Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8570

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 121-122).
8570. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 4 juillet.

Mon héros, je reçois de votre grâce une lettre qui m’enchante. Elle me fait voir qu’au bout de cinquante ans vous avez daigné enfin me prendre sérieusement. Je vois que notre doyen, quand il veut s’en donner la peine, est le véritable protecteur des lettres ; mais ce que vous avez la bonté de me dire sur la perte que vous avez faite a pénétré mon cœur. J’avais déjà pris la liberté de vous ouvrir le mien. Je sentais combien vous deviez être affligé, et à quel point il est difficile de réparer de tels malheurs. Je vous plaignais en vous voyant rester presque seul de tout ce qui a contribué aux agréments de votre charmante jeunesse. Tout est passé, et on passe enfin soi-même pour aller trouver le néant, ou quelque chose qui n’a nul rapport avec nous, et qui est par conséquent le néant pour nous.

Je souhaite passionnément que les affaires et les plaisirs vous distraient longtemps.

La bonté avec laquelle vous vous êtes occupé de la Crète[1] a été pour vous un moment de diversion. Vos réflexions sont très-justes ; et quoique cet ouvrage ait beaucoup plus de rapport à la Pologne qu’à la France, cependant il est très-aisé d’y trouver des allusions à nos anciens parlements et à nos affaires présentes. Il ne faut pas laisser le moindre prétexte à ces allégories désagréables, et c’est à quoi j’ai travaillé, à la réception de la belle lettre dont vous m’avez honoré. Il y a même beaucoup encore à faire dans le dialogue et dans la versification, pour que la pièce soit digne d’être protégée par monseigneur le maréchal de Richelieu.

Notre doyen sait de quelle difficulté il est d’écrire à la fois raisonnablement et avec chaleur, de ne pas dire un mot inutile, de mêler l’harmonie à la force, d’être aussi exact en vers qu’on le serait dans la prose la plus châtiée. On peut remplir ces devoirs dans cinq ou six vers ; mais il n’a été donné qu’à Jean Racine d’en faire des centaines de suite qui approchent de la perfection ; tout le reste est plein de boue, et les fautes fourmillent au milieu des beautés.

Il ne faut pourtant pas se décourager. Il faut qu’à mon âge je tâche de faire voir qu’il y a encore des ressources, et que ceux qui sont nés lorsque Racine et Boileau vivaient encore, lorsque Louis XIV tenait encore sa brillante cour, lorsque madame la dauphine de Bourgogne commençait à donner les plus grandes espérances, lorsque la France donnait le ton à toutes les nations d’Europe, conservent encore quelques étincelles de ce feu qui nous animait.

Je vous demande en grâce de ne pas laisser sortir de vos mains ma pauvre Crète, jusqu’à ce que j’aie épuisé tout mon savoir-faire.

Pour vous parler des prisonniers français[2] qui se sont beaucoup plus signalés que les Crétois, je vous dirai que je me flatte toujours qu’ils seront reçus magnifiquement à Pétersbourg, qu’on y étalera toute la pompe de la puissance, tout l’éclat de la victoire, et toute la galanterie d’une femme de beaucoup d’esprit. On ne peut mieux réparer la petite fredaine dont vous parlez, et vous m’avouerez que cette fredaine a produit les plus grandes choses. Si vous étiez encore au mois d’auguste dans votre royaume, je vous supplierais de vous y faire donner les Crétois bien corrigés. Le vieux malade aura l’honneur de vous en dire davantage une autre fois ; il est à vos pieds avec le plus tendre respect.

  1. C’est en Crète qu’est la scène des Lois de Minos.
  2. Faits en Pologne.