Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8787

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 325-326).
8787. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 17 mars.

Je ne sais pas, mon cher ange, si je suis encore en vie ; mais si j’existe, c’est bien tristement. J’ai la sottise d’être profondément affligé de l’insolence avec laquelle ce fripon de Valade a fait accroire à monsieur le chancelier et à M. de Sartines qu’il n’avait fait sa détestable édition[1] que sur celle qui lui avait été envoyée de Genève, tandis que ma véritable édition de Genève n’est pas encore tout à fait achevée d’imprimer, à l’heure que je vous écris.

Vous pouviez confondre d’un mot l’imposture de ce misérable, puisque son édition contient des vers que je n’ai point faits, et dont la pièce a été remplie sans m’en donner le moindre avis. Vous savez ce que je vous ai mandé sur ces vers, et vous pouvez juger de la peine extrême que j’en ai ressentie. Il faut peu de chose pour accabler un malade : et souvent qui a résisté à cinquante accès de fièvre consécutifs ne résiste pas à un chagrin.

Pendant ma maladie, il m’est arrivé des revers bien funestes dans ma fortune, et j’ai craint de mourir sans pouvoir remplir mes engagements avec ma famille. La vie et la mort des hommes sont souvent bien malheureuses ; mais l’amitié que vous avez pour moi, depuis plus de soixante ans, rend la fin de ma carrière moins affreuse.

Pardonnez les expressions que la douleur m’arrache ; elles sont bien excusables dans un vieillard octogénaire qui sort de la mort pour se voir enseveli sous quatre pieds de neige, et pour être, comme il est d’usage, abandonné de tout le monde. J’espère que je ne le serai pas par vous, que je ne mourrai pas de chagrin, n’étant pas mort de cinquante accès de fièvre, et que je reprendrai ma gaieté pour les minutes que j’ai à ramper sur ce misérable globule.

  1. Des Lois de Minos.