Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8727

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 267-269).
8727. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 janvier.

Eh bien avais-je tort de vous appeler mon ange gardien, et de me mettre à l’ombre de vos ailes ? M. de Chauvelin s’en mêle donc aussi ? je lui dois quelques petits remerciements couchés par écrit. Ils partent du fond de mon cœur ; ainsi vous trouverez bon que je les fasse passer par vos mains. La personne[1] qui a répondu mais, sans aigreur, n’est pas sujette à en montrer ; mais cette personne est opiniâtre comme une mule sur certaines petites choses, quoiqu’elle se laisse aller à tout vent sur d’autres, à ce qu’on disait très-mal à propos. Il faut prendre les gens comme ils sont, à ce qu’on dit. Je profiterai de tout cela dans l’occasion, et cette occasion pourrait bien se trouver dans l’île de Candie[2] ; supposé que le voyage fût heureux, et que nous n’essuyassions pas de vents contraires.

Vous savez, mon très-cher ange, qu’il y a dans les plus petites affaires, de même que dans les plus grandes, des anicroches qui dérangent tout. L’aventure des exemplaires d’une pauvre tragédie est de ce nombre. Il faut d’abord vous dire que le jeune homme, auteur d’Astérie, n’ayant nulle expérience du monde, crut, sur la foi de nosseigneurs du tripot, qu’il serait exposé au sifflet immédiatement après le Fontainebleau. Ensuite on lui certifia qu’il serait jugé quinze jours après, sans faute. Le jeune étourdi, comptant sur cette parole, donna son factum à imprimer dans l’imprimerie de l’imprimeur Gabriel Cramer, dont il eut aussi parole que ce factum, accompagné de notes un peu chatouilleuses, ne paraîtrait qu’après la première séance des juges.

Vous saurez maintenant qu’il y a deux Grasset frères : l’un est dans l’imprimerie de l’imprimeur Cramer, l’autre est libraire à Lausanne. Ce Grasset de Lauzanne est, dit-on,


Pipeur, escroc, sycophante, menteur.
Sentant la hart de cent pas à la ronde.

(Marot, Épître au roi, pour avoir esté desrobé, v, 11.)


Il est associé avec le bourgmestre de Lausanne et deux ministres de la parole de Dieu : ce sont eux qui, en dernier lieu, ont fait une édition[3] des ouvrages du jeune homme, édition presque aussi mauvaise que celle de Cramer et de Panckouke ; mais enfin cela fait beaucoup d’honneur à l’auteur. Rien ne répond plus fortement au mais qu’une édition faite par deux prêtres. Or le Grasset de Genève a probablement envoyé à son frère de Lausanne les feuilles du mémoire du jeune avocat, feuilles incomplètes, feuilles auxquelles il manque des cartons absolument nécessaires, feuilles remplies de fautes grossières, selon la coutume de nos Allobroges. Je ne puis être présent partout, je ne puis remédier sur-le-champ à tout ; je passe ma vie dans mon lit ; j’y griffonne ; j’y dirige cent horlogers, dont les têtes sont quelquefois plus mal montées que leurs montres ; j’y donne mes ordres à mes vaches, à mes bœufs, à mes chevaux de toute espèce. Le prince et le marquis sont occupés des tracasseries continuelles de leur vaste république, et pendant ce temps-là on envoie des Minos tronqués à Paris.

Cela peut être, mais il se peut aussi que deux ou trois curieux aient vu un exemplaire de la première épreuve, que j’avais confié à M. le comte de Rochefort, lorsqu’il était à Ferney, au mois de novembre ; il manque même à cet exemplaire la dernière page. Il se peut encore que ce Grasset ait compté contrefaire l’édition cramérienne sitôt qu’elle paraîtrait, et qu’il l’ait mandé au libraire de Paris qui débite son édition lausannoise en trente-six volumes. Je n’ai aucun commerce avec ce malheureux : il est venu quelquefois à Ferney ; je lui ai fait défendre ma porte.

Voilà l’état des choses quant aux typographes ; à l’égard des calomniographes, j’en ris : il y a cinquante ans que j’y suis accoutumé. Mais je remercie bien tendrement mon cher ange de la bonté qu’il a de songer à réprimer ce coquin de Clément. S’il a fait imprimer un libelle, il faut que quelque petit censeur royal, quelque petit fripon de commis à la douane des pensées ait été de concert avec lui. Je tâcherai de découvrir cette manœuvre ; mais, encore une fois, je suis touché jusqu’au fond du cœur des bontés de mon cher ange.

Madame Denis et moi, nous souhaitons le plus heureux 1773 à mes deux anges, et la tranquillité à Parme, avec les pensions.

  1. Ce doit être le chancelier Maupeou.
  2. C’est dans l’île de Crète, aujourd’hui Candie, qu’est la scène des Lois de Minos ou Astérie. Voltaire espérait que le succès de cette tragédie serait un motif pour revenir à Paris.
  3. L’édition des Œuvres de Voltaire dont il est ici question est intitulée Collection complète des Œuvres de M. de Voltaire. Il n’en paraissait alors que trente-six volumes, mais elle en a cinquante-sept ; les derniers sont de 1780.