Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8735

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 276-277).
8735. — À M. D’ALEMBERT.
15 janvier.

Raton convient que Bertrand a raison par sa lettre du 9 de janvier. Bertrand a mis le doigt sur la plaie ; mais il faut qu’il sache qu’on a retranché à Raton deux scènes assez intéressantes[1], auxquelles il a été obligé de substituer des longueurs. On ne fera jamais rien de passable, et le commerce de l’esprit ira toujours en décadence, quand les commis à la phrase retourneront vos poches à la douane des pensées.

C’est dommage, car le sujet était heureux, et il a donné lieu à des notes qui feront dresser les cheveux à la tête des honnêtes gens, à moins qu’ils ne soient chauves. On reconnaissait les bœufs-tigres dans une des scènes supprimées ; c’est une plaisante contradiction d’avoir chassé les bœufs, et de ne vouloir pas qu’on parle de leurs cornes.

M. Belleguier[2] m’a écrit que vous auriez reçu son discours pour les prix de l’université, il y a plus de huit jours, si ses typographes n’avaient pas été fort inquiétés à Montpellier, où sa drôlerie s’imprime. Ce M. Belleguier n’est point plaisant, ou du moins il n’a pas cru que l’on dût plaisanter dans cette affaire. Il est quelquefois un peu ironique ; mais il prouve tout ce qu’il dit par des faits authentiques auxquels il n’y a pas le petit mot à répondre. Je ne crois pas qu’il ait le prix, car ce n’est pas la vérité qui le donne. La pauvre diablesse est toujours au fond de son puits, où elle crie : Croyez cela, et buvez de l’eau.

Oui, vous m’avez dit[3], mon cher et grand philosophe, ce que Luc vous mandait au sujet des révérends pères, et vous m’aviez instruit du bon usage que vous aviez fait de sa lettre ; mais vous ne m’avez point parlé de celle de Catau.

C’est une chose infâme que je n’aie pas lu l’Éloge de Racine[4] : je m’en suis plaint à vous. Cet ouvrage m’était absolument nécessaire ; il est ridicule qu’on ne me l’ait point envoyé. Ce serait une bien bonne affaire si les Crétois[5] pouvaient avoir une espèce de petit succès, malgré la rigueur des temps et la dureté des commis. Je vous réponds que cela ferait du bien à la bonne cause, vu les choses utiles dont cette polissonnerie est accompagnée. Dieu veuille avoir pitié de nos bonnes intentions ! Je me recommande à lui ; je ne cesserai de le servir en esprit et en vérité jusqu’au dernier moment de ma pauvre vie ; mais je me recommande à vous davantage.

Je vous trouve bien hardi de m’écrire par la poste en droiture. Est-ce que vous ne savez pas que toutes les lettres sont ouvertes, et qu’on connaît votre écriture comme votre style ? Que n’envoyez-vous vos lettres à Marin ? il les ferait passer sous un contre-seing que la poste respecte.

Mille compliments à M. de Condorcet et à vos autres amis. Si jamais on me prend pour M. Belleguier[6], il est de nécessité absolue que vous rejetiez bien loin cette horrible méprise, et surtout que vous tâchiez de ne point rire.

Je vous embrasse bien tendrement.

Raton.

  1. Dans les Lois de Minos.
  2. C’est sous ce nom que Voltaire donna un Discours : voyez tome XXIX, page 7.
  3. Lettre 8731.
  4. Par La Harpe ; voyez lettre 8722.
  5. Les Lois de Minos.
  6. Voyez lettre 8725.