Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8724

8724. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 3 janvier[1].

Que Thieriot a de l’esprit[2],
Depuis que le trépas en a fait un squelette !
Mais lorsqu’il végétait dans ce monde maudit,
Du Parnasse français composant la gazette,
Il n’eut ni gloire ni crédit.
Maintenant il paraît, par les vers qu’il écrit,
Un philosophe, un sage, autant qu’un grand poëte.
Aux bords de l’Achéron, où son destin le jette,
Il a trouvé tous les talents
Qu’une fatalité bizarre
Lui dénia toujours lorsqu’il en était temps,
Pour les lui prodiguer au fin fond du Ténare.
Enfin les trépassés et tous nos sots vivants
Pourront donc aspirer à briller comme à plaire,
S’ils sont assez adroits, avisés, et prudents
De choisir pour leur secrétaire
Homère, Virgile, ou Voltaire[3].


Solon avait donc raison : on ne peut juger du mérite d’un homme qu’après sa mort. Au lieu de m’envoyer souvent un fatras non lisible d’extraits de mauvais livres, Thieriot aurait dû me régaler de tels vers, devant lesquels les meilleurs qu’il m’arrive de faire baissent le pavillon. Apparemment qu’il méprisait la gloire au point qu’il dédaignait d’en jouir. Cette philosophie ascétique surpasse, je l’avoue, mes forces.

Il est très-vrai qu’en examinant ce que c’est que la gloire, elle se réduit à peu de chose. Être jugé par des ignorants[4] et estimé par des imbéciles, entendre prononcer son nom par une populace qui approuve, rejette, aime, ou hait sans raison, ce n’est pas de quoi s’enorgueillir. Cependant que deviendraient les actions vertueuses et louables, si nous ne chérissions pas la gloire ?


Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée[5].


Ce sont les suffrages de Caton que les honnêtes gens désirent de mériter. Tous ceux qui ont bien mérité de leur patrie ont été encouragés dans leurs travaux par le préjugé de la réputation ; mais il est essentiel, pour le bien de l’humanité, qu’on ait une idée nette et déterminée de ce qui est louable : on peut donner dans des travers étranges en s’y trompant.

Faites du bien aux hommes, et vous en serez béni : voilà la vraie gloire. Sans doute que tout ce qu’on dira de nous après notre mort pourra nous être aussi indifférent que tout ce qui s’est dit à la construction de la tour de Babel ; cela n’empêche pas qu’accoutumés à exister, nous ne soyons sensibles au jugement de la postérité. Les rois doivent l’être plus que les particuliers, puisque c’est le seul tribunal qu’ils aient à redouter.

Pour peu qu’on soit né sensible, on prétend à l’estime de ses compatriotes on veut briller par quelque chose, on ne veut pas être confondu dans la foule qui végète. Cet instinct est une suite des ingrédients dont la nature s’est servie pour nous pétrir ; j’en ai ma part. Cependant je vous assure qu’il ne m’est jamais venu dans l’esprit de me comparer avec mes confrères, ni avec Moustapha, ni avec aucun autre ; ce serait une vanité puérile et bourgeoise : je ne m’embarrasse que de mes affaires. Souvent, pour m’humilier, je me mets en parallèle avec le τό καλόν, avec l’archétype des stoïciens ; et je confesse alors avec Memnon[6] que des êtres fragiles comme nous ne sont pas formés pour atteindre à la perfection.

Si l’on voulait recueillir tous les préjugés qui gouvernent le monde, le catalogue remplirait un gros in-folio. Contentons-nous de combattre ceux qui nuisent à la société, et ne détruisons pas les erreurs utiles autant qu’agréables.

Cependant, quelque goût que je confesse pour la gloire, je ne me flatte pas que les princes aient le plus de part à la réputation ; je crois au contraire que les grands auteurs, qui savent joindre l’utile à l’agréable, instruire en amusant, jouiront d’une gloire plus durable, parce que la vie des bons princes se passant toute en action, la vicissitude et la foule des événements qui suivent effacent les précédents ; au lieu que les grands auteurs sont non-seulement les bienfaiteurs de leurs contemporains, mais de tous les siècles.

Le nom d’Aristote retentit plus dans les écoles que celui d’Alexandre. On lit et relit plus souvent Cicéron que les Commentaires de César. Les bons auteurs du dernier siècle ont rendu le règne de Louis XIV plus fameux que les victoires du conquérant. Les noms de Fra-Paolo, du cardinal Bembo, du Tasse, de l’Arioste, l’emportent sur ceux de Charles-Quint et de Léon X, tout vice-dieu que ce dernier prétendit être. On parle cent fois de Virgile, d’Horace, d’Ovide, pour une fois d’Auguste, et encore est-ce rarement à son honneur. S’agit-il de l’Angleterre, on est bien plus curieux des anecdotes qui regardent les Newton, les Locke, les Shaftesbury, les Milton, les Bolingbroke, que de la cour molle et voluptueuse de Charles II, de la lâche superstition de Jacques II, et de toutes les misérables intrigues qui agitèrent le règne de la reine Anne. De sorte que vous autres précepteurs du genre humain, si vous aspirez à la gloire, votre attente est remplie, au lieu que souvent nos espérances sont trompées, parce que nous ne travaillons que pour nos contemporains ; et vous pour tous les siècles.

On ne vit plus avec nous quand un peu de terre a couvert nos cendres ; et l’on converse avec tous les beaux esprits de l’antiquité, qui nous parlent par leurs livres.

Nonobstant tout ce que je viens de vous exposer, je n’en travaillerai pas moins pour la gloire, dussé-je crever à la peine, parce qu’on est incorrigible à soixante-un ans, et parce qu’il est prouvé que celui qui ne désire pas l’estime de ses contemporains en est indigne. Voilà l’aveu sincère de ce que je suis, et de ce que la nature a voulu que je fusse.

Si le patriarche de Ferney, qui pense comme moi, juge mon cas un péché mortel, je lui demande l’absolution. J’attendrai humblement sa sentence ; et si même il me condamne, je ne l’en aimerai pas moins.

Puisse-t-il vivre la millième partie de ce que durera sa réputation ! il passera l’âge des patriarches. C’est ce que lui souhaite le philosophe de Sans-Souci. Vale.

Fédéric.

Je fais copier mes lettres, parce que ma main commence à devenir tremblante, et qu’en écrivant d’un très-petit caractère cela pourrait fatiguer vos yeux.

  1. Le 26 janvier 1773 (Œuvres posthumes). Le 3 janvier Frédéric était à Berlin : le 26, il était à Potsdam.
  2. La lettre 8714 contient des vers que Voltaire met dans la bouche de Thieriot.
  3. « Virgile, Orphée, ou mieux Voltaire », variante donnée par Preuss, tome XIII, page 94.
  4. « Par des ingrats. » (Édit. de Berlin.)
  5. Traduction du vers 128 du chant Ier de la Pharsale de Lucain.
  6. Voyez tome XXI. page 99.