Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8783

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 322-323).
8783. — À M. LE COMTE DE ROCHEFORT[1].
À Ferney, 3 mars.

Il est bien étrange qu’à mon vingt-huitième accès de fièvre, entre les bras de la mort, je vous envoie deux apologies, l’une sur l’infâme édition de ce malheureux Valade, l’autre sur M. de Morangiés ; ces deux objets vous ont trop intéressé pour que je ne fasse pas un effort sur les douleurs qui m’accablent.

Vous m’écrivez le 23 février : « M. le maréchal de Richelieu assure que les Lois de Minos ont été imprimées sur un exemplaire arrivé de Lausanne, et M. de Sartines proteste avoir vu l’exemplaire et plusieurs autres. »

Je vous dirai d’abord que M. de Sartines me dit tout le contraire, dans sa lettre du 19 février. À l’égard de monsieur le maréchal, j’ignore si ses occupations lui ont permis d’examiner l’affaire mais pour peu qu’il y eût apporté la moindre attention, il eût vu qu’il est impossible que ce Valade ait eu un exemplaire de Lausanne : 1° parce que la pièce n’a jamais encore été imprimée, ni à Lausanne, ni à Genève ; 2° parce que j’ai envoyé à M. de Sartines une attestation en forme du libraire de Lausanne, qui donne un démenti à ce malheureux Valade ; 3° parce que l’édition de Valade n’est conforme qu’à un manuscrit de Lekain donné à Lekain par MM. d’Argental et de Thibouville, manuscrit dans lequel on a inséré plusieurs vers qui ne sont point de moi et que je n’ai jamais vus que dans cette misérable édition. Ces vers étrangers peuvent me faire beaucoup d’honneur ; mais je ne suis point un geai qui se pare des plumes du paon ; 4° si Valade avait reçu un exemplaire de Lausanne ou de Genève, il le montrerait ; mais il n’en a jamais eu d’autres que ceux de son édition détestable. Le fripon alla porter un de ses exemplaires, furtivement imprimés chez lui, à un censeur royal, obtint une permission tacite de s’emparer du bien d’autrui, et dit ensuite que son édition était conforme à cet exemplaire qu’il avait montré : voilà comme il a trompé M. de Sartines et Lekain lui-même ; 5° vous devez plus que personne savoir que l’édition de Valade n’est point conforme à ma pièce, puisque je vous en confiai les premières épreuves que je faisais imprimer à Genève, lorsque vous partîtes de Ferney. Depuis votre départ, je fis changer ces épreuves, et je retravaillai l’ouvrage avec d’autant plus de soin que je comptais le dédier à M. le maréchal de Richelieu. J’avais fait la pièce en huit jours, je mis un mois à la corriger. Elle n’est point encore imprimée ; ainsi il est impossible que ni Valade ni personne au monde ait eu cette édition, qui n’est pas faite.

Étant donc démontré qu’il n’y a jamais eu encore d’édition des Lois de Minos, ni à Lausanne, ni à Genève, il est démontré que Valade a imprimé sur le manuscrit de Lekain, ou sur une copie de ce manuscrit qu’on lui a vendue.

Valade m’a écrit pour me demander pardon ; il m’a mandé qu’il était pauvre et père de famille. Je lui ai fait écrire que je le récompenserais s’il me disait la vérité, il ne me la dira pas. Au reste, je souhaite que mon véritable ouvrage soit digne de M. le maréchal de Richelieu, à qui je le dédie, et du roi de Suède et du roi de Pologne, pour qui je l’ai composé. Si je meurs de ma maladie, je mourrai du moins avec cette consolation.

Quant à M. de Morangiés, l’affaire est plus sérieuse, et vous y êtes intéressé de même. C’est vous qui, par amitié pour M. le marquis de Morangiés, le lieutenant général son père, me pressâtes d’écrire en faveur de son fils. Un avocat nommé Lacroix, auteur d’une feuille périodique intitulée le Spectateur, a fait un libelle infâme contre M. de Morangiés et contre moi[2] ; voici ma réponse. Je l’ai envoyée à monsieur le chancelier, et j’espère qu’on en permettra l’impression dans Paris. Je crois apprendre un peu à M. Lacroix son devoir. Je crois que M. le comte de Morangiés doit paraître très-innocent et très-imprudent à quiconque n’a pas renoncé aux lumières du sens commun, et j’attends respectueusement la décision des juges.

En voilà trop pour un mourant, mais non pour l’intérêt de la vérité, et il n’y en aura jamais assez pour les sentiments avec lesquels je vous suis dévoué.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Voyez la lettre à Delacroix du 22 mars.