Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8709

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 246-248).
8709. — À M. SAURIN.
À Ferney, 14 décembre.

Votre femme doit voir en vous
Le modèle des bons époux,
Le modèle des bons poëtes :
Si les enfants que vous lui faites
De vos écrits ont la beauté,
Nul homme en sa postérité
Ne fut plus heureux que vous l’êtes.


Je prends la liberté d’abord d’embrasser madame votre femme, pour qui vous avez fait cette jolie épître qui est à la tête de cette jolie Anglomanie[1] : et puis je vous dirai que cette pièce est écrite d’un bout à l’autre comme il faut écrire, ce qui est très-rare ; qu’elle est étincelante de traits d’esprit que tant de gens cherchent, et qui sont chez vous si naturels.

Ensuite je vous dirai que dès que l’hiver est venu, les neiges me tuent, et qu’il faut alors que je reste au coin de mon feu, sans quoi je viendrais causer au coin du vôtre. Je suis toujours prêt l’été à faire un voyage à Paris, malgré l’abbé Mably et Fréron. Mais depuis l’impertinence que j’ai eue de faire de grands établissements dans un malheureux village au bout de la France, et de me ruiner à former une colonie d’artistes qui font entrer de l’argent dans le royaume, sans que le ministère m’en ait la moindre obligation, la nécessité où je me suis mis de veiller continuellement sur ma colonie ne me permet pas de m’absenter l’été plus que l’hiver. J’ajoute à ces raisons que j’ai bientôt quatre-vingts ans, que je suis très-malade, et qu’il ne faut pas, à cet âge, risquer d’aller faire une scène à Paris, et d’y mourir ridiculement ; car je ne voudrais mourir ni comme Maupertuis ni comme Boindin.


Inter utrumque tene, medio tutissimus ibis[2].


J’ai toujours sur le cœur la belle tracasserie[3] que m’a faite ce M. Le Roy sur le livre De l’Esprit. Vous savez que j’aimais l’auteur ; vous savez que je fus le seul qui osai m’élever contre ses juges, et les traiter d’injustes et d’extravagants, comme ils le méritaient assurément. Mais vous savez aussi que je n’approuvai point cet ouvrage, que Duclos lui avait fait faire ; et que, lorsque vous me demandâtes ce que j’en pensais, je ne vous répondis rien.

Il y a des traits ingénieux dans ce livre ; il y a des choses lumineuses, et souvent de l’imagination dans l’expression ; mais j’ai été révolté de ce qu’il dit sur l’amitié. J’ai été indigné de voir Marcel[4] cité dans un livre sur l’Entendement humain, et d’y lire que la Lecouvreur et Ninon ont eu autant d’esprit qu’Aristote et Solon[5]. Le système que tous les hommes sont nés avec les mêmes talents est d’un ridicule extrême. Je n’ai pu souffrir un chapitre intitulé De la Probité par rapport à l’Univers[6]. J’ai vu avec chagrin une infinité de citations puériles ou fausses, et presque partout une affectation qui m’a prodigieusement déplu. Mais je ne considérai alors que ce qu’il y avait de bon dans son livre, et l’infâme persécution qu’on lui faisait. Je pris son parti hautement[7] ; et quand il a fallu depuis analyser son livre, je l’ai critiqué très-doucement[8].

Vous avez l’esprit trop juste et trop éclairé pour ne pas sentir que j’ai raison. S’il se pouvait, contre toute apparence, que j’eusse le bonheur de vous voir encore, nous parlerions de tout cela en philosophes, en aimant passionnément la mémoire de l’homme aimable dont nous voyons, vous et moi, les petites erreurs.

Adieu, mon cher philosophe, mais philosophe avec de l’esprit et du génie, philosophe avec de la sensibilité. Je vous aime véritablement pour le peu de temps que j’ai encore à ramper dans un coin de ce globule.

  1. La comédie de Saurin, jouée le 23 novembre 1772, et imprimée sous le titre de l’Anglomanie, avait été jouée en novembre 1765, et imprimée sous le titre de l’Orpheline léguée.
  2. Ovide, dans ses Métamorphoses, livre III, vers 137 et 140, a dit :
    Medio tutissimus ibis…
    Intor utrumque tene.
  3. Voyez tome XXVIII, page 489.
  4. Marcel, maître à danser, est cité par Helvétius dans le chapitre 1er du discours II de son livre De l’Esprit.
  5. De l’Esprit, discours II, chapitre 1er.
  6. De l’Esprit, discours II, chapitre xxv.
  7. Voyez tome XIX, page 375, et la Correspondance, année 1759.
  8. Voyez tome XX, page 321.