Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8821

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 357-358).
8821. — À MADAME NECKER.
À Ferney, 23 avril.

La lettre, madame, dont vous m’honorez m’est assurément plus précieuse que tous les sacrements de mon Église catholique, apostolique et romaine. Je ne les ai point reçus cette fois-ci. On s’était trop moqué à Paris de cette petite facétie ; et le petit-fils de mon maçon, devenu mon évêque, ainsi qu’il se prétend le vôtre, avait trop crié contre ma dévotion. Il est vrai que je ne m’en porte guère mieux. Presque tout le monde a été malade dans nos cantons, vers l’entrée du printemps. Je n’avais point du tout mérité ma maladie. Les plaisanteries qui ont couru n’avaient, malheureusement pour moi, aucun fondement ; et je vous assure que je mourais le plus innocemment du monde.

Je m’arrange assez philosophiquement pour ce grand voyage dont tout le monde parle sans connaissance de cause. Comme on n’a point voyagé avant de naître, on ne voyage point quand on n’est plus. La faculté pensante que l’éternel Architecte du monde nous a donnée se perd comme la faculté mangeante, buvante, et digérante. Les marionnettes de la Providence infinie ne sont pas faites pour durer autant qu’elle.

De toutes ces marionnettes, la plus sensible à vos bontés, c’est moi. Je vous regarde comme un des êtres les plus privilégiés que l’ordre éternel et immuable des choses ait fait naître sur ce petit globe. Je suis très-fâché de ramper loin de vous sur un petit coin de terre où vous n’êtes plus ; je ne vois plus personne, je ferme surtout ma porte à tout étranger ; mais je compte que M. Moultou viendra ce soir dans mon ermitage, et que nous nous consolerons l’un l’autre en parlant longtemps de vous.

Je remercie M. Necker de son souvenir avec la plus tendre reconnaissance. Mme Denis me charge de vous dire à quel point elle vous est attachée.

Agréez le sincère respect, la véritable estime, et l’amitié du vieux malade de Ferney.