je suis plus malade encore que je ne suis vieux ; mais mon âge et mes souffrances ne peuvent diminuer l’intérêt que je prends à cette cruelle affaire, et les sentiments que vous m’inspirez.

  1. Voyez tome XLVII, page 454.
  2. Voyez la note sur la lettre 8827.