Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8762

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 300-302).
8762. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
À Ferney, 8 février.

Je vous ai un peu grondé, mais je ne vous en aime pas moins. Il est vrai que si on avait été tout d’un coup à monsieur le lieutenant de police, le vol aurait été découvert et puni[1]. D’ailleurs je pense encore qu’il vous est fort aisé de savoir à qui vous avez donné la pièce telle qu’elle est imprimée, et en quelles mains elle est restée. C’est un bonheur, après tout, qu’on m’ait mis à portée de désavouer cet ouvrage, et de crier à la falsification. Vous me faisiez beaucoup d’honneur de joindre vos vers aux miens ; mais, en vérité, vous deviez m’en avertir. L’art des vers est plus difficile qu’on ne pense. Je sais bien que le cinquième acte est le plus faible, et, après le quatrième, je ne pouvais pas aller plus loin ; mais du moins il ne faut pas finir, comme je vous l’ai dit, par des compliments qui ne signifient rien.


Après avoir détruit tes funestes erreurs[2].


Vous sentez combien le mot d’erreurs est faible et mal placé quand il s’agit de sacrifices de sang humain, d’une faction barbare, et d’une bataille meurtrière. Ajoutez que l’épithète funeste n’est qu’une épithète, et par conséquent qu’une cheville.


Ta clémence, grand prince, a subjugué nos cœurs.


Ce n’est sûrement pas la clémence qui a gagné Datame. Le roi est venu lui-même le tirer de prison, lui donner des armes, le faire combattre avec lui : ce n’est pas là de la clémence ; c’est tout ce que pourrait dire un courtisan rebelle à qui on aurait pardonné, et le mot de grand prince, suivi de grand homme et de grand roi, est, comme vous le voyez, bien insupportable.


Je ne méritais pas le trône où tu m’appelle.


Il faut une s à appelle, grâce aux lois sévères de notre poésie, qui ne permet plus la plus légère licence en fait de langue. On retranchait quelquefois cette s du temps de Voiture ; mais aujourd’hui c’est un solécisme.


Mais j’adore Astérie, il me rend digne d’elle.


C’est ce qu’on pourrait dire dans des lettres patentes du roi ; mais vous voyez combien il est au-dessous du caractère de Datame de ne se croire digne d’épouser Astérie que parce qu’il obtient une dignité dont il ne faisait nul cas. Ce compliment dément son caractère. Certainement il était bien plus convenable à ce fier sauvage, qui se croit égal aux rois, de dire qu’il pense être digne d’Astérie, parce qu’il l’a toujours aimée ; c’est le sentiment d’une âme hardie et fière le contraire est un compliment très-ordinaire, et par conséquent d’une extrême froideur.

Les quatre derniers vers de Datame sont de la même faiblesse. Il dit, et il retourne en quatre vers sans force, qu’il sera un sujet fidèle.

J’ai vu plusieurs endroits dans la pièce sur lesquels je vous ferais de pareilles remarques. On souffre des vers de liaison dans une tragédie ; mais les gens de goût ne peuvent souffrir des vers lâches, des hémistiches rebattus, des épithètes oiseuses, des lieux communs qui traînent les rues. Vous devez concevoir à quel point je dois être affligé qu’on ait ainsi gâté mon ouvrage, sans daigner m’en dire un mot. Mes plus cruels ennemis ne m’auraient pas rendu un si mauvais service.

Cependant, encore une fois, je vous pardonne, en me flattant que vous réparerez cet affront, qui est très-aisé à pardonner et à réparer.

Une vingtaine de vers ne me feront jamais oublier l’amitié que vous m’avez témoignée : j’oublie même le peu de confiance que vous avez eu en moi dans ce qui m’intéressait personnellement.

Vous m’avez fait accroire que vous vous serviez d’un jeune homme pour faire passer cette pièce sous son nom, et il s’est trouvé que ce jeune homme est un mauvais comédien de la troupe de Paris. Mais, encore une fois, j’oublie tout, parce que je vous aime. Je vous demande seulement en grâce de ne pas permettre qu’on joue cette pièce dans l’état malheureux où elle est.

J’y retravaillais dans le temps où la friponnerie du libraire Valade m’a joué un fort mauvais tour. Réparons tout cela, vous dis-je ; ne traitez plus un vieillard en enfant, et un homme qui a quelque connaissance de son art en imbécile. Au reste, il ne tiendrait qu’à vous et à M. d’Argental de savoir tout le détail de la scélératesse que j’éprouve.

Je suis persuadé que si vous aimez le théâtre, vous m’aimez tous deux aussi, et que vous me conserverez des bontés qui m’ont toujours été chères. V.

  1. Voyez la lettre à d’Argental du 25 février 1774.
  2. Voyez tome VII, page 236.