Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8682

8682. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Ferney, 18 novembre.

Sire, vous convenez que la belle Italie
Dans l’Europe autrefois rappela le génie ;
Le Français eut un temps de gloire et de splendeur ;
Le FrançEt l’Anglais, profond raisonneur,
Le FrançÀ creusé la philosophie.
Le FVous accordez à votre Germanie,
Dans une sombre étude, une heureuse lenteur ;
Le FrançMais à son esprit inventeur
Vous devez deux présents qui vous ont fait honneur :
Le FrançLes canons et l’imprimerie.
Le FrançAvouez que par ces deux arts,
Sur les bords du Permesse et dans les champs de Mars,
Le FrançVotre gloire fut bien servie.

J’ajouterai que c’est à Thorn que Copernic trouva le vrai système du monde, que l’astronome Hévélius était de Dantzick, et que par conséquent Thorn et Dantzick doivent vous appartenir. Votre Majesté aura la générosité de nous envoyer du blé par la Vistule quand, à force d’écrire sur l’économie, nous n’aurons au lieu de pain que des opéras-comiques, ce qui nous est arrivé ces dernières années.

C’est parce que les Turcs ont de très-bons blés et point de beaux-arts que je voulais vous voir partager la Turquie avec vos deux associés[1]. Cela ne serait peut-être pas si difficile, et il serait assez beau de terminer là votre brillante carrière : car, tout Suisse que je suis, je ne désire pas que vous preniez la France.

On prétend que c’est vous, sire, qui avez imaginé le partage de la Pologne ; et je le crois, parce qu’il y a là du génie, et que le traité s’est fait à Potsdam.

Toute l’Europe prétend que le grand Grégoire[2] est mal avec mon impératrice. Je souhaite que ce ne soit qu’un jeu. Je n’aime point les ruptures ; mais enfin, puisque je finis mes jours loin de Berlin, où je voulais mourir, je crois qu’on peut se séparer de l’objet d’une grande passion.

Ce que Votre Majesté daigne me dire à la fin de sa lettre[3] m’a fait presque verser des larmes. Je suis tel que j’étais, quand vous permettiez que je passasse à souper des heures délicieuses à écouter le modèle des héros et de la bonne compagnie. Je meurs dans les regrets ; consolez par vos bontés un cœur qui vous entend de loin, et qui assurément vous est fidèle.

Le vieux Malade.

  1. Les cours d’Autriche et de Russie.
  2. Le comte Orlof ; voyez la lettre 8702.
  3. No 8667.