Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8713

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 250-252).
8713. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, le 21 décembre.

Quoi ! toujours la cruelle envie
Poursuit ma réputation !
On dit qu’une nymphe jolie,
Dans ma dernière maladie,
M’a donné l’extrême-onction,
Et que j’emporte en l’autre vie
Ce peu de consolation.
Voyez l’horrible calomnie !
Seigneur, il n’appartient qu’à vous,
À votre jeunesse immortelle,
De faire encor de si beaux coups,
Et d’être entre les deux genoux
D’une coquine fraîche et belle.
Je sens que je suis au tombeau :
Cet état me fait de la peine ;
Mais il ne faut pas qu’un roseau
Vive aussi longtemps que le chêne.

Mon héros exige que je lui conte le fait[1], parce qu’il veut être instruit de ce que ses sujets jeunes et vieux font dans son empire. Je lui dirai donc, comme devant Dieu, que, Mme Denis faisant les honneurs d’un grand dîner, je mangeais dans ma chambre un plat de légumes, ainsi que vous en usâtes quand vous honorâtes mon taudis de votre présence. Une belle demoiselle de la compagnie, plus grande que Mme Ménage[2] de deux doigts, plus jeune, plus étoffée, plus rebondie, vint me consoler. Les Genevois sont malins, et les calvinistes sont bien aises de jeter le chat aux jambes des papistes ; mais le fait est que cette auguste demoiselle me faisait trembler de tous mes membres, et que si je m’évanouis, c’était de crainte ou de respect.

Je vous jure que j’aurais plutôt fait la scène de Sylla, de Pompée, ou de César, dont vous me parlez, que je n’aurais fait un couplet avec cette belle personne. Depuis que j’ai des lettres de capucin, je mets toutes les impostures aux pieds de mon crucifix, et je ne dis à personne : Ouvrez le loquet.

Au reste, je présume toujours que les princesses de la Comédie sont partout sous vos lois, ainsi que dans leurs lits, et que vous êtes toujours le maître des autres à table, au lit et à la guerre, comme je crois que vous l’êtes aussi au spectacle. J’ai rapetassé la Sophonisbe ; j’aurai l’honneur de vous en envoyer deux exemplaires, l’un pour vous, l’autre pour la Comédie. Je ne suis pas bien sûr que vos ports soient francs de Lyon à Paris ; je sais seulement qu’ils sont exorbitants. Je vous demande vos ordres pour savoir si je dois faire partir ce paquet sous votre nom ou sous celui de M. le duc d’Aiguillon. Je suis bien sensible à toutes les peines que mon héros daigne prendre d’écarter les sifflets préparés pour les Lois de Minos.

À l’égard de Sylla, cette entreprise était aisée pour le R. P. de La Rue ; elle est fort difficile pour moi. Je vous avoue que je baisse beaucoup, quoi qu’en disent mes panégyristes, et ceux de la belle demoiselle qu’on suppose avoir eu tant de bontés pour moi.

Il me semble que le goût de ma chère nation est un peu changé ; et, si vous me permettez de vous le dire, je crois qu’elle n’est pas plus digne d’entendre Sylla, Pompée et César, que je ne suis digne de les faire parler. Cependant, s’il me venait quelque idée heureuse, je l’emploierais bien vite pour vous faire ma cour ; mais les idées viennent comme elles veulent. Ma plus chère idée serait de ne pas mourir sans avoir la consolation de vous revoir encore. Je ne suis le maître ni de chasser cette idée ni de l’exécuter. Je suis bien sûr seulement que ma destinée est de vous être attaché jusqu’à la mort avec le plus tendre respect.

Le Vieux Malade de Ferney, à qui l’on fait trop d’honneur.

  1. On lit dans la Correspondance de Grimm (janvier 1773) :

    « Il a couru d’étranges bruits sur la conduite du seigneur patriarche pendant le mois dernier. On assurait qu’il avait eu plusieurs faiblesses à la suite des efforts qu’il avait faits pour faire sa cour à une jolie demoiselle de Genève qui venait le voir travailler dans son cabinet, et que Mme Denis avait jugé nécessaire de rompre ces tête-à-tête après le troisième évanouissement survenu au seigneur patriarche. Voilà un bruit qui s’est généralement accrédité dans Paris, et voilà comme la calomnie poursuit toujours de sa dent venimeuse le génie et la beauté. Le fait est que le patriarche a eu quelques faiblesses dans le courant de décembre ; que la nouvelle Mme de Florian, Genevoise, a une parente, Mlle de Saussure, qui venait de temps en temps à Ferney. Cette Mlle de Saussure passe pour une petite personne fort éveillée ; elle amusait quelquefois M. de Voltaire dans son cabinet ; mais quelle apparence qu’elle ait voulu attenter à la chasteté d’un Joseph de quatre-vingts ans ? Cependant Mme Denis, qui n’aime pas la nouvelle Mme de Florian, a voulu rendre sa petite parente responsable des faiblesses survenues au seigneur patriarche ; il n’en a pas fallu davantage pour bâtir un conte dans lequel on faisait le patriarche s’émanciper d’une étrange manière avec une Messaline de Genève de dix-huit ans. M. le maréchal de Richelieu a voulu tenir la vérité des faits du prétendu coupable lui-même, en l’assurant que le roi voulait qu’il se ménageât davantage. Vous allez lire l’apologie de l’accusé faite par lui-même. »

    Suit la lettre ci-dessus.

  2. Richelieu avait été surpris par Voltaire aux pieds de cette jeune dame.