Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8837
Vous voulez que je vous écrive, mon cher ange ; c’est à moi bien plutôt de vous supplier de m’écrire, et de me mander des nouvelles de Mme d’Argental. Que puis-je vous mander du fond de ma retraite ? vous amuserai-je beaucoup, quand je vous dirai que je suis en Sibérie, sous le quarante-sixième degré et demi de latitude, et que nous avons, au 8 de mai, plus de cent pieds de neige au revers du mont Jura ; que tous nos fruits sont perdus ; que ma pauvre colonie est sur le point d’être ruinée, et que je serais peut-être à Paris actuellement, auprès de vous, sans la friponnerie de Valade, et l’impertinente ingratitude des comédiens ? Mille contre-temps à la fois ont exercé ma patience ; ma mauvaise santé la met encore à de plus grandes épreuves.
Je ne sais point du tout comment m’y prendre pour vous envoyer ce recueil[1] à la tête duquel les Lois de Minos se trouvent : ce qu’on peut dans un temps, on ne le peut pas dans un autre tous les envois de livres du pays étranger sont devenus plus difficiles que jamais. Je pourrais hasarder d’envoyer le petit paquet par le carrosse de Lyon, à la chambre syndicale de Paris. Voyez si vous pourriez le réclamer, et si M. de Sartines voudrait vous le faire rendre. Je suis étranger, je suis de contrebande ; je suis environné de chagrins, quoique je tâche de n’en point prendre. Je suis vieux, je suis malade ; j’ai la mort sur le bout du nez : si ce n’est pas pour cette année, c’est pour l’année prochaine. On ne meurt point comme on veut dans les heureux pays libres qu’on appelle papistes ou papaux. Rabelais dit qu’on y est toujours tourmenté par les clergaux et par les évesgaux. On ne sait où se fourrer ; j’espère pourtant que je m’en tirerai galamment ; mais vous avouez que tout cela n’est pas joyeux. La philosophie fait qu’on prend son parti ; mais elle est trop sérieuse, cette philosophie, et on ne rit point entre des peines présentes et un anéantissement prochain. Je gagerais que Démocrite n’est pas mort en riant.
Sur ce, mon cher ange, portez-vous bien, et vivez.
Je croyais Lekain à Marseille. Permettez que je vous adresse un petit mot[2] de réponse que je dois à une lettre qu’il m’écrivit il y a plus d’un mois.
Pour Mlle Daudet[3], je lui en dois une depuis le mois de janvier ; il y a prescription. Je vous supplie de lui dire que mon triste état m’a mis dans l’impossibilité de lui répondre rien n’est si inutile qu’une lettre de compliments. Je lui souhaite fortune et plaisirs, et surtout qu’elle reste à Paris le plus qu’elle pourra. Quoique je n’aime point Paris, je sens bien qu’on doit l’aimer.
Que mes anges me conservent un peu d’amitié, je serai consolé dans mes neiges et dans mes tribulations ; je leur serai attaché tant que mon cœur battra dans ma très-faible machine.
- ↑ Voyez lettre 8792.
- ↑ C’est le No 8836.
- ↑ Fille de Mlle Lecouvreur.